En cette fin du xixe siècle, le rapport à l’ordure diffère du nôtre. En effet, rares sont les W.-C. domestiques et personnels ; les champs visuel et olfactif, privés comme publics, sont dès lors occupés par la matière. Alors que d’un côté les hygiénistes, poussés par la bienséance bourgeoise et l’industrialisation grandissante, s’engagent dans des combats d’épuration tant urbaine que corporelle, de l’autre, caricaturistes et hommes de lettres, entre autres dans les « petites » revues marginales d’avant-garde, continuent à railler les pratiques d’une société perçue comme absurde et puante. En effet, l’injonction à la retenue généralisée ne semble pas avoir touché les domaines plus immatériels, telle la littérature appréciée des bourgeois – les romans naturalistes et réalistes, en particulier ceux empreints de bons sentiments –, au grand dam de Léon Bloy, notamment. Celui-ci écrit ainsi dans les colonnes du Chat Noir1 :
Si quelqu’un de semblable à M. Ohnet ou à M. Paul Alexis, par exemple, disait : « Mon cœur est un pot de chambre tellement plein, que la plus légère goutte d’encre de la critique le fait déborder », il exprimerait avec une étonnante énergie, en même temps que la vérité de son cas, l’état général des cœurs français à la fin du dix-neuvième siècle. […] Ce qui se promène de ces vases sur nos boulevards est incroyable. Pour peu qu’ils soient bousculés, l’infâme contenu s’en élance avec tout son parfum et telle est, en deux mots, la très exacte configuration ou analyse littéraire de toute émotion contemporaine.
Il y a un œil au fond de ces vases2.
Le critique expose son refus viscéral de l’intime en tant que donnée psychologique ou sentimentale, résidu par trop tenace d’un xixe siècle romantique. Alors que l’ordure corporelle est désormais destinée à être rangée et compartimentée, ce n’est pourtant pas le cas de ce qui est, selon lui, tout aussi douteux que répugnant : les « déborde[ments]3 »du moi.
Si les propos de Bloy sont le plus souvent considérés comme violents, y compris par ses collaborateurs du Chat Noir, ces derniers partagent dans ce cas précis non seulement le parti-pris, mais aussi la forme : l’intime est collectivement pris au pied de la lettre, dans son acception bassement corporelle. Ce ne sont d’ailleurs pas les dictionnaires qui diront le contraire. Tiré du superlatif intimus, ce terme renvoie donc étymologiquement à ce qu’il y a « de plus intérieur ». Le Trésor de la langue française rapporte ses différentes acceptions de la sorte :
Qui constitue fondamentalement les caractères propres de tel individu, sa nature essentielle ; qui se rattache à ce qu’il y a de plus personnel en lui.
Ce qu’il y a de plus profond, de plus essentiel, de plus original chez une personne.
Qui favorise l’épanouissement de la vie intérieure profonde, la méditation, par son isolement, son calme feutré4.
Les définitions comportent déjà à la fois l’idée d’une profondeur, d’un épanouissement, d’une intériorité et d’un isolement nécessaire : elles réunissent à elles seules les caractéristiques liées à la scatologie. Les artistes du Chat Noir ne font que reprendre celles-ci, tout en les démystifiant, en les exacerbant et en s’en jouant. Ainsi conçu, l’intime est déplacé de son support conventionnel. Il s’écarte d’un soi-même douteux et vide, et de ce fait projette à l’extérieur, à la surface, ce qui devrait provenir d’une intériorité. On ne peut pourtant pas parler d’objectivité, mais plutôt d’une dédramatisation de tout ce qui a partie liée avec la sphère intime. Il semble donc plus adéquat de parler d’effets d’objectivation, c’est-à-dire d’une mise en scène du processus « par lequel un état interne est projeté dans l’extérieur5 ». Il s’agit de projeter une intériorité soit vacante, soit encombrée et non hiérarchisée, sur des éléments extérieurs, en l’occurrence des objets. Pots de chambre, clystères et canules font dévier la mise en forme attendue de l’intimité en la grossissant et en l’exhibant. Au-delà de sa dimension récréative, la présence d’objets scatologiques tant dans les textes que dans les illustrations semble mise au service d’une critique à l’encontre de dysfonctionnements qui touchent plus intimement encore les auteurs du Chat Noir : le rapport à la création poétique.
