Loth, parce qu’il était juste, fut sauvé de la destruction de Sodome avec sa femme et ses filles. Au matin, les anges qu’il avait protégés de la perversité des habitants enjoignirent à la famille de quitter la ville sans se retourner. « Or la femme de Loth regarda en arrière, et elle devint une colonne de sel » (Gn 19, 26). L’histoire, hautement symbolique, est célèbre. Cette femme désobéissante est punie et son éternelle immobilité le rappelle à tout jamais. Mais, loin de s’affadir, elle connaît le destin de nombreux autres personnages bibliques à la réputation sulfureuse ou longtemps négligés parce que leur héroïsme ou leur poésie ne s’assaisonne pas à toutes les époques, personnages au caractère singulier réhabilités à des moments de l’histoire qui leur donnent enfin une dimension héroïque. Ce personnage très secondaire devient une référence jusqu’à éclipser Loth, à son tour le mari de la femme qui, par son regard cristallisé, pointe le scandale de la destruction. Les réécritures générées par de telles catastrophes se focalisent bien plus sur elle que sur lui, qui fuit sans se retourner et l’abandonne.
La Bible rappelle plusieurs fois ce châtiment comme un avertissement. Ainsi, dans la Sagesse de Salomon, parmi les actions de la Sagesse :
De même, alors que les impies périssaient, [la sagesse] délivra le juste
Fuyant devant le feu qui s’abattait sur les cinq villes.
En témoignage de leur perversité subsistent toujours
Une terre aride et fumante,
Des plantes aux fruits que les saisons ne mûrissent pas,
Et une colonne de sel dressée en mémorial d’une âme incrédule.
Ceux qui ont dédaigné la Sagesse
Non seulement sont devenus incapables de connaître le bien,
Mais encore ont laissé à la postérité un souvenir de leur folie,
Pour que, dans leurs fautes mêmes, ils ne puissent rester cachés. (10, 6-8)
L’Évangile de Luc rappelle l’histoire de la femme de Loth pour inviter au renoncement le jour de la Parousie :
Ce Jour-là, celui qui sera sur la terrasse et qui aura ses affaires dans la maison, qu’il ne descende pas les prendre ; et de même celui qui sera au champ, qu’il ne revienne pas en arrière. Rappelez-vous la femme de Loth. Qui cherchera à conserver sa vie la perdra et qui la perdra la sauvegardera (17, 31-33).
Dans la littérature patristique, Sodome représente souvent la vie passée vouée au monde des sens (celle d’avant le baptême), vers laquelle il ne faut pas se retourner. La statue est considérée comme un mémorial pour les générations à venir, un exemple à ne pas suivre. La femme de Loth n’est cependant pas toujours un personnage si négatif dans la Tradition chrétienne : elle est sur la voie du Salut, même si elle n’a pas su aller jusqu’au bout de la grâce et se vouer entièrement à l’avenir, dans une confiance absolue en Dieu1. Sa statue représente donc une étape sur un chemin spirituel mais révèle surtout une immense solitude. En effet, cette femme est abandonnée en cours de route dans un no man’s land et sa métamorphose en sel symbolise bien la stérilité, donc son absence dans l’avenir en lequel elle n’a pas eu foi : sans elle, ses filles seront obligées de coucher avec leur père puisqu’il n’y a plus d’homme dans la région après la destruction des villes maudites. Dans une tradition midrashique, la femme de Loth est transformée en statue de sel parce qu’elle a refusé de donner du sel aux invités (les anges qui se font passer pour des étrangers) ; de plus, sous prétexte d’aller chercher du sel chez les voisins, elle a trahi leur présence, manquant aux lois de l’hospitalité2.
