Grâce à Serge Aroles qui m’en a confié l’étude, j’ai eu la chance d’être la première à explorer les papiers inédits du propriétaire d’un hôtel garni pour voyageurs, situé au cœur de Paris (ca. 1776-1800)1. Cet hôtel recevait des voyageurs de toutes catégories sociales, venus d’Europe, certains même en provenance de Constantinople. Cet important fonds d’archives, notamment les registres d’entrées et de comptes de l’hôtel – dans lesquels figure par exemple le nom de Goldoni (1791) –, offre une richesse prodigieuse d’informations sur l’ensemble de la vie sociale de la fin du siècle des Lumières, et notamment sur les gens de théâtre, clients de l’hôtel, parfois fortunés, souvent pauvres. Les comédiens que j’ai rencontrés dans ces archives inconnues vivent les aventures financières comme s’il s’agissait d’une représentation de théâtre. Les genres divergent : tragédie, farce, mélodrame, comme il en fut de leur vie même, pauvre ou exaltée, solitaire ou riche d’aventures personnelles. Le propriétaire des lieux s’en faisait des amis chers, ou des ennemis qu’il poursuivait en justice pour dettes. L’intérêt particulier de ces archives est que l’activité hôtelière semble liée, par le jeu des mises en gages au Mont-de-Piété effectuées par des clients démunis, au commerce du vêtement et, du fait de la présence de comédiens, des costumes de théâtre.
L’objectif de cet article est d’éclairer les liens entre le domaine vestimentaire et le monde du théâtre, et le rôle intermédiaire, inattendu, d’une activité économique a priori étrangère à ces domaines, en l’occurrence l’hôtellerie. Dans un premier temps, je présenterai l’hôtel et son propriétaire. Ensuite, j’aborderai le problème des sources peu exploitées relatives au costume de théâtre, qui était l’un des plus importants articles de dépense d’une compagnie2, montant parfois jusqu’aux deux tiers du bilan pour un nouveau spectacle3. Enfin, dans la troisième partie, il sera question d’une affaire impliquant directement ce propriétaire d’hôtel, qui avait prêté de l’argent pour financer un spectacle à Troyes, joué par une troupe itinérante.
Pierre Robert et ses clients
Hôtel et clientèle
En 1776, au cœur de Paris, près du pont Saint-Michel, Pierre Robert, originaire de Lorraine, acquiert le droit d’exploitation de l’hôtel garni de Sens. Le nom ne s’explique nullement par un voisinage avec le célèbre Hôtel des archevêques de Sens, construit au xve siècle et situé de nos jours dans le 4e arrondissement de Paris, rue du Figuier, et abritant la bibliothèque Forney. La propriété de Robert se situe en effet « près du Pont Saint-Michel » et a certainement été détruite lors de l’ouverture de la place homonyme en 1855. Certains clients se lavent d’ailleurs directement dans la Seine, comme l’indiquent les livres de comptes, et la proximité immédiate du fleuve permet au propriétaire d’économiser les frais payés aux porteurs d’eau. Robert paie à l’ancien propriétaire, le maître tailleur Lasagne, la somme de 2 261 livres et 1 sol4 (c’est l’équivalent du prix moyen d’une seule robe de luxe). Alors âgé de 45 ans, Robert est marié en secondes noces avec Marie-Anne Germain5, mais ni son épouse ni ses deux fils ne lui survivront, ce qui occasionnera la saisie de ses papiers par l’État (l’Empire) en 1806, au titre de la déshérence, saisie sans laquelle ces documents d’une grande richesse n’auraient pas été conservés6.
Robert louait des chambres à la quasi-totalité des groupes sociaux du xviiie siècle, de la noblesse7 jusqu’aux plus humbles, en passant par des prêtres, commissaires de marine, artisans, avocats, étudiants, chanoines, médecins, servantes, militaires, paysans, sans omettre, donc, les comédiens. Citons à titre d’exemple un certain Coquet, recensé par Max Fuchs dans le Lexique des troupes de comédiens au xviiie siècle comme chef de troupe, qui habite l’hôtel de juillet 1783 à mars 1784 (Illustration 2), ou encore Gannereau, « le coiffeur de comédiens et des comédiennes ».
