Rire du patriarcat : la comédie française des années 1550-1650 au prisme du genre

Looking at French Comedy from the 1550s-1660s from the Perspective of Gender Studies

DOI : 10.52497/sociopoetiques.720

Résumés

Résumé : Les comédies françaises de la fin du xvisiècle et des débuts du xviimettent en scène une conquête amoureuse en l’assimilant systématiquement à une conquête guerrière. Un dense tissu métaphorique rapporte la conquête des jeunes filles à celle des villes. La métaphore de la prise de ville, en plus d’être le support narratif des pièces, déploie, sur le plan idéologique, une vision du monde foncièrement misogyne.
Après avoir analysé ce schème fondamental, nous envisageons son évolution. En effet, au fur et à mesure qu’avance le xviisiècle, la métaphore du siège urbain tend à se renverser : certaines jeunes premières en viennent parfois à s’affirmer comme des conquérantes. Le théâtre comique voit ainsi sa charge misogyne s’émousser. La Veuve et Le Menteur de Corneille, L’Esprit fort de Claveret ou La Célimène de Rotrou font évoluer les rapports entre les hommes et les femmes dans un sens progressivement plus favorable à ces dernières. 
La comédie des années 1550-1650 gagne à être envisagée à la lumière des études de genre. Elle met en scène, au début de l’époque moderne, les fondements du système patriarcal, mais aussi les prémices de son ébranlement. 

Abstract: French comedies from the late 16th century and early 17th century revolve around games of love-making which are systematically likened to acts of war. A compact web of metaphors draws a parallel between the conquest of maidens and the conquest of cities. This metaphor of the conquest of a city which provides the narrative basis of the plays also displays, at an ideological level, a fundamentally misogynous world view.
This study proposes to analyse this fundamental schema and explain the changes it undergoes. Indeed, as we progress through the 17th century, the metaphor of the town siege can be turned around and some of the lead female characters tend to turn into conquerors. The theatre of comedy thus takes the edge off its misogynous side. In Corneille’s La Veuve and Le Menteur, in Claveret’s L’Esprit fort or in Rotrou’s La Célimène the relationships between male and female characters develop in a way that is gradually more favourable the the latter.
Gender studies can bring fresh light to the study of French comedy from the 1550s-1660s. This theatre of the beginning of the modern age highlights both the foundations of our patriarchal society and the first signs of its shattering.

Index

Mots-clés

théâtre comique, Renaissance, ville, guerre, statut de la femme

Keywords

comedy, Renaissance, city, war, condition of women

Plan

Texte

Au milieu du xvie siècle, les humanistes de la Pléiade introduisent la comédie dans le champ dramatique français. Leur intention est de dépasser les formes du théâtre comique médiéval en transposant les modèles grecs, latins et italiens. La comédie en langue française s’impose progressivement, en un siècle, au fil d’une cinquantaine de pièces1. Ce corpus demeure globalement méconnu parce qu’il a longtemps été envisagé, de façon téléologique, comme un brouillon plus ou moins habile de la comédie moliéresque. Or, il se révèle très riche si on l’envisage sous une lumière sociopoétique, au prisme singulièrement de l’anthropologie et de la sociologie urbaines2.

La comédie (ré)inventée par les humanistes de la fin de la Renaissance met au point, pour supplanter la farce, une logique narrative neuve. Dans la comédie, le mariage est le point d’arrivée de l’intrigue, alors que dans la farce il est un point de départ. Tandis que la farce met en scène les vicissitudes de la vie conjugale, la comédie représente la marche vers les noces, lesquelles coïncident avec le dénouement. La comédie est ainsi l’histoire d’une conquête amoureuse longtemps contrariée et finalement victorieuse3. Jusqu’en 1630, cette conquête amoureuse est systématiquement assimilée à une conquête guerrière. Pourtant, la misogynie que présuppose un tel schéma s’émousse au fur et à mesure que le genre théâtral nouveau se met en place. Notre propos travaillera à analyser cette évolution.