Dès les premiers textes, l’histoire de la femme de Loth est donc citée comme celle d’une désobéissance et d’une punition servant d’exemple. Cette mise en garde s’est enrichie selon les contextes sociaux et politiques, particulièrement grâce à une focalisation accrue sur les motifs du regard et du passé, pour se révéler finalement drame de l’exil et de la mémoire et transformer cette statue de sel en personnage tragique. Elle interroge sur la crainte ou la nécessité d’oublier pour affronter l’avenir, sur le devoir de mémoire, sur l’attachement à la terre natale… Or, ces thèmes de la ville maudite, de la catastrophe, de la cache, de la fuite, de la nostalgie, de la trahison ou de la prévention, enfin la séparation familiale qui va, dans ce cas, aboutir à une reconfiguration très troublante du rapport entre les survivants, sont des thèmes que bien sûr l’on retrouve chez un certain nombre d’artistes inspirés par les catastrophes du xxe siècle. Dans des contextes de guerre, d’exil, de déportation, l’histoire de la femme de Loth prend de nouveaux accents. Comme mythe, elle est un fonds culturel que renouvellent ces circonstances tragiques en lui donnant de nouvelles significations : qu’a-t-elle vu, que voulait-elle voir, pourquoi s’est-elle retournée ? Mais aussi : Faut-il se retourner ? À quel prix désobéir ? Cette histoire n’est plus désormais jugée comme celle de la désobéissante femme du juste, mais comme une allégorie qui invite à s’interroger sur le rapport à la destruction, à la mémoire, à la fuite. Elle interroge également sur le rapport à l’écriture : à l’Écriture sainte, celle du livre biblique, et au geste de l’écrivain lui-même, qui en évoquant ce personnage, le fait revivre, le réhabilite, et surtout prend son élan dans ce mouvement de retour.
Contester
Dans la littérature, la statue de sel ne représente pas tant la désobéissance punie que la révolte : contre l’ordre établi, contre l’idée de se sauver soi-même mais de laisser ses compatriotes être anéantis, contre l’idée d’être arraché à sa terre natale, contre l’idée enfin qu’il ne faudrait pas regarder en arrière, c’est-à-dire qu’il faudrait oublier. Or, comme Lilith, la femme de Loth se fonde dans un mouvement de « refus inaugural3 », le « non » de la liberté. Le même geste préside au destin du narrateur de La Statue de sel (1953), premier livre, d’inspiration très autobiographique, d’Albert Memmi (né en 1920), qui cite en exergue la Genèse. Se retourner vers son passé, vers soi-même, et prendre de la distance avec la vie avec laquelle il veut en finir inspirent au jeune narrateur de quitter à tout jamais le ghetto de Tunis où il a grandi « dans une impossible situation historique4 » :
Je me découvris irréductiblement étranger dans ma ville natale. Et, comme une mère, une ville natale ne se remplace pas.
Un homme voyage, s’étonne, se diversifie, devient un inconnu pour ses parents et même pour ses amis ; mais au cœur il garde un noyau dur : son appartenance certaine à quelque village anonyme. […] Moi, je suis un bâtard de ma ville natale. Ô ville prostituée, au cœur fragmentaire, qui ne t’a eue pour esclave5 ?
Exclusion et condamnation de la ville, qui va connaître la guerre aussi, sont donc liées. Le narrateur, désobéissant et en quête de liberté, finit par se retourner pour regarder sa vie et sa propre intériorité, dans un acte qui se révèle créateur. Dans le chapitre liminaire, intitulé « L’épreuve », il reste immobile devant sa copie d’examen : « Cette fois, le ressort est complètement détendu, mes forces et ma volonté m’abandonnent ici6 ». L’épreuve à passer justifie le passé (toute sa scolarité de bon élève) et assurerait l’avenir s’il ne décidait pas de bifurquer. Écrire librement est vécu comme une subversion qui nécessite de sortir du chemin tout tracé de la vie qui s’ouvre devant lui comme une faveur. Dans le chapitre final, le champ lexical de la destruction est récurrent : « C’est dans cette période affreuse que j’entrevis enfin ma ruine. Devrais-je donc nier ce que je devenais sans pouvoir retourner à ce que je fus ? […] Cette fois le bilan est fait : rien, enfin, ne me cache à mes yeux7. » Il évoque tout ce avec quoi il a rompu : ses parents, les valeurs périmées de la communauté, la ville, l’Occident menteur et égoïste :
Et chaque fois s’écroulait une partie de moi. J’ai pensé à mourir, à quitter le monde entier […] En vérité, j’ai longtemps épié ma découverte : je meurs pour m’être retourné sur moi-même. Il est interdit de se voir et j’ai fini de me connaître. Comme la femme de Loth, que Dieu changea en statue, puis-je encore vivre au-delà de mon regard8 ?
Renonçant au suicide9, il part le plus loin possible guérir « de lui-même, de son histoire qu’il a eu le tort de connaître10 ». C’est pourtant celle qu’il nous raconte dans La Statue de sel et qui inspirera son œuvre d’écrivain et de penseur. Une histoire vers laquelle il faut donc, quelles qu’en soient les conséquences, se retourner, et écrire. Or le sel, c’est aussi la terre de son pays, et il n’est pas question pour le narrateur de rester pétrifié mais peut-être au contraire, en créant son œuvre propre, de laisser à son tour, un témoignage… L’écriture lui permet de survivre dans un monde de douleur. Face à l’oppression, seul un acte de révolte, de désobéissance, fût-elle à un ordre divin, permet le bouleversement, et donc peut-être le rétablissement d’un ordre nouveau, au niveau personnel ou collectif.