Les uns viennent pour « affaires importantes », depuis les provinces et les pays étrangers, et se distinguent par des billets à l’écriture élégante, qui ne manquent pas de saveur, tel celui-ci :
Soyer bien persuadé que quoique je soit parti de chez vous sans avoir payer, mon intention n’en point de vous faire tort ; quand même j’eus été capable de le penser, la manière honnête avec laquelle vous en avez agi avec moi me l’auroit empêché ; si je ne vous ai pas dit que j’était obligé de m’en aller si précipitamment c’est qu’étant obsédé de créanciers et ne sachant que répondre à vos justes demandes, j’ai voulu éviter cette scene desagreable, mais n’ayez point d’inquietude, Monsieur… (Liasse 25, Illustration 4)
D’autres, moins fortunés et moins instruits, ne laissent que de pauvres reconnaissances de dettes et… des inventaires d’habits mis en gage.
Parmi les débiteurs de Robert, qui lui-même vendait à ses clients de l’hôtel certains vêtements d’usage courant, on découvre des tailleurs (le maître tailleur Lamare, Liasse 5), ce qui renforce les liens entre notre personnage principal et le commerce des habits. Citons aussi une marchande lingère Mlle Caron (Liasse 12, Illustration 1), aidée par son père Denis Caron, originaire de Picardie, qui s’engage par écrit : « 16 avril prochain 1787 je payrais 400 livres à Mlle Caron ».
Services et prestations
Le prix des loyers s’échelonne de 6 à 60 livres par mois. Le comédien Hugues Coquet (liasse 16) occupe par exemple une chambre à 12 livres mensuelles pendant 8 mois, auxquelles s’ajoutent parfois 8 livres pour le ménage et la table. Lorsque les arrivées de ses hôtes sont tardives, « au soir », Robert fournit du pain, du vin et de la chandelle, qui sont facturés à prix raisonnable. Robert assure peut-être aussi le blanchissage et le repassage, pour des clients venus parfois de fort loin, portant des habits sales et fripés, comme en témoigne ce billet qui mêle des pièces de l’hôtel à d’autres qui appartiennent peut-être à des clients :
Memoire du linge que jai donne à blanchire ce 21 mai 1787 à Madame Chauvin au pon au tripe a l’hôtelle de valance proche le Claux gorgos.
8 drapts – 37. chemises garnis
19 mouchoires rouges des indes
3 mouchoires fond blanc à raie rouge
2 autres fond blanc petite raie rouge
3 mouchoires blanc le tous – 27 mouchoires
12 serviettes unie à laintaux [linteau au sens de trame] bleux
14 serviettes ouvree [ouvragées à la façon de Venise] de venise et autre. 26 serviette
3 napes
4 taite dorellies [taies d’oreillers] dont 1 de garnie [dégarnie]
2 bonnée de coton, 1 sertete
8 coiffe de nuit
8 paque de torchons de 4 chaque paque [4 torchons dans chaque paquet]
4 tablies dont 1 dhomme
Certains ont besoin de nouveaux habits pour être présentables lors de leurs « affaires » dans la capitale : Robert leur vend des accessoires, tels que manchettes pour hommes et bas de soie pour les femmes (la paire de bas de soie coûte 15 à 20 sous, tandis que leur lavage et raccommodage est facturé 12 sous). Robert loue aussi des habits. Dans les documents écrits de sa main, les items portent souvent des mentions telles que « qualité moyen » ou « mauvais » (un « déshabillé mauvais » est évalué à 4 livres ; un autre, en meilleur état à 12). Et pour cause, car ces habits lui ont été remis comme gages ou lui ont été cédé par des clients endettés auprès de lui.
Aux clients malades, Robert donne aussi des recettes de remèdes, qu’il a copiées auprès de ses clients médecins ou étudiants en médecine. Enfin, il prête de l’argent sans intérêt à des clients en grande difficulté qui lui demandent de petites sommes (1 livre ½) pour se nourrir. À une époque où il est si facile d’être incarcéré pour dettes, les registres de l’hôtel montrent que Robert laisse parfois partir des clients qui ne peuvent pas payer, après la signature d’une reconnaissance de dette et la promesse de revenir. Le bonhomme ne manque donc pas d’activités lucratives mais sait être arrangeant. Seuls les débiteurs de sommes importantes sont poursuivis par lui devant les juridictions.