Une intrigue dominée par des mâles conquérants

L’évocation obsessionnelle de la conquête des villes

Entre 1550 et 1650, la comédie est hantée par le spectre de la destruction de la ville. Les allusions aux sièges urbains émaillent l’ensemble du corpus. Le moteur initial de l’action est souvent une panique consécutive à un sac, et, s’il y a une reconnaissance au terme de certaines comédies, c’est parce que les personnages se sont perdus de vue lors d’une prise de ville. Les Corrivaus de La Taille, La Reconnue de Belleau, Les Esprits ou Les Tromperies de Larivey jouent notamment de cette ficelle dramatique.

L’évocation des sièges de villes est presque immanquablement le fait des soldats fanfarons qui sont, de loin, les personnages les plus présents dans le théâtre comique des années 1550-1650 et qui, tous, nourrissent un penchant pour la destruction à grande échelle. À l’acte III du Fidèle de Larivey, l’orgueilleux Brisemur justifie son nom à son valet aussi incrédule que moqueur :

BRISEMUR : J’ai été la destruction et ruine de mille cités. NARCISSE : N’en dis pas tant et va au rabais monsieur Baudet.

BRISEMUR : Et avec ce poing, j’ai renversé les murailles par terre, et réduit les pierres en menue poussière, dont j’ai acquis cet honorable nom de Brisemur4.

Le célèbre Matamore de l’Illusion comique offre un écho direct à cette déclaration : « Le seul bruit de mon nom renverse les murailles », assure-t-il à l’acte II de la pièce de Corneille5. Dans les Visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin, le soldat Artabaze, en son emphase, se rêve lui aussi en poliorcète émérite, et même comme le fossoyeur de la civilisation urbaine de l’Antiquité :

Où sont les larges murs de ceste Babylone ? / Ninive, Athene, Argos, Thebe, Lacedemone, / Carthage la fameuse, et le grand Ilion,/ Et j’en pourrois nombrer encore un million ? / Ces superbes citez sont en poudre reduites : / Je les ai pris par assaut, puis je les ay destruites6.

Les soudards fanfarons, obsédés par la démolition des murs et des fortifications, s’attribuent nombre de prises de villes lors des Guerres de Religion ou durant la Guerre de Trente Ans. Leur mégalomanie prête à rire, bien entendu, car tous les militaires bouffons sont des pleutres patentés, qui prennent la fuite à la première contrariété. Les soldats de comédie ont ainsi un sens à la fois mémoriel et parodique. Ils sont une caricature des soldats réels, notamment des Gascons et des Espagnols. En les représentant, le genre comique travaille à exorciser les violences de l’époque.

Les guerriers grotesques se lestent de surcroît d’une fonction poétique et dramatique. Leur ardeur destructrice a beau être pure fiction, c’est précisément en tant qu’illusion grotesque qu’elle s’avère significative. La bravoure de pacotille qui est celle de Matamore donne le ton d’un traitement burlesque de la guerre à l’échelle de toute la comédie. Sa posture contamine tous les autres personnages, singulièrement les personnages masculins, qui sont décrits et se décrivent comme des combattants. L’enjeu du combat a simplement cessé d’être héroïque : il ne s’agit plus de prendre des villes, mais des jeunes filles.

De la conquête des villes à la conquête des jeunes filles

La conquête amoureuse qui est au cœur de la pièce est présentée comme une conquête militaire. L’assaut qu’il faut donner sur les maisons des jeunes premières ou, pour être exact, de leurs pères, est assimilé à une prise de ville.

Par exemple, le Rodomont des Contens de Turnèbe se glorifie de hauts faits d’armes à la « bataille de Moncontour » et à la « rencontre de Jarnac7 ». Mais il souhaite par-dessus tout posséder la belle Geneviève, que lui dispute Basile. Et, dans cette entreprise, il confond le métier des armes et la séduction amoureuse :