Ne pas oublier
Qui pleurera la femme de Loth, qui même se la rappellera, celle qui donna sa vie pour un dernier regard ? se demande Anna Akhmatova (1889-1966) dans « Лотоважена11 » (1924). La poétesse russe donne la parole à la nostalgie angoissée qui habite la femme de Loth durant la fuite, tentation qui l’invite à regarder encore une fois les lieux familiers qui la virent heureuse. Elle apparaît comme une figure du sacrifice conscient, donnant toute sa grandeur à ce regard fatal. La valeur donnée à la nostalgie, au sentiment humain face à l’ordre divin, en fait un personnage tragique. Cette victime, comme les autres, ne doit pas être oubliée, pour ne pas mourir une seconde fois dans l’oubli et le silence. Cette mémoire de douleur dialogue avec l’inaltérable beauté de l’univers suscitant l’espoir, sans jamais faire taire le souvenir malheureux dans l’œuvre de la poétesse juive de langue allemande Rose Ausländer (1901-1988), survivante du ghetto de Czernovic. Remémorer la Shoah est pour elle un devoir et un geste indispensable à la survie « dans un monde où même la nature porte l’empreinte de la catastrophe et où les rescapés sont voués à l’errance et à l’exil12 ». Cette thématique imprègne son œuvre jusque dans son dernier recueil, Ich spiele noch (Je joue encore, 1987) : dans « Salzsäule13 » (« Colonne de sel »), elle se dit statue de sel se retournant « encore et encore » vers la « vérité », et évoque la femme d’Orphée : « Eurydice / C’est ici que nous nous rencontrons / À la croisée des chemins / Des ombres14 ». Eurydice et la femme de Loth sont souvent citées ensemble, mais c’est aussi la figure du poète qui est évoquée ici15. Comme le chant d’Orphée immortalise Eurydice prisonnière des Enfers, le rôle de la poétesse juive survivante est de remémorer son peuple victime de souffrances infernales, bien qu’il soit trop tard pour le ressusciter. Le refus de la femme de Loth de fermer les yeux sur la destruction est un acte transgressif, poursuivi par l’œuvre poétique, qui se dresse alors, à son tour, comme un mémorial. Pour Mireille Tabah,
Réinterprétant le motif biblique de la statue de sel, Rose Ausländer transforme le symbole de la punition qui frappe le regard en arrière de celle qui, tel « l’ange de l’histoire » de Walter Benjamin16, refuse de fermer les yeux sur la destruction, en un signe de défi au nom de la droiture – Aufrecht in mir/die Salzsäule – et de la vérité, fût-ce au prix de la souffrance qu’implique le souvenir de la Shoah. À la « Gomorrhe de roses », symptôme de la lâcheté morale de la poésie restauratrice de l’après-guerre, aux « mots fleuris » destinés à masquer et à refouler la déchéance morale et la barbarie nazies, la poétesse oppose ces épines douloureuses que sont les mots qui tentent, sans illusion, de rappeler la vérité. Car elle sait combien les mots sont vulnérables et souvent impuissants à évoquer des atrocités à la limite du dicible17.
L’avertissement se transforme ainsi en invitation à se retourner et à rappeler l’existence de ce passé, comme un témoin. À la mémoire sont liés la connaissance et le langage : comment parler du passé et de la destruction ? Comment transmettre ? Peut-on transformer l’introspection mortifère en rétrospection salvatrice grâce à l’écriture ?