[Pierre Robert à Conticour]
Du 5 mai 1787
Monsieur, il est bien étonnant que vous répondiez à la requête des Maréchaux de France [… ).
Rappelez-vous, monsieur, votre triste situation et de la manière sensible avec laquelle je vous ai secouru, rappeler vous que vous étiez dans la plus extrême misère, que je vous ai nourri, chauffé et logé pendant six mois, rappelez-vous que je vous ai prêté un gobelet d’argent et une tasse que vous avez mis au Mont de Piété, que je vous ai prété souvent de l’argent et notamment pour retirer un habit que vous aviez au Mont de Piété dans le temps du mariage de Mademoiselle votre nièce, ce qui fait le montant des billets que vous m’avez souscrits. Et le commencement de créance est du 28 juillet 1783 […].
Rappelez-vous encore qu’écrasé de misère, vous avez recouru à ma domestique qui vous a prêté 6 livres, 3 livres, 36 sols, 24 sols en argent, elle vous a porté en outre du pain du fromage et autres danrées […].
Je vous donne quinze jours, Monsieur, pour me répondre, et si je ne reçois pas une réponse favorable, c’est-à-dire de l’argent, j’obtiendrai sûrement du tribunal une condamnation qui sera mise à exécution, et j’aurai soin d’instruire dans votre pays autant de personnes qu’il me sera possible de la manière outrageante dont vous vous êtes conduit envers moi. (Liasse 22)
Habits de comédiens et costumes de théâtre
Du Mont-de-Piété à la marchande de modes de la reine de France
Les locataires de Robert gagent parfois leurs habits pour subvenir aux besoins du moment. Par exemple, Mlle Delacombe (Liasse 24), qui a contracté envers lui une dette de 41 livres, met « le manteau, la robe polonaise, montre, veste sans manche » au Mont-de-Piété, l’établissement qui prête de l’argent sur gage. Puis elle rédige une procuration autorisant Robert à retirer ses habits du Mont-de-Piété et à les vendre pour se dédommager de sa créance envers elle.
Les vêtements gagés au Mont-de-Piété et non récupérés par leurs propriétaires sont habituellement remis sur le marché, comme le rapporte le quotidien Annonces, affiches et avis divers8, qui avertit des jours et horaires des ventes en l’hôtel du Mont-de-Piété, rue des Blancs Manteaux9. Or les vêtements de théâtre relèvent eux aussi du même marché : le même journal annonce par exemple la vente des biens de gens de théâtre après leur décès, comme par exemple ceux de Mlle Dubois, ancienne cantatrice à l’Opéra entre 1752 et 177010. Elle était d’ailleurs une cliente des marchands-merciers réputés. Le dépouillement de papiers de Mlle Rose Bertin, marchande de modes de la reine de France, permet également de retrouver les grands noms du monde théâtral parmi ses débiteurs : la comédienne Mme Grandval ; les danseuses de l’Opéra Mlles Ancelin, Arnould et Guimard11 ; et enfin Mlle Dubois12. Pour chacune d’elles, la valeur est de quelques centaines de livres, ce qui correspond au prix d’une demi-douzaine de couvre-chefs de luxe ou de quelques robes avec leurs ornements.