Il m’est advis que je vay maintenant me presenter à quelque breche, la rondache au bras et l’estoc au poing. Et quand je pense là où je vay, il me souvient de la prise d’Issoire ou de Mastric… Mais amour, qui me conduit sous son estandart, me promet que je demoureray maistre de la place sans effusion de beaucoup de sang, pourveu que je conduise mes troupes en silence, pendant que ceux de dedans ne se doubtent de l’embuscade que je leur ay dressée et qu’ils se preparent de se rendre à Basile, sur lequel je raviray aujourd’huy une belle victoire. J’ay envoyé mon homme faire une patrouille autour des avenues, et selon le raport qu’il m’en fera je jetteray mes gens à la campaigne et feray marcher mesbataillons.8

Pour mieux s’inventer des prouesses, le soldat fanfaron fait allusion à des batailles véritables : Moncontour et Jarnac ont été prises en 1569, Issoire en 1577, Maastricht en 1576. Le sel de la comédie tient à ce jeu entre le réel et le fantasme, mais aussi et surtout à la superposition symbolique de la conquête amoureuse et de la conquête militaire. Une telle métamorphose de la geste martiale, fondée sur la métaphore du siège urbain et sur son transfert burlesque dans le champ érotique, est de mise dans la quasi-totalité des pièces comiques des années 1550 à 1650.

La métaphore du siège de ville, constamment filée, est beaucoup plus qu’un ornement rhétorique. Elle rend compte de la dynamique même de la dramaturgie. Tout le sel de la comédie tient au passage de Mars à Vénus. Ce transfert engage un jeu avec les limites de et dans la ville dont le dessin suivant synthétise le principe :

Limites en jeu

Image

Dessin de l’auteur

L’imaginaire spatial de la comédie imbrique trois espaces concentriques. La ville, la maison et le corps féminin sont représentés comme des citadelles assiégées. Maîtrisée par les personnages masculins, la dynamique de l’intrigue consiste à percer ces murailles successives. La comédie se conçoit de la sorte comme une parodie de la guerre. Ce n’est plus l’enceinte sacrée de la cité qu’il s’agit de fracturer, mais ce que les conquérants parodiques appellent les « pertuis » des vierges.

Le risque du dépucelage impromptu est de fait le tabou majeur au sein du microcosme bourgeois que met en scène le théâtre comique. Dans Les Esprits de Larivey, Gérard laisse entendre que les frasques sexuelles de sa fille seraient encore pires que les violences des conflits religieux :

Miserable que je suis helas, j’estois retourné en ma maison pensant joyr des doux fruicts de la paix & j’ay trouvé une plus cruelle guerre que la precedente ! O Dieu que n’ay-je esté faict le but d’un coup de harquebouzade ou que les voleurs ne m’ont esgorgé par les chemins puis que j’ay perdu mon honneur en la perte de ma fille qui s’est perdue elle mesme !9

Lorsqu’on s’en trouve victime, les affres de la guerre amoureuse dépasseraient les vicissitudes des guerres civiles. Le tour hyperbolique que prend la comparaison fait sourire, mais signale de façon saisissante l’interdit fondamental de la sexualité prénuptiale pour les jeunes filles. C’est justement cet interdit qu’excellent à instrumentaliser des conquérants sans scrupule.

Quels sont en effet les rouages de la dramaturgie comique des années 1550-1650 ? L’imbroglio prend place dans une société urbaine où priment l’appât du gain et le souci qu’a chacun de sa réputation. En cette ville, un jeune premier désargenté convoite une jeune fille de famille fortunée. L’obstacle à la concrétisation de ses désirs se laisse aisément deviner : le père de famille refuse de donner sa fille à un mauvais parti ; il espère marier sa progéniture à un homme riche. Dans l’attente de ces noces espérées, le père séquestre sa fille pour la soustraire aux griffes des prétendants indésirables. Cette séquestration implacable trouve son fondement dans les codes de la société de la fin de la Renaissance, dont témoigne et joue la comédie : l’obsession de l’« honneur » des jeunes femmes implique que leur défloration résulte du mariage. Pour parvenir à leurs fins, les jeunes premiers n’ont d’autre choix que de prendre à rebours le chemin qu’imposerait le respect des convenances sociales : ils travaillent à déflorer la jeune première pour extorquer le mariage. En pratique, ils pénètrent dans la maison-forteresse pour abuser des charmes de son occupante, qui est plus ou moins consentante. Une fois réduite la fille-citadelle, tous les personnages courent au dénouement. Placé devant le fait accompli, le père de la jeune femme est forcé de consentir au mariage qu’il refusait initialement. Il doit couper court à la circulation de rumeurs délétères sur le compte de sa fille. Il ne peut se permettre de la voir « déshonorée » aux yeux de la ville. Il ne saurait la laisser déflorée, mais non mariée. L’épilogue scelle la victoire du jeune premier qui fait coup double ; il obtient la main de la belle tout en faisant main basse sur la fortune de ses parents.