Raconter
L’écrivain américain Daniel Mendelsohn (né en 1960) s’intéresse très personnellement à ces questions : « Comment raconter une histoire ? » alors que tant d’horribles histoires sont connues déjà, se demande sans cesse le narrateur de Lost. A search for six of six million18. Cette question, avec celle de la mémoire et du regard en arrière, sont au cœur de son récit autobiographique, où l’auteur, juif, raconte sa quête des traces de certaines personnes de sa famille : le frère de son grand-père, sa femme leurs quatre filles, tués pendant la Shoah, en Galicie. Il interroge, aux quatre coins du monde, ceux qui auraient pu être témoins des événements. Il établit une étroite relation entre le récit de ces recherches, ses souvenirs d’enfance toujours liés à sa vie familiale, la Genèse et les commentaires bibliques de Rachi et de Richard Elliott Friedman, mais aussi la littérature grecque antique, dont l’auteur est un spécialiste. Plusieurs de ses voyages sont effectués avec une amie : c’est son ancienne directrice de thèse, qui a toujours su lui montrer, lors de ses études, un passage quand il se croyait dans une impasse. Cette femme dit toujours : « Let’s go back and take one last look, she always pushed to see more sights, to ask more questions, to wring out of her travels far more than I ever would […] She has always been pushing me to go further, think harder19 ». C’est cet élan qui, plusieurs fois lors de l’enquête, permet de retrouver des traces décisives du passé. Ainsi, ces découvertes se placent sous l’égide d’une figure de la connaissance. Pendant toute son enfance, le grand-père du narrateur lui raconte de nombreuses histoires mais ne parle pas assez de cette famille disparue. De ce silence naît le désir du narrateur de se faire l’historien de la famille. Or, l’un des motifs les plus importants de ce récit est l’arbre : avant la première page, on trouve l’arbre généalogique de la famille de l’auteur. Dès les premières pages, puisque le récit et les commentaires de la Genèse accompagnent son propre récit, il évoque l’arbre du jardin d’Éden :
A tree that represents, I have come to think, both the pleasure and the pain that come from knowing things20.
Aux dernières pages, il se trouve enfin dans le jardin d’une maison, aux pieds de l’arbre où ont été tués son grand-oncle et sa fille :
The tree in the garden, the tree of knowledge that, as I long ago learned, is something divided, something that because growth occurs only through the medium of time, brings both pleasure and, finally, sorrow21.
Cette idée de plaisir et de tristesse va être la clé de son interprétation du sort de la femme de Loth : le texte biblique, magnifique de brièveté, évoque ce que l’on connaît tous : « searing regret for the past we must abandon, tragic longing for what must be left behind22. » Ainsi :
Lot’s wife is deeply attached to her city […], the one […] undoubtedly offered its share of beauty, of rarefied and complicated pleasures […], sophisticated, even decadent delights and hypercivilized beauties […], among which, indeed, may have been the very vices for which it was eventually punished. […] For if you see in Sodom as beautiful – which it will seem to be all the more, no doubt, for having to be abandoned and lost forever […] – then it seems clear that Lot and his family are commanded not to look back at it not as a punishment, but for a practical reason: because regret for what we have lost, for the pasts we have to abandon, often poisons any attempts to make a new life, which is what Lot and his family now must do, as Noah and his family once had to do, as indeed all those who survive awful annihilations must somehow do. […] For those who are compelled by their natures always to be looking back at what has been, rather than forward into the future, the great danger is tears, the unstoppable weeping that the Greeks, if not the author of Genesis, knew was not only a pain but a narcotic pleasure, too: a mournful contemplation so flawless, so crystalline, that it can, in the end, immobilize you23.
On est loin désormais de l’idée de punition : à propos de la Seconde Guerre mondiale et des survivants, le rapport au passé et à la mémoire douloureuse est bouleversé. Pour en témoigner, pour raconter ces histoires, il faut s’absoudre des larmes mortifères. Le tableau du peintre allemand Anselm Kiefer (né en 1945), Lots Frau24, est également une réponse à la tentation du silence. La femme de Loth est totalement absente de ce paysage désolé traversé par des rails se perdant à l’horizon, suggérant les wagons à bestiaux transportant des Juifs dans les camps d’extermination. Ce que nous invite à regarder la femme du titre du tableau, c’est peut-être, au-delà de sa propre absence, le vide laissé par les disparus. Consacrer son œuvre au travail de deuil et de mémoire est pour Anselm Kiefer « le seul moyen de donner un sens à ce qui paraît ne plus en avoir, à ce qui n’en a peut-être pas25 ». La reprise du mythe participe à cette quête de sens et inscrit l’œuvre dans un réseau de