Introduction1
L’Europe du xviiie siècle voit le triomphe de la modernisation et le début de la société de consommation. La vie culturelle se concentre de plus en plus dans les grandes métropoles ; les rapports sociaux changent. L’industrialisation transforme les modes du travail, la production et la distribution de marchandises dont la mode vestimentaire fait partie intégrale. Cette dernière peut être considérée comme déterminante dans la constitution de la bourgeoisie en tant que couche sociale à la conquête du pouvoir culturel et financier. La bourgeoisie est partagée entre le désir paradoxal de s’établir indépendamment de l’aristocratie, d’un côté, et le désir d’adopter les modes de vie, les goûts, etc., de celle-ci, de l’autre côté. Il en résulte un mélange de modes de vie d’inspiration plutôt aristocratique avec un ethos nouveau concernant les idées relatives aux sexes, à la famille, et finalement à la vie privée qui commence à être la marque de distinction de la bourgeoisie2.
La mode – bien que méprisée par la plupart des philosophes – est au cœur de ce processus sans qu’elle soit discutée sérieusement. Il en est surtout fait mention dans les attaques populaires traditionnelles contre la vanité déplacée des (petits) bourgeois, ou dans des textes littéraires. Signe immédiat de la distinction des couches sociales, le paraître joue un rôle essentiel dans les sociétés prémodernes en Europe dont les hiérarchies sont considérées comme le résultat de la volonté divine. Le déploiement de la splendeur – avec les dépenses ostentatoires et somptueuses – fait partie intégrale de l’existence aristocratique, comme l’a montré Norbert Elias : un duc qui ne se présente pas visiblement comme tel perd sa crédibilité sociale3. Cela induit, a contrario, que les couches sociales inférieures doivent se comporter, se vêtir, et vivre d’une manière visiblement différente, plus modeste. Les lois somptuaires du Moyen Âge jusqu’au xviiie siècle précisaient minutieusement à qui, quels matériaux, quelles couleurs, etc. étaient réservés – mais la transgression de ces règles faisait toujours partie du jeu (et pouvait être pénalisée)4.
On pourrait dire que la mode au xviiie siècle est un champ social dans lequel est négociée la constitution d’une bourgeoisie désormais dominante en matière culturelle et financière. J’emploie là un terme clé de Stephen Greenblatt, fondateur du « New Historicism », « negotiation » – dans le sens (au moins double) de « échanger des arguments pour se mettre d’accord, donc discuter ou débattre », « échanger des marchandises, donc un processus économique ou commercial ». Greenblatt a introduit le terme pour décrire la fonction du théâtre de Shakespeare, mettant en relief le fait que l’art n’est jamais la création solitaire d’un individu mais qu’il fait partie d’un processus réciproque (une négociation) entre la société et l’artiste (et son œuvre)5. On peut combiner cette approche avec celle, méthodiquement plus exacte, de la sociopoétique. Partant du concept sociologique précis du champ social (Bourdieu) définissant la représentation comme « ce par quoi un objet est présent à l’esprit6 », Alain Montandon caractérise les représentations sociales comme « des éléments dynamiques de la création littéraire », et c’est « à partir des représentations que l’on peut suivre les procédés poétiques qui en sont issus et voir comment les représentations organisent, structurent et dynamisent le champ de la création littéraire7. »
Dans cet article je présente différents discours sur la mode de la deuxième partie du xviiie siècle – discours philosophique (Garve), pédagogique (Rousseau), littéraire (surtout Goethe, brièvement Rousseau) et journalistique (Cabinet des modes). Pour analyser la fonction sociale et individuelle de la mode dans un moment donné de l’histoire, il faut considérer aussi bien la transformation en textes d’objets matériels (vêtements, accessoires) que la transformation en textes de convictions contemporaines concernant la mode (des arguments politiques, philosophiques et commerciaux, des convictions, des jugements, etc.) ou encore la transformation en textes d’actions de personnes vivantes. Les trois paramètres vont ensemble, car des vêtements seuls ne font pas « la mode » – ils doivent être acceptés, portés, discutés, considérés comme « mode » pour devenir mode. Je dirais donc que la mode est née du port des objets vestimentaires offerts par le système de la mode8 combinée avec la pratique des discours aussi bien qu’avec les pratiques quotidiennes des personnes relatives aux vêtements9.