Le dénouement se fait néanmoins sous l’égide du paterfamilias. Pour faire sa demande en mariage, le jeune premier rentre dans la maison de son beau-père. Ce rituel d’armistice euphémise la conquête violente qui a précédé. La paix succède à la guerre amoureuse. La jeune fille passe de la tutelle de son père à celle de son mari. La domination masculine est ainsi repartie pour un tour. Elle sort de l’intrigue régénérée par le sang neuf du jeune premier. La contestation du pouvoir des Pères n’aura été que provisoire.

L’exclusion radicale du féminin

Dans un tel univers, la femme reste cantonnée à son rôle traditionnel d’exutoire des angoisses masculines.

Dans La Néphélococugie ou La Nuée des cocus de Pierre Le Loyer, Genin décrit la femme comme un « mal nécessaire » vecteur de toutes les calamités10. Le réquisitoire lui attribue une lascivité irrépressible : « Dès aussi tost qu’elle a un peu gousté/ Aux hameçons cachez en volupté,/ Elle s’y prend et, sans raison ny bride,/ Court eshontée où sa teste la guide,/ Ne cherchant rien d’un courage esperdu/ Que son plaisir méchant et deffendu11 ». Le titre de la comédie associe la femme, par la luxure qu’on lui prête, à la crainte du cocuage. Dans La Veuve de Larivey, le vieillard Ambroise avance que « les femmes sont subjettes au changement comme les girouettes au vent12 ». Leonard prétend quant à lui que « les filles resemblent aux pouletz qui s’aprivoisent au grater13 ». Tous deux sont d’accord sur un autre point : « Ces femmes sont-elles diables ? », interroge le premier ; « Elles sont encores pires, car le diable ne faict perdre que l’ame, & elles font perdre l’ame, le corps & les biens14 ».

Des dizaines de plaisanteries de ce type pourraient être citées qui, certainement, faisaient rire le public des xvie et xviie siècles. La comédie est donc en son principe une mise en scène de la domination masculine. On gagne à la lire, dans une perspective critique, comme une manifestation archétypale de cette « culture du viol » qui reste encore prégnante aujourd’hui15. Toutefois, au début de l’époque moderne, certaines jeunes premières ont su contester le pouvoir des hommes.

Des brèches dans la place-forte patriarcale : l’affirmation des personnages féminins

Le reflux de la métaphore de la conquête : vers une curialisation des guerriers ?

Dans les comédies de la première moitié du xviie siècle, et notamment dans les pièces postérieures à 1630, le pouvoir masculin est bel et bien perturbé, voire enrayé.

Au fil du xviie siècle, la topique de la conquête tend à se lexicaliser et à s’euphémiser. La métaphore du siège se détache de la référence à des batailles historiques. La mention de la ville s’estompe : on cesse de prendre des places-fortes, on ne prend plus que des cœurs. Il est fréquent, de plus, que la topique du siège de ville se renverse. Un nombre croissant de protagonistes masculins ne s’affichent plus en séducteurs vainqueurs ; ils se disent au contraire conquis, vaincus par l’amour. Les guerriers conquérants se transforment de la sorte en honnêtes courtisans, ce qui tend à confirmer l’hypothèse, chère à l’historien Norbert Elias, d’une civilisation des mœurs au xviie siècle. Parfois cette curialisation des guerriers est effective, parfois elle fait office de trompe-l’œil. Les métamorphoses de la guerre parodique s’avèrent sinueuses, ce que montreront deux exemples précis.