Un lien intime entre les personnages et leurs pots de chambre
Le lien à l’objet est prééminent à la fin du xixe siècle, non seulement du fait de la société bourgeoise qui expose ce qu’elle possède dans des vitrines et du capitalisme, mais aussi de l’esthétisme décadent mettant en scène un décor souvent luxueux : l’objet définit un espace intime. Au Chat Noir, ce travers de l’époque est frappé de déviation. Un lien intime apparaît certes entre un sujet et un objet, à condition que ce dernier soit un pot de chambre. D’objet utilitaire et à la fonction précise, il devient l’objet inutile par excellence et sans réelle fonction – autre que décorative : un bibelot. Le goût fin de siècle pour ce type de matérialité est réinvesti : ce qui a pour usage de désencombrer l’intérieur du corps humain encombre désormais l’intérieur des personnages, et même se collectionne. Ce sont ainsi des entassements de pots de chambre et de chaises percées qui sont décrits ou dessinés. Une planche sans titre signée Saint-Maurice6 montre des objets classés par taille, par espèce, au gré des envies, imitant le plaisir visuel du collectionneur – c’est d’ailleurs ce qui différencie la collection du bric-à-brac. On en compte neuf : une chaise percée, deux tonneaux, deux seaux hygiéniques, deux pots de chambre et deux pots de chambre-urinoirs. Fait amusant : George Auriol dédie à Rodolphe Salis une de ses nouvelles7, qui raconte l’obsession d’un homme à acheter des fauteuils de toutes sortes, dont des chaises percées – il en possède quatre. Il faut en effet rappeler que le cabaret du Chat Noir est décrit par ses habitués comme « une sorte de temple du bibelot8 » : Salis est lui-même frappé de « collectiomanie » ; il crée un décor de bric et de broc et « en désordre9 ». À cette accumulation systématique d’objets, au caractère parfois sériel, les artistes du Chat Noir opposent l’accumulation d’objets similaires. Dans une planche de Willette10, on voit ainsi « Pierrot colique, Pierrot fichu11 » alité, un irrigateur Éguisier sur une chaise ; sous le lit, puisque telle est traditionnellement sa place, ce n’est pas un unique pot de chambre, mais cinq, identiques, aux fumerolles analogues.
Le processus inverse est également récurrent : le bibelot se fait pot de chambre. C’est plus précisément le bibelot bourgeois, c’est-à-dire un objet servant à ranger de plus petits objets ou bien des denrées qui ne sont pas nécessaires à l’existence, qui est détourné de la sorte. Ainsi, dans un conte de Rodolphe Salis12, la chute humoristique repose sur celle du protagoniste dans le « fientoir » du village renommé pour l’occasion « Drageoir aux Cholliques ». Ces deux objets ont en effet une forme similaire : un drageoir est également un « vase aux bords relevés13 ». Si on peut penser à un éventuel clin d’œil au Drageoir aux épices de Joris-Karl Huysmans (1874), cela renvoie davantage au traitement argotique du lexique de la confiserie, autre élément commun à ces deux objets14. C’est en effet de façon périphrastique que se dit la matière fécale en argot : marrons15, pruneaux16, pralines17… Aussi est-il question, dans un autre conte de Salis, d’un « gâteau d’excrément18 » dans lequel le protagoniste tombe. Le contenant file par conséquent la métaphore : drageoir, mais aussi « bonbonnière19 ». La chanson L’Anderlique de Landerneau ou le Préjugé triomphant (Légende bretonne)20 d’André Gill rapporte ainsi l’histoire d’un vidangeur éconduit qui fait de son tonneau bien rempli le moyen et le lieu de son suicide ; pour ce faire, il « ouvrit sa bonbonnière/Où l’espac’ paraissait noir ». Enfin, en argot toujours, une autre forme du nom, « drageoires21 », signifie les joues, plus précisément le derrière.