Le paraître10 fait partie intégrale de l’ordre social dont il est considéré comme l’expression ou le signe lisible. D’un autre point de vue théorique – celui de la performativité – le paraître n’est pas simplement le signe extérieur d’une essence supposée intérieure (ou de faits indiscutables), mais il fait partie active de la production même de l’ordre social. Dans le contexte de la théorie de la performativité11, en particulier avec les Gender Studies où il s’agissait d’un concept clé pendant les années 1990, « doing gender » est devenu une expression courante dont l’idée générale peut très bien être appliquée à la mode qui, de ce point de vue, ne peut plus être considérée simplement comme un ensemble de vêtements et accessoires, mais comme une pratique culturelle – pratique d’un nombre énorme d’acteurs divers : on parlera de « doing fashion », terme qui désigne à la fois la pratique des personnes agissant avec des objets vestimentaires et l’action des vêtements sur les personnes12. Celles-ci sont ainsi influencées dans leur comportement, leur conscience du corps13, en somme leur « habitus14 ». Sans doute, les vêtements peuvent servir des mascarades sociales s’il en est besoin dans certaines situations – mais ils peuvent aussi bien faire partie du personnage, et même créer le personnage tel qu’il voudrait être. Dans le meilleur des cas, vêtements et personnes forment une unité que j’appelle « Modekörper15 », « corps de mode » – unité individuelle et aussi spatiale qui est plus que la somme de leurs éléments constitutifs, quand bien même cet assemblage serait éphémère. L’ensemble du corps et des vêtements ne peut être divisé simplement en éléments séparés. Il est donc trop simple de dire que les vêtements expriment le personnage – je dirai plutôt que, au contraire, les vêtements font les personnes – telles qu’elles sont (ou croient être ou voudraient bien être). Si cela est vrai pour la vie, cela l’est d’autant plus pour la création littéraire : elle crée ses personnages en les vêtissant, ce qui nous permet de les comprendre et – en ce cas – de les « lire » comme individus et comme faisant partie d’un ordre social.
Elena Esposito16 situe les débuts du bouleversement de l’ordre prémoderne au xviie siècle. L’ordre stable où chaque individu avait sa place prédéterminée aurait été remplacé par une combinaison de règles et de contingences. La recherche d’autres manières de régler la vie aurait conduit à la mode : « reine de la vie sociale », « déesse de l’apparence ». L’idée du « nouveau » remplaçait la foi en un ordre donné et la mode, désormais, devenait paradoxale et déraisonnable : « the rationality of fashion is basically the rationality of the irrational17. »
Je voudrais pourtant constater que, même si la mode ne suit jamais les lois logiques et peut être considérée comme imprévisible, on s’est efforcé de la déchiffrer, bien que cela parût de plus en plus complexe. Si elle avait été indéchiffrable, il n’y aurait pas eu de textes littéraires utilisant le paraître des protagonistes comme signe lisible de leur existence sociale et même de leur vie intérieure.
Polémiques, éloges et théorie de la mode au xviiie siècle : pédagogie (Rousseau), journalisme (Cabinet des modes), philosophie (Garve)
Émile ou de l’éducation
En 1782 Jean-Jacques Rousseau écrivait sa diatribe contre la mode, qui pour lui est sans aucun doute une affaire de femmes. Dans le cinquième chapitre de l’Émile, il décrit, prenant l’exemple de Sophie (la compagne parfaite d’Émile), la vanité des femmes en général, leur superficialité et leur amour pour la parure. Contrairement aux philosophes cités, Rousseau n’analyse pas la dynamique sociale de la mode, mais il décrit, explique, juge, condamne certaines modes de son temps tout en proposant des améliorations. Pour lui, il est clair que ce ne sont que les filles qui aiment la parure car, contrairement aux garçons, elles seraient nées vaniteuses :
non contentes d’être jolies, elles veulent qu’on les trouve telles : on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà ; & à peine sont-elles en état d’entendre ce qu’on leur dit, qu’on les gouverne en leur parlant de ce qu’on pensera d’elles18.
Rousseau utilise la mode pour confirmer sa théorie de la différence des deux sexes – théorie qui d’ailleurs se répandit vite parmi la bourgeoisie naissante tandis que l’aristocratie mit plus de temps à s’y adapter19 :
Dès qu’une fois il est démontré que l’homme & la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de caractère et de tempérament, il s’ensuit qu’ils ne doivent pas avoir la même éducation. En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses ; la fin des travaux est commune, mais les travaux sont différents, & par conséquent les goûts qui les dirigent20.