La Célimène de Rotrou (1636)

La Célimène montre à quel degré de complexité le lieu commun de la conquête peut se trouver porté. La conquête parodique lie trois histoires amoureuses :

– La conquête de Filandre par Florante-Floridan :

Parti convoité

Conquérante

Amoureux

Filandre

Florante (Floridan)

– La conquête de Célimène :

Parti convoité

1er prétendant

2e prétendant

3e prétendant

Amoureux

Célimène

Alidor

Filandre

Floridan

– La conquête de Félicie :

Parti convoité

1er prétendant

2e prétendant

Amoureux

Félicie

Lysis

Floridan

Les couples qui seront reconnus au dénouement sont déjà installés au début de l’action (et signalés en gras ci-dessus) : Florante épousera Filandre, Alidor Célimène, et Lysis Félicie. C’est le caractère volage de Filandre qui fait basculer le système des personnages dans la logique des amours contrariées : Florante aime Filandre, lequel se tourne vers Célimène, qui se refuse pourtant à lui. Florante se déguise et, sous le nom de Floridan, séduit victorieusement Célimène (qu’aime Alidor) et Félicie (qu’aime Lysis). Pour regagner le cœur de Filandre, Florante-Floridan, cette femme qui s’est déguisée en homme, déstabilise l’ensemble de l’écheveau amoureux.

Dans cette comédie, ce sont d’abord les femmes qui se définissent, très traditionnellement, comme des êtres à conquérir. Célimène n’a de cesse de se dire réduite par la toute-puissance de la passion : « J’approuve qu’un Esprit mette les armes bas,/ J’approuve fort aussi qu’il ne se rende pas. / Je n’aimerai jamais qu’Amour ne m’ait blessée. / Si je lui dois céder, j’y veux être forcée16 ». Félicie, sœur de l’héroïne éponyme, se « rend » elle aussi à l’amour17. Mais les hommes ne sont pas en reste et se montrent à leur tour conquis. Pour évoquer les sentiments que lui inspire Célimène, Alidor dit à Lysis : « J’admire les effets de cet objet vainqueur/ Qui me glace les veines et m’échauffe le cœur18 ». De façon générale, dans la pièce, hommes et femmes confondus, on se rend plus qu’on ne prend d’assaut.

Si les personnages donnent l’impression de céder plus que d’attaquer, il ne faut pas tout à fait s’arrêter aux apparences. L’utilisation de la métaphore de l’assiégé n’est qu’une autre façon, rusée, d’assumer la conquête. La remarque rend compte des manœuvres de Florante. Sous le nom de Floridan, la jeune femme se fait fort de séduire Célimène et, déguisée en homme, donne le change à merveille. La métaphore du siège endosse un rôle central dans cette feinte parade amoureuse. Floridan se dit vaincu par Célimène pour mieux anesthésier ses résistances19. Le stratagème permet au faux séducteur – ou à la fausse séductrice, c’est selon ! – d’obtenir avec une facilité déconcertante le consentement de sa dupe Célimène. La façon la plus efficace de conquérir, c’est donc en l’occurrence de se dire conquis. La meilleure attaque, c’est la défense, du moins : c’est de faire mine d’être sur la défensive. Le dispositif s’avère particulièrement retors et vertigineux. Florante joue la partition d’un séducteur prompt à mettre en sourdine les pulsions conquérantes traditionnellement attachées à la virilité : voilà une femme qui joue un homme capable d’assumer une rhétorique socialement dévolue à la femme ! Or Florante-Floridan n’agit que pour gagner le cœur d’un… homme, Filandre. Elle se révèle elle aussi, en définitive, soumise à la loi de la passion. Le trouble ne s’exprime jamais mieux que dans cette confrontation de la scène 3 de l’acte IV :

FILANDRE : Je t’ai domptée. /

FLORIDAN : C’est où je reconnais mon pouvoir inégal,/ Je sais bien attaquer, et je me défends mal. / J’abats, et l’on m’abat, je fais aimer, et j’aime,/ Je fais que tout se rend, et je me rends moi-même20.

Le reflux du pouvoir des hommes est donc tout relatif dans cette pièce labyrinthique et très subtile de Rotrou.