De plus, la mode est alors aux bibelots chinois et japonisants. De la potiche chinoise en porcelaine au pot de chambre, il n’y a qu’un pas, que franchit Émile Goudeau en le grossissant. Sonnet Extrême-Orient22 met ainsi en scène deux Asiatiques en train de déféquer :
Ka-Ka-Doi, mandarin militaire, et Ku-Ku,
Auteur d’un million et quelques hémistiches,
Causent en javanais sur le bord des potiches,
Monosyllabiquant d’un air très convaincu.
Vers l’an cent mil et trois, ces magots ont vécu
À Nangazaki qui vend des cheveux postiches :
C’étaient d’honnêtes gens qui portaient des fétiches
Sérieux ; mais, hélas ! chacun d’eux fut cocu.
Comment leur supposer des âmes frénétiques ?
Et quel sujet poussa ces poussahs lymphatiques
À se mettre en colère, un soir ? Je ne sais pas !
Mais un duel s’ensuivit. — Ô rages insensées !
Car ils se sont ouvert le ventre avec fracas
Voilà pourquoi vos deux potiches sont cassées.
Goudeau se joue du « Vase brisé » de Sully Prudhomme autrement que par le pastiche – il est même question de « postiches ». Ici, le sujet lyrique se dédouane d’être à l’origine du « fracas » des « potiches » appartenant à l’adresse lyrique, inversant ainsi le postulat de l’hypotexte. Pour ce faire, il invente une histoire reposant également sur l’intimité, à ceci près que celle-ci apparaît décentrée vers le bas corporel, comme l’attestent les jeux de sens et de sons obscènes qui scandent le sonnet. L’acte d’évacuation se coule en effet dans la matière phonique des mots. Plutôt que de s’ouvrir intimement, le je, ici, donne sa vision personnelle, et fantaisiste, d’un petit fait domestique anodin.
Pas si anodin que cela en vérité : ce poème métaphorise à lui seul le traitement chatnoiresque. Alors que le carnavalesque s’applique à renverser l’ordre23, les artistes du Chat Noir, « dans la connivence et la surenchère24 », visent à mettre tout en désordre. Il s’agit en effet de déranger l’intimité et, simultanément, de brouiller les pistes, de créer la confusion. Au contact de l’excrémentiel, les catégories d’objets se défont, et ce suivant une logique qui semble implacable : si pots de chambre et bibelots deviennent indistinctement un même objet, par conséquent n’importe quel objet peut recueillir la matière.
Projections incongrues
À l’instar du collectionneur qui accumule les objets rares autant qu’étranges pour les rassembler et les arranger en un cabinet de curiosités, le chieur chatnoiresque manifeste un certain goût pour les « lieux » hétéroclites. Ce sont ainsi un parapluie25, un paravent de la chambre à coucher de ses hôtes26, « des genoils iusques à la braguette27 » de son pantalon, son futur cercueil28 ou encore, plus métaphoriquement, la mort, comme dans « Philosophie − Sonnet honteux29 » d’Edmond Haraucourt :
C’est la Vie : on s’y jette, éperdu, puis on tombe ;
Et l’Orgue intestinal souffle un adieu distrait
Sur ce vase de nuit qu’on appelle la tombe.
Si tout objet devient propre à recueillir la matière fécale, celle-ci est elle-même subvertie en « bien », dont on ne peut réellement se séparer. Tel est le cas du je dans un poème de L. Henséling, au sortir de toilettes publiques :
J’m’en allais, heureux comme un roi,
Quand la buralist’ me rappelle :
− Votr’ sou ne pass’ plus ! – me dit-elle !...
− Ah ! lui dis-j’, veuillez m’pardonner,
J’n’en ai pas d’autre à vous donner :
Il faut c’pendant qu’personn’ n’y perde !...
Alors, ell’ me répondit :… Zut !
Pour moi, je n’vois qu’un seul moyen :
C’est de r’prendr’ tout bonn’ment votr’ bien30 !