De cette théorie complémentaire, il s’ensuit vite que les femmes sont, d’après Rousseau, faites pour plaire aux hommes. De là l’ambivalence de son jugement concernant la mode. Bien que détestant les modes actuelles (répandues parmi toutes les couches sociales fortunées), il veut bien que les femmes se parent pour plaire aux hommes, pourvu qu’elles le fassent d’une manière qu’il juge‚ « impartiale » en matière esthétique, et qu’il considère plus belle, c’est-à-dire plus harmonieuse et « naturelle ».
Il n’est point agréable de voir une femme coupée en deux comme une guêpe ; cela choque la vue & fait souffrir l’imagination. La finesse de la taille a, comme tout le reste, ses proportions, sa mesure, passé laquelle elle est certainement un défaut : ce défaut seroit même frappant à l’œil sur le nu : pourquoi serait-il une beauté sous le vêtement21 !
Rousseau est convaincu que la beauté est une valeur absolue que seuls les spécialistes savent bien reconnaître. Pour en convaincre ses lecteurs, il esquisse les modes vestimentaires (c’est-à-dire les femmes vêtues) comme des caricatures au lieu de les décrire. Il offre des lignes simples et réduites et exagère certains traits visuels lesquels, par cette méthode, deviennent l’essentiel. Il présente les femmes (leurs caractères, leurs désirs) et leur parure comme unité. Ce faisant, il identifie le désir des femmes comme narcissisme et c’est juste cela qui séduit les hommes. Ainsi ce texte trace-t-il un champ littéraire où la mode n’intéresse point comme culture matérielle, mais devient le symbole non seulement des faiblesses féminines en général mais aussi du narcissisme féminin qui semble être le cœur de la (hétéro) sexualité dont, plus ou moins secrètement, le texte parle sans cesse. La mode n’est qu’un véhicule pour parler du désir des hommes.
Le Cabinet des modes
La manière de parler de mode dans les journaux est, naturellement, tout à fait différente de celle du philosophe. Ainsi, le « Cabinet des modes » (le premier vrai journal de mode, depuis novembre 1785) présente un ton de conversation léger et spirituel. Les articles commencent in medias res, disant par exemple que l’on ne sait pas qui aurait vu telle ou telle dame dans une toilette avec un petit extra qui certainement deviendra mode. On parle de connaisseur à connaisseur, on suppose (ou paraît supposer) que les lectrices/lecteurs connaissent le vocabulaire (une robe à la turque, un négligé du sérail, un caraco à l’Innocence reconnue) et savent juger des détails, comme dans une présentation de nouveaux modèles de chapeaux : « On n’y appercevra pas une différence bien marquée ; mais les appréciateurs des Modes savent que le moindre détail suffit pour les varier » (1er mai 1786). La différence résiderait dans des détails, dans la couleur de la gaze à choisir, dans une petite aigrette ou un ruban – il n’y a pas d’autre spécification. Quant aux hommes, c’est la même chose : pour faire la différence entre mode et non-mode il importe, par exemple, de savoir quels boutons on ouvre et ferme (ibid.).
Ce que l’on remarque ici, ce n’est pas uniquement la vitesse avec laquelle les modes changent. On devient surtout témoin de la naissance même de modes qui, à l’époque, n’étaient pas encore « dictées » par des couturiers et, surtout, n’étaient pas offertes par une industrie entière fabriquant des vêtements confectionnés et remplissant les magasins. Les modes furent alors créées par les clientes en collaboration avec leurs tailleurs et leurs modistes, suivant – certes – ce que des journaux et autres moyens de communication offraient, mais toujours avec une certaine marge de réalisation et de détails. On observe dans le « Cabinet des modes » que ce qui pouvait être déclaré « nouvelle mode », dépendait de certains individus qui interprétaient les vêtements et les accessoires et surtout de la manière de les porter, voire de l’origine de tel ou tel détail.
Même s’il ne s’agit pas d’un texte littéraire au sens strict, on peut conclure que le Cabinet des modes se sert d’un mélange caractéristique de descriptions, prescriptions, allusions et promesses, pour enseigner, mais aussi pour éveiller des désirs pour des objets à la mode, pour suggérer un sentiment de connaissance, d’appartenance à une élite de gens à la mode, et en plus de distinction sociale. Il répondait donc aux besoins d’une couche sociale en train de trouver des particularités servant de moyen de communication entre ses membres. Le rôle du Cabinet des modes est clair : c’est celui des représentations sociales qui « forgent les évidences de notre réalité consensuelle. Elles sont à la fois produit et processus d’une élaboration psychologique et sociale du réel22. »
Il y a encore un autre discours : Le Cabinet des modes combine le plaisir général de la mode avec l’éloge des Françaises ou plutôt des Parisiennes. Leur suprématie par comparaison à toutes les femmes du reste du monde est accentuée et semble enracinée dans leur élégance. Le reste de l’Europe acceptait sans contradiction que la France soit la patrie de la mode et Paris sa capitale (sauf peut-être l’Angleterre qui commençait à former son propre style en devenant une concurrence pour la France)23.
