On ne saurait dire, comme l’indique l’auteur, que le théâtre de ces trois auteurs répond à des préoccupations très contemporaines, ce qui justifie l’oubli dans lequel toutes ces pièces sont en général tombées. En revanche le xixe siècle est un âge d’or du savoir-vivre avec la bourgeoisie montante et les très nombreux manuels de politesse destinés à servir à ne pas commettre de faux pas en société, clef de la réussite mondaine. Or ces codes et ces pratiques sociales ont servi de base à la comédie de mœurs représentée chez ces trois écrivains. L’évocation des codes de la politesse contribue à des fins dramatiques et spectaculaires. La comédie du théâtre bourgeois sert de modèle à mettre en scène le comportement adapté et souhaité, à mettre le doigt sur les transgressions des règles de bonne conduite en soulignant l’aspect ridicule, comique ou tragique que celles-ci peuvent avoir. Aussi Hanan Hashem se réfère-t-elle à la sociopoétique telle que nous l’avons élaborée au sein du CRLMC puis du CELIS, ainsi qu’à l’ouvrage de Sylvie Weil, Trésors de la politesse française (Belin, 1983) qui lui sert de source quant à nombre d’usages et de prescriptions. L’auteur développe tout au long de son étude une dramaturgie du savoir-vivre en prenant chaque thème de manière systématique et exhaustive.
Tout d’abord, l’opposition entre Paris et la province concourt à montrer dramaturgiquement les différences existantes dans les manières de se comporter. La campagne étant réputée lieu d’ingénuité tandis que Paris est pour certains un lieu de perversion et de perdition possible. Chez Victorien Sardou dans Maison Neuve (1866), Pontarmé pense qu’être de la campagne, c’est être toujours « un peu rococo et chauvin », alors que Genevoix lui répond : « J’aime mieux être chauvin à soixante ans que chauve à trente. » Aussi tout un jeu entre les citadins qui arrivent à la campagne et les campagnards qui viennent dans la capitale apparaît à travers les gestes, les habitus de chaque catégorie qui se distingue ou se ridiculise. Le fait d’appartenir à un monde où la maladresse provinciale n’est pas admise est source de nombreux effets comiques très attendus.
Paris, la capitale, est un matériau dramatique original avec les nouveaux quartiers résultant de l’hausmannisation et les importants changements sociaux caractéristiques du Second Empire. Les types du parvenu, du nouveau riche plein d’affectation et d’artifices, qui savent les valeurs de la classe dominante, s’emploient à les singer pour le plaisir du spectateur. Les personnages féminins servent à repérer les différentes strates et appartenances sociales, de la grande dame à la fausse mondaine. La demi-mondaine joue la comédie des apparences sociales pour obtenir ce qu’elle veut. Son aptitude à imiter les grandes dames lui permet d’accaparer les soupirants et d’en tirer profit. « La théâtralité est la raison d’être de la demi-mondaine ». Il y a aussi une mondanité masculine avec les types du gandin, du dandy, de l’aristocrate et du bourgeois qui chacun à leur manière font preuve de l’état d’homme du monde. L’auteur a raison d’intégrer également dans la galerie des personnages les domestiques, ces héros de l’antichambre, qui sont les miroirs de leur maître, permettant de mieux cerner leurs relations. Parmi les serviteurs, certains sont les meilleurs connaisseurs des codes de la politesse et ne manquent pas de rappeler à leur maître en cette fin de xixe siècle les préceptes à suivre que certains ont tendance à oublier. Bien entendu certains domestiques font preuve d’outrecuidance ou de vices, contribuant à mettre ainsi en scène l’absence de civilité.
L’auteur étudie de manière systématique les différents éléments constituant la politesse. Elle s’intéresse légitimement à l’épistolaire, à la correspondance mondaine, à la carte de visite, élément essentiel de ces comédies qui permet de révéler l’identité d’un personnage et de montrer tout le rituel existant à l’époque. C’est un moment de sociabilité importante que toutes ces lettres lues ou écrites sur scène, correspondance galante, billets doux, lettres anonymes qui participent de cette esthétique théâtrale du savoir-vivre, la correspondance épistolaire étant un moyen dramatique d’une grande efficacité, permettant de passer du jeu scénique au spectaculaire.
La distinction et la mise en scène de soi passe par la crainte du qu’en-dira-t-on et du ridicule pour asseoir une identité mondaine qui s’appuie sur tous les actes et objets de la vie courante. Ces éléments du savoir-vivre que sont l’inclinaison, la révérence, le baise-main, le shake hand, les toilettes, les apparences spectaculaires de la mode, les vêtements, le linge, le décolleté impudique, les dentelles, le fard, les bijoux, les boucles d’oreille, les rivières de diamants, les parfums, les couvre-chefs, l’éventail auxquels les didascalies accordent beaucoup d’importance, sont autant d’accessoires qui permettent de juger non seulement les personnages et leur appartenance sociale, mais aussi de nous renseigner sur des pratiques et des usages qui sont disparus et qui ne nous sont plus connus aujourd’hui.
Le double intérêt de l’étude de ces pièces tombées dans l’oubli réside d’une part dans le projet sociopoétique étudiant concrètement comment les codes de la politesse deviennent l’objet d’une véritable dramaturgie et d’une mise en scène spectaculaire et d’autre part, dans la possibilité de retrouver, avec un regard quasi archéologique, les coutumes d’antan. L’auteur semble suivre point par point les différents chapitres d’un manuel de savoir-vivre de l’époque, afin de montrer comment ces différents chapitres sont mis en scène par les auteurs en question.
Outre les relations épistolaires, il y a aussi les arts de la table qui ont leur place dans ce spectacle du savoir-vivre et en particulier la manière de servir à table, les didascalies montrant par exemple le luxe de la mise en scène qu’escomptait Victorien Sardou à cet égard. Sans parler de l’étiquette de l’entrée dans la salle à manger ou des recettes culinaires qui permettent d’opposer chez Émile Augier un bourgeois, Monsieur Poirier et un marquis, Gaston de Presles, son gendre, qui dévoilent dans un grand dialogue toute leur différence dans la manière de concevoir le repas. Les goûts culinaires trahissant l’origine sociale des personnages, les manières de prendre le café, de boire le thé, le tilleul ou la limonade, contribuent à une typologie du gastronome dont le théâtre offre une large palette, avec différents types (le célibataire fine fourchette, l’écornifleur, le gourmand, le commensal effronté).
Ce qu’on peut regretter dans cet ouvrage est l’absence d’un élément essentiel au théâtre et qui a ses codes de politesse fortement réglés, celui de la conversation, élément très présent dans les comédies et les vaudevilles de l’époque qui usent dans la mise en scène de la manière de converser avec ses spirituelles fusées, ses ratés, ses quiproquos et ses transgressions. Cela dit, la politesse et ses représentations au théâtre ont fait l’objet de très peu d’études et il est intéressant de voir comment une perspective sociopoétique a travaillé la dramaturgie du savoir-vivre, dans un livre original qui ouvre des portes que d’autres chercheurs pourront approfondir.