Ce périodique, Annonces, affiches et avis divers, publie également des offres relatives au costume de théâtre. Je donne quelques exemples assez espacés dans le temps pour montrer que ce fut une pratique qui perdura :
Manteau et jupon très convenables pour en faire des habits de théâtre13 », satin d’Inde blanc, 30 louis. (1754)
Une jupe et manteau troussé de satin bleu des Indes, brodé en nœuds nués, frais comme neuf, et ayant été faits pour représenter la Comédie. Prix 15 louis. On en pourroit faire 2 beau Déshabillées ou Robe et Jupon. On s’adressa jusqu’à 3 H à Mad. Fossart, rue Thévenot, au coin de la rue de deux portes14. (1767)
Habits de théâtre dont 20 pour la Partie de Chasse de Henry IV15. (1774)
Habit de paysan […] dans Tom Jones, du Huron, du Déserteur, et d’autres… pour Opéra Comique. Chez sieur Trainquet, tailleur, rue de la vielle Monnoie, à l’As de pique16. (1780)
Effets, savoir Habits de caractère, très frais, et autres objets de spectacle, (par arrêt du parlement)17. (1781)
Robert, notre hôtelier, n’est donc qu’un maillon d’un marché plus vaste, celui du vêtement d’occasion, dans lequel les gens de théâtre, pour leurs affaires privées comme pour les costumes de scène, trouvent aussi leur place. Mais on aurait bien tort de considérer la chose avec condescendance : notre homme joue parfois un rôle central dans certaines entreprises théâtrales.
L’affaire opposant Daligny et l’hôtelier Robert
J’ai tiré des archives inédites de l’hôtelier Pierre Robert plusieurs dizaines de documents relatifs à l’activité théâtrale. Une affaire liée au prêt par Robert d’une somme de 3 000 livres, et se déroulant entre 1782 et 1785, implique également l’acteur et auteur Sainval de Montval, chef d’une troupe de comédiens, ainsi que Daligny, directeur des spectacles de la ville de Troyes. Troyes se situe à 160 kms de Paris et compte alors près de 25 000 habitants18. Sa salle de spectacles, construite en 1754, avait été réaménagée en 1776. Dans la géographie des loisirs, la ville occupait une place particulière, au carrefour entre les provinces de Bourgogne et de Champagne. Sainval de Montval est un pseudonyme. Dans les papiers de justice et de police, il apparaît comme « Favart » : en l’occurrence, il s’agit probablement d’un parent éloigné du célèbre Charles-Nicolas-Justin Favart.
En septembre 1782, Sainval effectue son unique séjour dans l’hôtel de Robert, mais les deux hommes semblent se connaître de longue date (« reprenons notre ancien style amical », « pas de meilleur ami que vous à Paris »). Les papiers de Robert recèlent une dizaine de lettres de Sainval, dans le style des écrivains de théâtre. Par exemple :
Nogent-sur-Seine ce lundi 29 octobre à 10 heures du soir
Mon cher frère, cher et digne ami,
J’aurais cru vous manquer si je ne vous donnais de mes nouvelles. Nous arrivons sur le champ et repartons demain à 4 heures pour Troyes. Daligny vous apportera à son retour l’argent que vous m’avez prêté pour partir et la moitié de la lettre de change. Soyez tranquille. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous recommande de ne laisser manquer ma femme de rien.
Adieu cher bon ami. Je vous écrirai plus amplement de Troyes. Croyez-moi pour la vie votre [sa.leure ?], fidèle bon ami et serviteur.
Montval.
À l’automne 1782, peu de temps après avoir été directeur de comédie à Boulogne, Sainval songe à une entreprise nouvelle, pour la ville de Troyes. Il se tourne vers Robert pour obtenir un prêt de 3 000 livres. Il constitue une troupe de six personnes, qu’il a « engagé et fait venir de Paris et autres lieux » en payant 50 écus (= 50 livres) pour chaque engagement.
Pour mieux évaluer la valeur de 3 000 livres dans le contexte de l’époque, comparons-la à quelques chiffres : le budget annuel d’un grand théâtre provincial s’élevait à environ 300 000 livres (cas de Marseille), celui de l’Opéra de Paris avoisinait un million de livres par an. Les documents très complets de l’Opéra permettent des évaluations plus précises. Par exemple, pour la saison 1782-1783, les acteurs touchent en moyenne 3 423 livres par an (285 livres par mois), les membres du chœur 807, et ceux de l’orchestre 940. La somme prêtée par Robert est donc importante et, pour lui, elle dépasse le capital qui lui a permis d’acheter l’hôtel : 2 261 livres. Les 3 000 livres engagées par Robert ne servent pas à rémunérer les comédiens mais à payer la mise en scène, les décors et les costumes. Dans les documents que nous avons étudiés, les habits de ville ou de scène sont inclus dans le terme générique de meubles, tandis que la formule « meubles meublans » désignait le mobilier.