Le rôle éminent que joue Paris pour la mode du monde entier est combiné avec une théorie implicite de la différence des deux sexes donnant la suprématie aux femmes en ce qui concerne l’élégance. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une égalité des droits politiques ou économiques. Mais comme l’élégance et la mode jouent un rôle important pour l’image de la France en Europe, elles peuvent servir de symbole d’une suprématie culturelle, diplomatique, commerciale, politique : bref, absolue, comme le montre l’exemple suivant :
Les femmes sont au-dessus des inconvéniens du climat & de l’intempérie des saisons. Les Françoises, principalement dans la Capitale, qui est le centre du goût, savent imiter & s’approprier même les Costumes de toutes les Nations. Aux robbes Françoises elles ont fait succéder les Polonoises, aux Polonoises les Lévites, aux Lévites les robbes à l’Angloise & à la Turque. Dans cette dernière, une jolie femme, soit au Spectacle, ou dans un Cercle, remporte des triomphes plus sûrs & plus agréables que ceux d’une Géorgienne ou Circassienne dans les Harems de Constantinople. Il n’est pas même de Sultane qui ne fût jalouse de son élégance, de sa grace, & des hommages qu’on lui rend. (Cabinet, 15 janvier 1786, p. 34)
Il est évident que par « mode », le Cabinet des modes n’entendait pas uniquement des vêtements et des accessoires, mais une dynamique qui se matérialise en des objets de toutes sortes (meubles, carrosses, joaillerie…) et qui se réalise dans le goût des gens, donc dans des activités humaines. C’est plus ou moins ce que déclare le philosophe Christian Garve en différenciant les actions et les choses dans son livre sur les modes (voire le prochain paragraphe). De plus, le Cabinet des modes accentue le rôle des arts comme cadre général de toute vie et les relie au commerce et au luxe qui, selon l’opinion du xviiie siècle, sont considérés nécessaires pour le bien de tous24.
Über die Moden
En 1792, le philosophe allemand Christian Garve publia le premier livre dédié à la mode : « Über die Moden » (1792)25. Plutôt anthropologie que philosophie au sens strict, l’étude ne s’intéresse point aux détails des modes vestimentaires mais aux processus sociaux de la naissance et du changement des modes, donc aux lois plus générales.
Pour Garve, le terme « la mode » inclut des modes de vie et des activités des hommes d’une part, et d’autre part des « choses », des artefacts, à savoir les vêtements et les accessoires – différence que personne d’autre ne fait aussi clairement à l’époque. Comme tous les théoriciens après lui, il constate que la mode sert à la distinction sociale et qu’elle se constitue en des actes d’imitation et de variation. À son avis, les hommes en général aiment non seulement les nouveautés mais encore la beauté. Comme les autres philosophes de son temps, Garve est convaincu que « la beauté » a une valeur absolue. Et pourtant il fait une distinction entre la beauté de la mode et celle des arts : contrairement à la beauté absolue et objective des arts (ou de la nature), la beauté de la mode se réaliserait en des petites choses et ne pourrait être réglée complètement par les lois du goût ou de l’utilité. Néanmoins, Garve constate que, très rarement, l’art et la mode peuvent se confondre.
Six ans plus tard Immanuel Kant, dans son « Anthropologie » (1798), déclare l’infériorité de la mode comparée à l’art parce que ce dernier s’adresse à l’esprit, demandant une réaction intellectuelle et une distance envers l’objet : il serait donc supérieur à la mode qui, elle, s’adresserait uniquement aux sens et donc ne pourrait jamais être prise au sérieux.