Cette petite histoire n’est pas sans faire écho aux avancées sociales et techniques contemporaines : si, encore au xixe siècle, « [l]e “tout-à-la-rue” reste la loi des ménagères, malgré le risque de traduction devant le tribunal de simple police31 », divers décrets d’assainissements urbains visent l’arrêt total de cette coutume. Un des ressorts comiques traditionnels, la projection d’excréments et l’arrosage par l’urine, est donc en passe de devenir passé de mode. Les artistes du Chat Noir sautent sur l’aubaine, tout en poursuivant la logique en vogue de garder chez soi tous ses effets personnels : ce qui ne s’étale plus dans la rue et sur les passants adviendra désormais dans la sphère intime de la chambre, éclaboussant de préférence le visage du pharmacien ou du médecin. Ils raillent par là-même la frénésie à se purger de la société. En effet, s’il s’agit de nettoyer les rues, être propre à l’intérieur est alors une préoccupation hebdomadaire : eaux purgatives, telles Sedlitz ou Hunyadi-Janos, pastilles, tisanes, clystères et canules, sont d’usage et promettent de retrouver un « teint frais et rose32 », une « santé parfaite33 », un sentiment d’Idéal. Athanase, apprenti apothicaire d’un conte d’Alphonse Allais34, en fait les frais, alors qu’il administre un clystère à un patient :
Il n’y avait plus qu’à se retirer et à s’en aller.
Mais, tout à coup, comme un volcan, comme une explosion, il se produisit un phénomène inattendu.
Projeté violemment dehors, le bon liquide venait de sortir […].
Le visage d’Athanase était là, tout près, à bout portant. Il n’en perdit pas une goutte.
Une histoire sans paroles de Fernand Fau35 élargit le champ de la projection. On y voit ainsi une jeune malade alitée recevoir un clystère par son médecin ; l’arrosage survient immédiatement, atteignant non seulement le médecin, mais aussi le père de celle-ci et la servante, qui en tombent à la renverse.
Riant de tout, mais surtout d’eux-mêmes, les artistes du Chat Noir ne se bornent pas à révéler l’absurdité de la société par des provocations, ils s’attaquent également aux dysfonctionnements qui touchent à la création fin-de-siècle, plus précisément la poésie.
Visions intimes
Victor Hugo l’a résumé de façon sentencieuse : « La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout36. » Rien d’étonnant par conséquent à ce que ce genre soit plus profondément visé dans Le Chat Noir : les poètes dénoncent les faux-semblants d’une telle conception. Dans L’Œil37 d’Armand Masson, les différents sens du mot œil renvoient les uns aux autres, autrement dit un trompe-l’œil apparaît en filigrane. Ainsi, Fifine doit tromper sa peur de l’œil « agrémenté d’un sourcil violet/À la prunelle peinte en rouge vif » qui se trouve au fond de son vase de nuit, pour que son propre œil puisse s’y épanouir :
L’œil était dans le vase. Un caprice d’artiste
L’avait agrémenté d’un sourcil violet
Et sa prunelle peinte en rouge vif semblait
Vous regarder d’un air ineffablement triste.
C’est à la Foire aux pains d’épices qu’un beau soir
Nous gagnâmes ce vase au tourniquet, Fifine
Affirma qu’il était en porcelaine fine,
Et voulut l’étrenner tout de suite, pour voir.
Mais il était si neuf, le soir, à la lumière,
Qu’elle n’osa ternir sa pureté première,
Et le remit en place avec recueillement.
Elle fut très longtemps à s’y faire. C’est bête
Cet œil qui la fixait inexorablement
Semblait l’intimider de son regard honnête.