L’Esprit fort de Claveret (1637)

Dans L’Esprit fort, l’activité des jeunes femmes prend davantage d’envergure. La conquête parodique raconte la genèse du couple formé par Orilame et Angélie. L’intrigue envisage les deux faces de la conquête, tressant deux trames amoureuses :

– La conquête d’Angélie

Parti convoité

Parti victorieux

2e parti

3e parti

Figure du père

Cloridan

/

/

/

Jeunes amoureux

Angélie

Orilame

Nicandre

Criton

– La conquête d’Orilame

Parti convoité

Parti victorieux

2e parti

3e parti

Figure du père

/

Cloridan

Cloridan

Cloridan

Jeunes amoureux

Orilame

Angélie

Célirée

Orante

Si le système des personnages gravite autour d’Orilame et Angélie, le couple central cache deux faisceaux d’amours contrariés. Les deux sœurs d’Angélie, Célirée et Orante, sont éprises d’Orilame, alors qu’Angélie est elle-même aimée des deux Parisiens Nicandre (l’« esprit doux ») et Criton (l’« esprit fort »)21.

Les protagonistes masculins disposent apparemment de l’initiative. À tout le moins, les termes qualifiant la chaîne des amours contrariées le laissent accroire. Célirée (une femme) qualifie Orilame (un homme) d’« aimable vainqueur22 ». Orilame, de son côté, estime qu’il n’aura pas sans « combattre » le « beau prix » que représente Angélie23. Criton, l’« esprit fort », enjoint l’« esprit doux » Nicandre de prendre hardiment la main de la jeune fille qu’il convoite : « Peut estre as-tu blessé l’ennemy qui te blesse… /Presse-la de se rendre24 ». En usant de la métaphore du siège, Criton ignore néanmoins qu’il conseille un rival. À l’acte II, Orante informe Orilame que Nicandre (un homme) est sur le point de faire une « fatale bresche » dans le cœur d’Angélie25. Ce sont donc d’abord les hommes que le transfert de l’imaginaire guerrier dans le champ amoureux installe en position active.

Toutefois, si les jeunes premières se définissent comme assiégées, c’est pour mieux revendiquer les réticences qu’elles ont à se donner : « L’honneste resistance augmente la ferveur,/Quoy qu’une fille die, elle tient à faveur/Qu’un cavalier bien fait la loüe et la caresse », estime Célirée26. Les personnages masculins ne méconnaissent pas cette loi. « La plus severe aime bien qu’on la force », avance Criton27. Cloridan estime que c’est tout à l’honneur de ses filles que Criton, Nicandre, Cléronte et Orilame n’en « viennent à bout » qu’avec « peine » – l’inverse les eût fait passer pour des « coquettes28 ». Pour apparaître vertueuses aux yeux des hommes, les femmes doivent donc (faire mine de) résister. « Le paradigme le plus souvent utilisé pour illustrer la vertu sexuelle », explique Michel Foucault dans le tome II de son Histoire de la sexualité, est « celui de la femme, ou de la jeune fille, qui se défend contre les assauts de celui qui a tout pouvoir sur elle ; la sauvegarde de la pureté et de la virginité, la fidélité aux engagements et aux vœux constitueront alors l’épreuve type de la vertu29 ».

Cependant, au fil de l’intrigue, le sens de la métaphore guerrière se renverse véritablement. Les personnages masculins en viennent à reconnaître presqu’unanimement l’ascendant de leurs homologues féminins. À la scène 1 de l’acte IV, Nicandre fait allégeance aux « attraits vainqueurs » d’Angélie – « adorables fleches », les regards de la protagoniste auraient percé chez lui autant d’« amoureuses bresches30 ». Trois scènes plus bas, c’est au tour d’Orilame de s’avouer vaincu :

ANGELIE : Que vous avez de grace à surprendre une fille ! /

ORILAME : Vostre adorable esprit, vos yeux où l’amour brille/ En ont bien plus, Madame, à surprendre les cœurs ; / Leur pensez vous oster ce tiltre de vainqueurs,/ Mesprisant la victoire et l’honneur de vos armes31 ?