L’éventail des positions envers la mode dans les trois textes cités en exemple va donc de la critique des excès de la mode (Rousseau) à travers une analyse plus ou moins objective de son rôle social et culturel (Garve) jusqu’à l’approbation sans réserve (Cabinet des modes). Autrement dit, tandis que Rousseau s’intéresse à une anthropologie des sexes et les traduit en termes de mode, le Cabinet se présente comme le porte-parole d’un intérêt croissant de la bourgeoisie pour l’ascension sociale qui se fait non seulement visible, mais se réalise de plus en plus dans l’usage de biens de consommation. Le Cabinet marque les débuts d’une démocratisation de la mode et il peut aussi être considéré comme un des premiers signes des débuts, encore faibles, de la société moderne de consommation. En plus, le Cabinet n’exprime pas simplement ce qu’il observe, mais il renforce et même contribue à créer le désir qu’il prétend documenter. Il esquisse un champ textuel caractérisé par le désir insatiable du paraître, du changement comme dynamique moderne – bref : de la consommation qui, ici, devient le signe du bon goût. C’est un champ habité par les femmes qui ainsi semblent devenir le moteur du capitalisme. On pourrait dire que c’est « doing fashion » au niveau institutionnel, tandis que Rousseau évoque le « doing fashion » des femmes comme une activité toute à fait « naturelle » de tout individu féminin. Garve, par contre, se contente d’une analyse plus ou moins neutre d’un phénomène social dont l’importance était devenue indéniable.
Intimité ou superficialité
Werther26 aperçoit Lotte pour la première fois comme dans un tableau vivant27 ou une scène de théâtre – Werther parle d’un « spectacle charmant » – « ein reizendes Schauspiel » : Lotte se présente entourée de ses frères et sœurs, elle coupe un pain noir et donne les tranches aux petits. Comme elle va sortir, elle porte une jolie robe blanche, très simple, ornée uniquement de nœuds rouge pâle28. En 1774, quand « Die Leiden des jungen Werther » a paru, la simple robe blanche n’avait pas encore la forme de celle qui deviendrait à la mode une décennie plus tard quand Marie-Antoinette se fit peindre par Élisabeth Vigée Le Brun « en chemise » (1783) – portrait que les contemporains jugeaient impropre pour une reine car sa robe leur paraissait être une chemise qui, normalement, se portait sous la robe, directement sur la peau, sans corset. Pourtant, ce type de robe devient vite à la mode et se retrouve assez souvent dans des portraits de dames de l’aristocratie aussi bien que dans des journaux de mode.
La robe blanche de Lotte, une décennie plus tôt, n’était certainement pas (encore) aussi offensive que celle de Marie-Antoinette. Elle suivait la mode des années 1770, avec un corset et un décolleté. C’était évidemment une robe d’effet plus modeste que les modèles que l’on voyait à la cour ou à la ville (ou dans les journaux). La couleur blanche est signe non seulement de la virginité de Lotte, mais aussi de son caractère agréable, simple, pur – en un mot, « féminin » dans le nouveau sens préféré de la bourgeoisie. La robe pourrait être faite d’après les idées de Rousseau qui, en 1762, déclare : « Tout ce qui gêne & contraint la nature est de mauvais goût ; […] mais le plaisir & le désir cherchent la fraîcheur de la santé » (Émile, paragraphe 216).
La scène n’est rien d’autre que l’interprétation de l’idéal féminin que la bourgeoisie – sur les traces de Rousseau – venait d’inventer comme modèle différant autant que possible des modes de vie de l’aristocratie29 : la famille devient le noyau de la vie privée, la mère (ou au moins une femme maternelle) est au centre et s’occupe des enfants, se soumettant volontiers aux désirs de son mari. Mais avant de devenir mère, elle est une fille dont les charmes féminins sont importants. C’est justement ce qu’aperçoit Werther dont l’âme – pas les yeux – regarde la forme (Gestalt), le ton, le comportement de Lotte30 – donc l’ensemble de la personne et pas seulement sa toilette. Comme c’est son âme qui regarde (signalant ainsi une sérieuse émotion dès le premier moment), c’est probablement aussi l’âme de Lotte qu’il croit apercevoir derrière son apparence. Pour lui, c’est le coup de foudre. Pour elle, pas encore – ou jamais.