En1782, la place du directeur des spectacles de Troyes est occupée par Daligny. Sainval présente Daligny à Robert comme un galant homme et une personne recommandable, et se porte garant du remboursement des 3 000 livres. En réalité, les documents d’archives montrent aussi que le spectacle fit faillite à Troyes. Soit que le public fit défaut, soit que les conditions matérielles ne permirent pas les représentations, celles-ci ayant eu lieu en hiver. Sainval continua de payer la troupe et l’amena ailleurs, tandis que Daligny ne pouvait rembourser sa dette.
Il n’est pas sans intérêt de reconstituer les événements après l’échec à Troyes, lors de l’hiver 1782-1783. En août 1783, Sainval est encore dans cette ville, demeurant rue Champeaux, puis la troupe part vers la Lorraine et l’Allemagne : Sedan, Sarrelouis. Il écrit : « J’ai tout vendu[,] mis au gage pour la nourrir [la troupe] ». Il a quatre enfants à charge, et son épouse met ses habits en gage. Souvent, dans des lettres désespérées, Sainval nomme ses comédiens « des coquins qui le trompent et le ruinent ». L’idée que tous le trompent n’est pas nouvelle chez lui, et devient obsessionnelle : « il ne me reste plus rien », « je suis ce qui s’appelle sans culottes et sans souliers », « je ne suis pas en état de paraître », « les […] comédiens m’ont réduit à rien ». De plus, il se plaint de ses problèmes de santé qui se fragilisent. Pourtant, quand on lit ses lettres, on est toujours devant l’écrivain, qui couche sur le papier des paroles de théâtre, dans le style d’un comédien qui les déclame devant son public : « Aurais je jamais pu croire, aurais je jamais pu présumer qu’après la dernière lettre… tirer-moi (sic) donc de la plus terrible inquiétude ». Lorsqu’il dit mourir de faim, il rédige ses lignes (accompagnées de demandes d’argent) sur du papier de qualité, portant des filigranes, ceint dans une enveloppe épaisse cachetée à la cire, ce que ne pourrait faire un homme sans le moindre sou. Même si Sainval ne fait pas allusion à son activité de dramaturge, il est hautement probable qu’il compose encore pour sa troupe, ou tout au moins fait des adaptations.
C’est à Daligny que Robert a affaire. Il détient toutes les preuves écrites de sa créance et l’attaque en justice, l’affaire remontant même jusqu’au Parlement de Paris. Daligny est incarcéré à la prison de la Force. Comme on ne fournit pas de ration aux détenus, il est nourri aux frais de Robert, dont l’intérêt est de le voir sortir en vie de prison afin qu’il lui rembourse ses 3 000 livres (une fois, un de ses débiteurs lui a effectivement remboursé 8 000 livres sous la pression de la justice). En 1784, Daligny est libéré de façon illégale. Un protecteur intervient pour arranger ses affaires avec la justice : « une puissance l’a fait sortir, sans que vous vous y opposiez » écrit Sainval à Robert dans la lettre de Sarlouis le 10 août 1784. Daligny ne tarde pas à quitter le pays pour s’éloigner au plus loin possible de son créancier. Curieusement, la fuite lui permet de reprendre ses activités professionnelles, Sainval communique : « on m’a assuré qu’il [Daligny] a été en Italie avec une troupe d’un nommé Malherbe. Il vous sera aisé de le savoir au café de la comédie19 ». Un épisode de cette intrigue s’achève donc au nord de l’Italie où Daligny rejoint les comédiens de Malherbe, chef de troupe très connu à son époque. Son biographe Ernest Lebégue nous renseigne qu’en passant par Naples en 1782, Malherbe s’arrêta à Gènes, Milan, Parme, Florence pour ne revenir en France qu’à la fin de 178420.