L’acte V voit enfin céder l’« esprit fort » lui-même. Dans les aveux de Criton à Angélie, c’est l’image de la prise de forteresse qui s’impose : « J’ai combatu long-temps sans donner ma franchise,/C’est une forte place, enfin vous l’avez prise32 ». Les galants de la comédie subissent donc en définitive les fatidiques « traits vainqueurs33 ».

À vrai dire, pour prendre la main, les jeunes femmes n’avaient pas attendu que les hommes la leur concèdent, qu’ils se démettent ou demandent l’armistice. Les jeunes femmes se montrent d’emblée offensives. Dès les premiers vers, Orante avance qu’elle saura bien « descocher des traits » pour faire la « conqueste » d’Orilame34. Les jeunes filles de Claveret sont si peu timides qu’elles n’hésitent pas à railler les artifices mêmes de la rhétorique amoureuse. À Cléronte qui dit retrouver la « vie » après de « jaloux soupçons », Orante rétorque : « Vous n’en fussiez pas mort, on ne meurt point d’amour35 ». C’est rappeler de façon corrosive que la séduction n’entretient qu’un lien analogique, et donc potentiellement parodique, avec la guerre et le trépas.

Nos deux exemples illustrent les raffinements avec lesquels les dramaturges jouent de la métaphore de la conquête dans les années 1630-1640. La Célimène, par le jeu de travestissement qu’elle engage, offre une large place aux femmes, mais elle voit en définitive les hommes tirer les ficelles de l’intrigue. L’Esprit fort au contraire fait triompher l’activité rusée des personnages féminins.

 

Alors que les comédies de la fin du xvie siècle s’avèrent nettement inégalitaires du point de vue de la représentation des sexes, la réversibilité de la métaphore de la conquête est une constante des comédies de la première moitié du siècle suivant. Le paradigme phallocrate entre en crise. Le protagoniste féminin se détache de la tutelle de ses parents. Son indépendance croissante en fait progressivement un personnage de premier plan. Ce changement s’approfondira dans les œuvres de Molière et, plus tard, de Marivaux.

Si la comédie témoigne d’une mutation de l’idéal de la masculinité à l’époque où le courtisan se substitue au guerrier, le rapport entre les sexes n’en reste pas moins globalement asymétrique, et le statut de la femme n’évolue que lentement. La comédie reste un discours masculin sur le corps de la femme et ne renouvelle guère la conception de la féminité. La virilité reste le seul modèle projeté et ses codes sont les seuls souhaitables, fût-ce pour une héroïne. On ne rompt pas encore avec ce que Foucault appelle le « schéma éjaculatoire » qui, ajoute-t-il, « sert à déchiffrer les rapports entre rôle masculin et rôle féminin en termes d’affrontement et de joute, mais aussi de domination et de régulation de l’un par l’autre36 ».

1 Nous prendrons en compte les comédies qui ont fait l’objet de publications modernes, soit (selon les dates de première publication) : L’Andrie (

2 Notre thèse, soutenue fin 2012 à l’université Paris 7, analyse le corpus à la lumière des sciences humaines et des études urbaines. Elle montre ce

3 L’association symbolique entre ces deux types de conquêtes a déjà fait l’objet d’études, mais elle n’a pas été analysée de façon systématique dans

4 Larivey, Le Fidèle, éd. de Luigia Zilli, Paris, Cicero Éditeurs, 1989, III, 5, p. 93.

5 Corneille, L’Illusion comique, éd. de Georges Couton, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. I, II

6 Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, éd. de H. Gaston Hall, Paris, STFM, 1995, I, 1, v. 45-50, p. 13.

7 Turnèbe, Les Contens, éd. de Norman B. Spector, Paris, STFM, 1964, IV, 5, p. 95-96.

8 III, 2, p. 73.

9 Larivey, Les Esprits, éd. de Michael J. Freeman, Genève, Droz, TLF, 345, 1987, V, 1, p. 492.

10 Le Loyer, La Néphélococugie ou La Nuée des cocus, éd. de Miriam Doe et Keith Cameron, Genève, Droz, TLF, 570, 2004, v. 66, p. 88.