La couleur des nœuds de la robe de Lotte, pourtant, crée un petit désaccord dans l’image tout à fait douce que se fait Werther de sa personne : ils sont rouge pâle. Le rouge est la couleur du feu et du sang, donc de la vie, mais aussi des martyres et de la souffrance du Christ – et à l’inverse celle du diable ; couleur ambigüe donc, en tout cas couleur active qui, à l’époque, est plutôt associée aux garçons qu’aux filles31. Le contraste blanc et rouge reste fort, même s’il s’agit d’un rouge pâle. Il fait allusion à un caractère plus passionné qu’on aurait pu le croire au début. Je dirais même que la couleur pourrait être interprétée comme le signe du fait que Lotte devine plus qu’elle ne dit ses propres ambivalences et les abîmes de son âme…
L’ambiguïté de ce personnage féminin se manifeste dans son comportement envers Werther. Bien que fiancée, elle semble clairement attirée par lui et se permet des moments assez intimes (pour l’époque). À la fin du roman, elle ne contredit pas Albert quand Werther lui demande ses pistolets. Connaissant Werther mieux qu’Albert ne le connaît, il devrait être clair pour elle qu’il en a besoin à des fins funestes. On pourrait penser qu’elle joue avec le feu – le rouge. Avant, elle avait donné un des nœuds rouges de sa robe à Werther – un cadeau d’anniversaire assez intime et très symbolique. Pourtant son fiancé Albert participe également au cadeau. Donc un présent du couple pour l’autre homme qui aime Lotte – cela pourrait paraître presque cruel… À la fin, Werther paraît se tuer à cause de son amour insatisfait mais en vérité il se tue aussi à cause de son désespoir de ne pouvoir trouver sa place dans les mondes soit bourgeois soit aristocratique qui lui paraissent tous les deux superficiels et vains.
Pour compléter l’analyse de l’effet des couleurs, je reviens une dernière fois à la première scène. À côté du blanc et du rouge, on note aussi la présence du noir : Lotte coupe un pain noir, et plus tard on apprend qu’elle a des yeux noirs. Même si on concède qu’un pain n’est jamais vraiment noir – pas plus que les yeux – mais peut uniquement être d’un brun très foncé, c’est le mot qui compte ici pour produire le triple accord : blanc – rouge – noir. Ce sont les couleurs de certaines héroïnes des contes de fée (comme Blanche-Neige par exemple), mais ce sont aussi les couleurs que les poètes de l’amour depuis la Renaissance accordent souvent aux femmes aimées, bien qu’ils les distribuent différemment : peau blanche, lèvres rouges, yeux noirs. De cette façon raffinée, Goethe fait allusion à une tradition vénérable dans laquelle il se situe, tout en en faisant une narration moderne. Aujourd’hui, on parle d’« amour romantique », un amour insatisfait ou impossible qui, justement à cause de son impossibilité, ne périt jamais.
Tandis que la couleur de Lotte est le rouge, celle de Werther est le bleu – couleur douce, couleur du ciel, de la fidélité, de la fantaisie et de l’irréel. Mais le jaune de ses pantalons ressemble au soleil et, peut-être, symbolise l’éternité. C’est en tout cas une couleur assez claire sinon vive et on a donc, dans les costumes des deux protagonistes, des contrastes de couleurs qui ne sont pas seulement des contrastes que la mode du temps proposait, mais plutôt un symbolisme un peu énigmatique.
On a dit que le costume de Werther avait créé une mode masculine : les pantalons et la veste jaunes, le frac bleu – mais en vérité cette combinaison n’était pas tout à fait rare pendant les années 1770 et 1780. On trouve alors plusieurs portraits d’hommes habillés de cette manière32. Ce style provient d’Angleterre où les modes masculines commençaient plus tôt qu’ailleurs en Europe à devenir simples et sobres, sous l’influence de la « Gentry », la noblesse vivant à la campagne. Ce style naissant faisait un grand contraste avec les costumes de provenance aristocratique qui étaient toujours en vogue vers la fin du xviiie siècle, en France et ailleurs, portés en tout cas aux occasions officielles même en Angleterre33. Les costumes plus modernes, par contre, étaient considérés comme expression d’une autre mentalité, mentalité que Werther adopte. Lui, porte toujours son costume simple, même dans les occasions qui auraient demandé une apparence plus solennelle, signalant ainsi qu’il se voit lui-même comme un outsider social, quelqu’un qui ne trouve pas sa place dans une société traditionnelle et rigide. Daniel Purdy soutient que ce nouveau style masculin (bourgeois) pouvait aussi être considéré comme signe de la vie intérieure et privée tandis que le style traditionnel – aristocratique – représentait uniquement la situation sociale.