Car, s’« [i]l y a un œil au fond de ces vases38 », comme l’écrit Léon Bloy, c’est bien celui du poète. Le Dictionnaire Larousse définit l’intime comme ce « qui est au plus profond de quelque chose, qui constitue l’essence de quelque chose et reste généralement caché, secret ». Le poète a justement pour fonction, depuis le romantisme, de pouvoir décrypter les signes : « il voit39 », écrit Victor Hugo ; il est le « déchiffreur […] de l’universelle analogie40 » chez Baudelaire ; Rimbaud en fait un « Voyant41 ». Ce principe est subverti, au Chat Noir : c’est l’objet intime qui suscite la vision du je-poète. L’objet en question a par ailleurs une fonction précise et unique : un clystère, ou tout objet apparenté. Il s’agit donc, pour le je, d’entrer au contact de l’intimité, non la sienne, mais de l’autre – la femme –, par le biais de leurs parties anatomiques respectives, au nom similaire : l’œil. C’est l’objet qui fait le lien de l’un à l’autre.
Ce jeu n’est certes pas nouveau. On songera à certains tableaux représentant des scènes galantes, tel Le Clystère ou la Soubrette officieuse, gravure d’Alexandre Chaponnier, d’après Schall (1786) : le lavement se fait prétexte à exhiber ses parties intimes à l’amant-voyeur, caché derrière la porte de la chambre. Le clystère, une seringue, se teinte ainsi d’une fonction érotique ; d’aucuns la nomment d’ailleurs « seringue joyeuse42 ». Mais, au Chat Noir, cela est une fois de plus exacerbé, et ce d’autant que cela permet de toucher à la fonction du je-poète. Dans Seringue-Pompadour43 d’Armand Masson, le sujet lyrique dévore des yeux ledit objet :
Svelte et luisante, elle repose
Sur un coussinet de velours,
Dans un coffret en bois de rose
Portant l’écusson aux Trois Tours
C’était l’exécutrice intime
Des ordonnances de Quesnoy
Elle présidait au régime
De la confidente du Roy ;
Et sa prison capitonnée
D’étoffe bleue aux tons éteints
Conserve une odeur surannée
Où revivent les jours lointains.
Ce miracle d’orfèvrerie
Est en vieil argent ciselé
Où la galante mièvrerie
De ce siècle du potelé
Mit une ronde fantaisiste
D’anges aux derrières joufflus,
Qui semblent courir à la piste
Des appâts qu’ils ont entrevus.
— Oh ! s’ils pouvaient parler, ces anges
Si par leur voix m’étaient contés
Les souvenirs des lieux étranges
Qu’ils ont autrefois visités ;
Si la gloire était révélée
De tous les charmes inconnus
– Où la seringue fuselée
Déposa ses baisers pointus…
Sur leur beauté mystérieuse
Nous aurions des détails précis
Et pour l’Histoire curieuse,
Bien des points seraient éclaircis ;
Nous verrions sous une autre face
Ce chef-d’œuvre cythéréen
Qui tenait alors tant de place
Dans le concert européen ;
Et, dans une auréole exquise.
Paraîtrait aux yeux éblouis
Ce que la divine marquise
Gardait aux plaisirs de Louis.
Or, c’est dans l’espérance intime
De connaître un jour ce secret
Qu’un pharmacien que j’estime
Conserve ce bijou discret ;
Car c’est pour lui comme un emblème
De ce privilège ancien
Qui laissait au pharmacien
Le plaisir d’opérer lui-même.
L’observation méticuleuse de cet objet finement ciselé, ouvragé, conservé dans un écrin tout aussi luxueux, donne à celui-ci une dimension d’objet fétiche, voire de relique ; elle révèle également l’obsession que recèle cet objet, tant pour le « pharmacien44 », que pour le je, même si ce dernier n’apparaît que furtivement. Par son entremise, il s’agit pour le contemplateur de pénétrer dans l’intimité d’une femme fantasmée, et ce d’autant plus que celle-ci appartient à « des jours lointains », d’en percer les mystères. Le sphincter de la dame semble alors retourné en une variante fumiste du sphinx, porteur d’un « secret » qui ne sera jamais dévoilé. Par conséquent, par l’objet et les projections fantasmatiques qu’il suscite, l’œil de l’observateur cherche à voir autre chose, à percevoir un au-delà. Mais cela est rabaissé : il s’agit de l’anus de la femme. L’œil du contemplateur remplace dès lors l’œil fantasmé.