L’ouverture du sujet : costume de scène vs mode
Le personnage de Jean-François Boursault (dit Malherbe) nous sert de passerelle et permet de basculer sur une vue plus large que celle dictée par l’étude des fonds d’archive DQ10/148 aux Archives de Paris et T 1160 aux Archives nationales. Boursault (dit Malherbe) est en effet quelqu’un d’impliqué, ne serait-ce qu’indirectement, dans les affaires de Robert ; et en même temps, il est un chef de troupe célèbre qui a joué un rôle important dans la révolution du costume de scène. Les articles des dictionnaires et des ouvrages qui lui sont consacrés pointent notamment sa primauté dans le changement du costume théâtral : « rigide observateur des costumes, il fut le premier à jouer la tragédie avec des pantalons couleur de chair et les bras nus. L’on représentait encore à cette époque les héros asiatiques sans barbe, et Boursault montra le législateur des musulmans avec cet ornement oriental21. » Pour le costume de scène, la lente révolution visant la fidélité historique de l’époque représentée s’opère dans la seconde moitié du siècle. Pour rappel, sur scène, au milieu du xviiie, chacun s’habille selon son goût, sa fortune, ses circonstances de vie. À partir des années 1750, les tentatives pour changer l’état des choses sont simultanément menées par Lekain, Mlle Clairon22, ou encore Mme Favart. C’est pourquoi la créativité des comédiens est progressivement mise en avant dans ce domaine.
Ainsi, à la fin des années 1780, pour l’opinion publique, on reconnaît aux actrices la faculté d’inventer les modes. Par exemple, le Cabinet des modes23 adresse des éloges à l’actrice Louise Contat : « Les falbalas sont presque entièrement remplacés par ces espèces de guirlandes ou par des guirlandes en fleurs ou en verdures artificielles. C’est Mlle Contat qui l’a inventée pour son habillement dans la Coquette corrigée, comédie de Lanoue. Le goût de cette actrice a déjà été célébré dans notre journal24 ». Mlle Contat donne son nom à quelques nouveautés : chapeau à la Contat25, coiffure à la Contat. Les journaux de modes témoignent aussi que c’est elle qui crée les dénominations suivantes : bonnets à la Suzanne, garniture de robe à la Figaro26, costume au grand Figaro27, juste à la Suzanne, déshabillé à la Suzanne, pouffe à l’Almaviva, caraco à la Chérubin, bonnet à la Figaro28, coiffure à la Suzanne29. « N’a-t-elle [mode] point appris à toute l’Europe le succès de Figaro30 ? » Un journaliste va jusqu’à proclamer la mode ambassadrice de Melpomène et sous-entend que les comédiennes font partie des personnes distinguées par leurs goûts car c’est à elles que revient la tâche d’inventer et d’introduire les nouveautés.
Ainsi, Robert qui héberge de pauvres comédiens, leur prête des habits ou gage leurs vêtements pour récupérer les sommes impayées, il s’élève au rang de protecteur de cet art qu’est la mode. Même s’il reste peu probable qu’il espérait un jour qu’une cape ou qu’une sortie de bal porte son nom ou à défaut celui de son établissement.
Conclusion
Il est d’usage d’affirmer que les comédiens, quoique applaudis, sont en marge de la société ; or l’établissement de Robert permet de parler d’une très grande mixité sociale.
Pour les troupes itinérantes, les dépenses pour les costumes peuvent être vues comme une forme de placement d’argent, car la majeure part du marché des habits au xviiie siècle repose sur la revente et la reconfection. Les costumes de scène n’échappent pas à la règle.
Si Robert ne contribue pas directement à la fabrication des costumes, ses interventions dans le commerce de vêtements et dans le prêt pour financer des spectacles font de lui un personnage inattendu de la vie des théâtres.
Les contacts entre Robert et les gens de théâtre sont importants non seulement du point de vue des études théâtrales mais également du point de vue de l’histoire du costume. C’est à la même époque que son entreprise hôtelière fonctionne et que les comédiens par leurs costumes de scène commencent à influer le développement de la mode. Au sens large, dans la seconde moitié du xviiie siècle le costume de scène oscille entre la réflexion sur la fidélité historique de l’époque représentée et la volonté de se placer en avant-garde de la mode. C’est dans ce contexte que les petites affaires de Robert dans le domaine théâtral et vestimentaire doivent nécessairement être placées.