Quand le costume de Werther est usé, il hésite à s’en faire faire un autre, une copie du premier. Qu’il ne veuille pas abandonner l’original s’explique par le fait que celui-ci porte les traces corporelles de Lotte – elle l’a touché quand ils dansaient ensemble. Purdy parle d’une qualité fétichiste du costume que la copie ne peut pas avoir ; elle ne pourrait être que le signe d’un souvenir. Cela change quand Lotte et Werther lisent Ossian, ouvrage que l’on croyait à l’époque être un original gaélique. Les deux lecteurs, au comble de l’émotion, pleurent, ils s’embrassent pour la première et la dernière fois et Lotte prend congé de Werther car elle va se marier avec Albert. Dès ce moment, le costume nouveau de Werther est, pour ainsi dire, inauguré – il porte, enfin, les traces du contact physique avec Lotte : ses larmes. Portant ce costume, avec le nœud de la robe en main, Werther se tue à Noël, date parfaite pour ne jamais être oublié.
La dimension fétichiste de l’objet joue également un rôle important dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Je voudrais seulement rappeler la scène fameuse où Saint-Preux attend Julie dans la chambre de celle-ci, car elle est, finalement, d’accord avec son désir de passer la nuit ensemble. En attendant, Saint-Preux décrit ce qu’il fait, pense et sent – c’est une expérience littéraire visant à une impression de simultanéité d’expérience et d’écriture. Le grand moment est la découverte du corset de Julie qui montre les traces de son corps. Mais avant, Saint-Preux évoque le cabinet entier et son atmosphère, à partir des odeurs jusqu’à « toutes les parties de ton habillement éparses ». Ensuite il entre dans les détails : la coiffure, le fichu, le déshabillé qui (dé)couvre le corps entier, finalement les mules – Saint-Preux suit l’ordre des descriptions du corps féminin dans les blasons de la Renaissance qui fragmentent et en fragmentant reconstruisent un corps érotique féminin de la tête jusqu’aux pieds. Puis Saint-Preux remonte en haut, au « corps », c’est-à-dire au corset qui lui montre encore mieux (et lui fait sentir) le corps désiré :
ce corps si délié qui touche et embrasse… quelle taille enchanteresse !... au-devant deux légers contours… O spectacle de volupté !.. La baleine a cédé à la force de l’impression… Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux ! dieux ! Que sera-ce quand… ? Ah ! Je crois déjà sentir ce tendre cœur battre sous une heureuse main34 !
Saint-Preux, s’enivrant des vêtements, surtout de nature intime, expérimente son moment érotique avant même que Julie ne le rejoigne, et le texte traduit fidèlement ses impressions : Saint-Preux s’enivre, il s’interrompt, il s’exclame, il ne forme pas des phrases cohérentes, les fragments sont séparés par des points de suspension… Le corps vestimentaire et le corps de chair de l’aimée se fondent en une unité, l’un peut remplacer l’autre – c’est la structure fétichiste par excellence. Dans des termes rhétoriques, ce serait une métonymie parfaite.
De même, au lieu de décrire les modes de ses protagonistes d’une manière exacte, Les Souffrances du jeune Werther évoque des impressions affectives, indiquant (et cela assez précisément) des détails importants (les couleurs surtout, et le genre du vêtement : robe, frac, pantalon). De cette manière, il produit des signes vestimentaires qui savent « parler » des mentalités des individus qui ne s’identifiaient plus avec l’ancien ordre, mais qui se sentaient différents sans toujours savoir quelle place pourrait être la leur dans un monde qui commençait à évoluer vers une société bourgeoise. De plus, la façon brève de nommer les vêtements au lieu de les décrire en détail permet aux lecteurs de compléter le vide avec des visions de leur propre époque. Ainsi ce qui est présenté d’une manière « incomplète », uniquement évoqué par des détails que chaque lecteur ou chaque lectrice de l’époque pouvait « lire » et reconnaître sans problème, permet des actualisations du texte par les lecteurs postérieurs.
Il est facile de voir que Rousseau s’intéresse à la mode pour des raisons différentes de celles de Goethe. Tandis que ce dernier emploie les modes comme un instrument subtil pour caractériser ses personnages et leurs ambivalences individuelles dans un monde changeant, Rousseau est plus direct, plus polémique, plus tranchant, plus amusant, plus ouvertement sexuel. Il veut que les rôles, les devoirs et les plaisirs des sexes soient définis (par les hommes) – même s’il n’en est pas toujours ainsi dans ses textes. Goethe, aussi hétéronormatif que Rousseau, joue pourtant sur un clavier plus large. Werther marque seulement le début. Les personnages de Wilhelm Meisters Lehrjahre quelques années plus tard – avec Mignon, l’androgyne, au centre – témoigneront d’identités plus variées et plus ambivalentes.