Le Clysopompe45 de Maurice Mac-Nab fait davantage intervenir le je. D’abord voyeur, ce dernier se fantasme clysoir à pompe, autre instrument servant aux lavements, associant une poire, reliée par un tuyau à une pompe qui permet un jet continu. Le champ lexical de la vue sert de fil conducteur, et permet par-là même au je de se rapprocher de la dame :
N’auriez-vous pu, madame, à mes regards cacher
L’objet dont vous ornez votre chambre à coucher.
Je suis observateur, et, si je ne me trompe,
Le bijou dont je parle était un clysopompe !
Jamais on n’avait vu pareil irrigateur !
Orné d’un élégant tuyau jaculatoire,
Vers le ciel il tendait sa canule d’ivoire.
Spectacle sans égal pour l’œil d’un amateur !
Sur la table de nuit dans l’ombre et le mystère,
Sans doute il attendait votre prochain clystère…
Mais qu’importe si j’ai d’un regard indiscret
De vos ablutions pénétré le secret !
Ce qu’il faut vous conter, c’est que la nuit suivante
Un cauchemar affreux me remplit d’épouvante :
J’ai rêvé… que j’étais clysopompe à mon tour,
De vos soins assidus entouré nuit et jour.
Vous me plongiez soudain au fond d’une cuvette,
Vous pressiez mon ressort d’une main inquiète,
Sans vous douter, hélas ! que votre individu
Contre mes yeux n’était nullement défendu.
Et moi je savourais l’horizon grandiose
Que je devais, madame, à ma métamorphose.
Si bien qu’en m’éveillant je m’étais convaincu
D’avoir toute la nuit contemplé votre…
Ici, le fantasme se teinte de fantastique et fait, en trompe-l’œil, croire à un cauchemar. Les différentes acceptions du mot œil se superposent, se contaminent les unes avec les autres, à l’aune d’un sujet-voyeur qui se confond avec un objet voué à prodiguer un clystère. La vision, elle aussi multiple, en tant que sens et représentation mentale imaginaire, sert de lien intime entre ces éléments disparates. Enfin, le je voit tout autant qu’il se donne à voir. Devenu à son tour un « bijou » appartenant à une panoplie féminine fantasmée, il peut être rangé aux côtés des autres bibelots intimes précédemment cités. L’accès à une vision au-delà du monde sensible réservée traditionnellement au poète, s’il semble refusé au je-poète chatnoiresque, est à son tour métamorphosé : ce sont des visions, aux variantes tout aussi étendues ; du moins, autant que peuvent le permettre le sens et les sonorités d’un mot.
Faire de pots de chambre, clystères et canules le creuset de l’intimité fin de siècle peut passer pour une provocation au mieux culottée, au pire de mauvais goût ; d’autant que ces objets n’ont rien de nouveau en matière de satire sociale ou politique et semblent même en constituer un passage obligé. Pourtant, plus qu’une réappropriation finiséculaire du carnavalesque, qui se manifeste notamment par un renversement des hiérarchies et favorise de ce fait le « bas productif46 », la mise en scène de ces objets touche à plus intime qu’il n’y paraît. Le motif de la purge sert de façon surprenante à Georges Fragerolle pour définir l’esthétique fumiste, dont les artistes du Chat Noir se réclament :
Le Fumisme est à l’esprit ce que l’opérette est à l’opéra-bouffe, la charge à la caricature, le pruneau à l’eau de Hunyadi-Janos. […] Qu’y a-t-il en somme de plus profondément fumiste que le pruneau qui se présentant sous les dehors les plus bénévoles renferme dans ses entrailles des révoltes inattendues47 ?
Sous les « dehors » trompeurs d’une conception littérale de l’intimité, il s’agit pour ces artistes de donner leur vision personnelle, quoique collective, sur fond de crise fin-de-siècle de l’idéal, des dysfonctionnements poétiques. Si le rapport à l’objet intime tend par définition et par obligation sociale à être individuel, cela est dévié par ces artistes en une pratique rituelle visant à montrer le groupe dans son unicité et porter un même regard sur les pratiques sociales et poétiques.