manifestations artistiques du même mythe travaillant à l’émergence du sens de l’inouïe violence des catastrophes. En même temps, ces expressions offrent au mythe de nouvelles significations : c’est l’œuvre de « redéploiement » des récits mythiques selon les « représentations d’une période culturelle donnée », pour reprendre l’expression d’Alain Montandon à propos de l’approche sociopoétique des mythes26. L’histoire de la femme de Loth, disponible dans l’imaginaire, ressurgit à l’évocation de ses mythèmes constitutifs, la catastrophe et l’exil. Citons donc pour finir la belle gravure de Diane Victor (née en 1964), Loth’s Wife (200827), qui représente la scène en Afrique. Le père et les enfants sont déjà installés à l’arrière d’un camion ; la femme, portant des sacs et un bébé sur le dos, regarde l’horizon enflammé qu’ils fuient. Le père jette un regard entendu vers le spectateur, tandis que celui de la mère est plein d’anxieuse curiosité. Dans ce paysage chaotique, cette scène d’exil serait pleinement dramatique sans le goût du détail et de la facétie de l’artiste sud-africaine. En effet, le cabas que tient la femme de la main droite est illustré de la célèbre publicité de la marque de sel Cérébos avec la silhouette d’un enfant courant derrière un oiseau et lui salant la queue, accompagnée du slogan « See How It Runs28 », qui prend une tonalité ironique entre les mains de cette mère de famille nombreuse fuyant sa terre. Si le sel est évidemment une référence directe à la métamorphose de la femme de Loth, c’est également ici un condiment de la vie quotidienne, la vie à laquelle cette femme, certainement, chargée jusqu’à sa tête portant une bassine de vêtements, est attachée. Dans cette œuvre qui redistribue les motifs et tisse une fraternité entre femmes au bord de l’exil, le mythe de la femme de Loth est réorchestré d’une manière particulièrement intéressante et originale :
S’il y a une permanence essentielle du mythe comme tel, il y a aussi une ductilité et une malléabilité qui permettent différents modes d’émergence et de réémergence. On peut voir alors comment certains éléments, secondaires à une époque, viennent alors au premier plan et comme inversement, d’autres qui semblaient essentiels s’effacent provisoirement29.
Le sel de la femme de Loth, autre élément constitutif de son mythe, cause de sa punition ou raison même de son histoire30, est ici séparé d’elle, mais elle s’y tient quand même. Ce sac qu’elle emporte ne semble pas être un fardeau mais contenir ce qu’elle ne veut pas abandonner au désastre : une part de sa vie dérobée à nos regards qui n’ont pas accès au « sel de la terre » ou qui risqueraient de l’affadir ; ainsi l’emporte-t-elle lorsqu’elle est jetée dehors31. Nos regards n’ont accès qu’à sa publicité : le sel est la part qu’elle offre au spectateur et qui lui permet de sauver ce qui compte vraiment à ses yeux.
Ce parcours, loin d’être exhaustif, montre que la métamorphose de la femme de Loth en statue de sel n’est pas restée un détail dans le grandiose châtiment des villes maudites. Cette histoire archaïque semble devoir être confrontée à un contexte historique dramatique, non pour révéler sa signification la plus profonde, mais pour en construire une, dans toute sa complexité. Dans le jeu intertextuel entre la Bible et la littérature se joue une dialectique d’ordre esthétique et herméneutique, mais cette rencontre relève peut-être aussi d’une philosophie de l’histoire. Walter Benjamin définissait ainsi la nouvelle position de l’historien, conscient de ses propres coordonnées sociales et historiques :
La nouvelle méthode dialectique de l’histoire se présente comme l’art de connaître le présent comme un mode de veille auquel se rapporte en vérité ce rêve que nous appelons passé […] Le réveil est la révolution copernicienne, c’est-à-dire dialectique, de la remémoration32.
De la même manière, la construction du sens proposé par les écrivains naît de la rencontre, de la reconnaissance, en cette histoire biblique, d’une vérité correspondant aux souffrances présentes, et en cela lui donne une dimension politique, ou la révèle, tant y est prégnant le rapport à la cité, à l’étranger et à l’exil. Cette lecture politique devait émerger dans les circonstances tragiques des xxe et xxie siècles, et inspirer ceux qui sont en danger : ghettos, communautés diffamées, déportation de masse, émigrations dramatiques et reconfigurations géographiques ne sont pas nouveaux mais sont interrogés d’une nouvelle manière. Le présent des écrivains ou de leurs personnages, ce présent de crise, de catastrophe imminente, bouleverse le rapport au passé, au Livre, justement car cette femme de Loth, un « juste », selon le Livre, ne l’oublie pas. Elle inspire donc ceux qui ont vécu ces souffrances, les opprimés, les contestataires. Ces écrivains et ces artistes se saisissent de la main de la femme de Loth, la font avancer et lui offrent un futur : un livre, un bébé… Car c’est un mythe de la mémoire, de la mémoire historique, et le destin d’une femme, qui sont à réécrire.