Les mots et les vêtements
Dans La Nouvelle Héloïse, la mode joue un rôle concernant surtout la différence culturelle entre la petite ville provinciale où habite Julie et la grande ville où Saint-Preux séjourne. Mais une petite scène introduit une discussion implicite de la relation mot et choses, corps et vêtement que je voudrais brièvement analyser ici. Julie blâme Saint-Preux qui lui décrit ses expériences en ville :
Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle langue ou plutôt en quel jargon est la relation de ta dernière lettre ? Ne serait-ce point là par hasard du bel esprit ? Si tu as dessein de t’en servir souvent avec moi, tu devrais bien m’envoyer le dictionnaire. Qu’est-ce, je te prie, que le sentiment de l’habit d’un homme ? Qu’une âme qu’on prend comme un habit de livrée ? Que des maximes qu’il faut mesurer à la toise35 ?
À quoi Saint Preux répond :
[…] quant au style, j’ai pris celui de la chose ; j’ai tâché de vous donner à la fois l’idée et l’exemple du ton des conversations à la mode ; et, suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à peu près comme on parle en certaines sociétés. […] Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’esprit, on a besoin de métaphores et d’expressions figurées pour se faire entendre. (II, 16, p. 217)
L’intérêt de ce bref dialogue dans le cadre d’une analyse sociopoétique réside dans le jeu de mots avec « mode » – signifiant d’un côté « le mode », donc la manière (de parler), de l’autre côté les vêtements (et comportements) « à la mode ». Ce jeu de mots explique que le parler des choses n’est pas nécessairement, comme l’insinue Julie en utilisant la métaphore des vêtements comme une enveloppe dénuée de sens, une sorte de mascarade superficielle. Les deux comparaisons qu’elle présente sont des simplifications – et même des simplifications polémiques. Elles supposent qu’il y ait toujours une division stricte entre intérieur et extérieur, âme et personnage social, sens et mots. Mais les deux peuvent aller de pair, comme Saint-Preux remarque : « quant au style, j’ai pris celui de la chose36. »
Quand Saint-Preux constate la relation des mots avec leur sens, il discute aussi la relation des vêtements et des comportements sociaux avec les personnes. En juxtaposant ainsi le mode de parler avec la mode, les mots avec les choses, il propose une ressemblance, peut-être même une identité (même éphémère) de signe et de sens (signifiant et signifié, extérieur et intérieur). Il sait que la métaphore n’est pas un simple jeu de cache-cache, mais une manière essentielle de communiquer. Il ne nie d’ailleurs certainement pas que, de son point de vue, le beau monde soit superficiel. Au contraire, c’est justement ce qu’il a voulu communiquer à sa correspondante – sachant bien que, pour la convaincre et partager avec elle ses propres expériences, il faut d’autres moyens que des mots secs et sobres, des mots dénotatifs. Dans sa lettre à Julie, il voulait peindre une image réaliste de la société où il est forcé de vivre, et il sait bien que l’unique méthode pour ce faire est de fusionner les mots et les choses. La manière de parler est inséparable du contenu comme le vêtement, dans un moment donné, est inséparable de la personne.
On pourrait dire que, d’une manière indirecte, Saint-Preux définit la méthode fondamentale de la littérature : elle transpose les choses de la vie dans un autre médium, un texte. Donc elle en fait une narration qui, bien que partie intégrante du tissu social et elle-même nourrie d’expériences vécues, obéit à d’autres lois que la prétendue réalité. Le texte ne reflète pas le monde réel, il produit un monde imaginaire en utilisant des morceaux du monde réel – des expériences, des observations, des analyses, des émotions, des choses – à la fin, c’est au mieux un tissu composé d’une multiplicité de fils divers37.
La littérature ne transmet pas des informations, mais elle nous permet de faire des expériences – au mieux des expériences que nous ne ferions jamais dans notre propre vie. Elle peut nous ouvrir des mondes inconnus, ou elle nous fait comprendre ce que des hommes d’autrefois espéraient, croyaient, imaginaient, désiraient. Et nous, lecteurs du xxie siècle – s’il nous prend le désir de communiquer avec le passé, il nous faut lire des textes littéraires. Nous pouvons leur poser des questions, et les textes – les romans surtout – nous répondent, enracinés dans leur propre temps, possédant la valeur qui leur permet de franchir le gouffre des siècles.