11 V. 83-88, p. 89.

12 Larivey, La Veuve, in Ancien Théâtre François ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille

13 III, 8, p. 314.

14 I, 3, p. 251.

15 Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Paris, Les Petits Matins, 2018.

16 Rotrou, La Célimène, éd. de Véronique Lochert, in Théâtre complet 6, Paris, STFM, 2003, II, 1, v. 414-417, p. 117.

17 Voir III, 5, v. 928 et 940-943, ou V, 9, v. 1529-1532.

18 II, 2, v. 462-463, p. 120.

19 Voir II, 4, v. 676-685, ou III, 3, v. 835-849.

20 IV, 3, v. 1085-1089, p. 164.

21 In fine, et sous l’égide du paterfamilias Cloridan, Célirée et Orante épousent respectivement Cléronte – lequel avait d’abord jeté son dévolu sur

22 Claveret, L’Esprit fort, éd. de Colette Scherer, Genève, Droz, TLF, 1997, I, 2, v. 95, p. 70.

23 I, 3, v. 169, p. 74.

24 I, 6, v. 294 et 297, p. 81.

25 II, 2, v. 422, p. 89.

26 I, 2, v. 63-65, p. 69.

27 I, 6, v. 302, p. 81.

28 V, 3, v. 1676-1677, p. 152.

29 M. Foucault, Histoire de la sexualité. T. II. L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 95.

30 Claveret, L’Esprit fort, IV, 1, v. 1073-1076, p. 122.

31 IV, 4, 1294-1298, p. 133.

32 V, 1, v. 1502-1503, p. 144.

33 Criton à Nicandre à propos d’Angélie, V, 3, v. 1663, p. 152.

34 I, 1, v. 18 et 20, p. 66.

35 I, 4, v. 215, p. 76.

36 M. Foucault, Histoire de la sexualité. T. II […], op. cit., p. 143.

Notes

1 Nous prendrons en compte les comédies qui ont fait l’objet de publications modernes, soit (selon les dates de première publication) : L’Andrie (1542) et La Comédie du Sacrifice (1543) de Charles Estienne ; La Trésorière et Les Esbahis de Jacques Grévin (1561) ; L’Eunuque (1565) et Le Brave (1573) de Jean-Antoine de Baïf ; Le Négromant et Les Corrivaus de Jean de La Taille (1573) ; L’Eugène d’Étienne Jodelle (1574) ; La Reconnue de Rémy Belleau (1578) ; Le Laquais, La Veuve, Les Esprits, Le Morfondu, Les Jaloux, Les Escolliers (1579), La Constance, Le Fidèle et Les Tromperies (1611) de Pierre de Larivey (1579) ; La Néphélococugie ou La Nuée des cocus de Pierre Le Loyer (1579) ; Les Néapolitaines de François d’Amboise (1584) ; Les Contens d’Odet de Turnèbe (1584) ; Les Escoliers de François Perrin (1589) ; Les Desguisez de Jean Godard (1594) ; Les Corrivaux de Pierre Troterel (1612) ; Les Ramonneurs d’Alexandre Hardy (1624) ; La Comédie des comédies de Nicolas du Peschier (1629) ; La Comédie de proverbes (1633) ; Mélite (1633), La Veuve (1634), La Galerie du Palais, La Place Royale, La Suivante (1637), L’Illusion comique (1639), Le Menteur (1644) et La Suite du Menteur (1645) de Pierre Corneille ; La Comédie des comédiens de Nicolas Gougenot (1633) ; Les Vendanges de Suresnes de Pierre Du Ryer (1635) ; La Diane (1635), Les Ménechmes, La Célimène (1636), Les Sosies (1638), Les Captifs (1640) et La Sœur (1647) de Jean de Rotrou ; Les Galanteries du Duc d’Ossonne de Jean Mairet (1636) ; L’Esprit fort de Jean Claveret (1637) ; Les Visionnaires de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1637) ; Alizon de L. C. Discret (1637) ; Le Railleur, ou la Satire du Temps (1638) et Le Véritable Capitan Matamore (1640) d’André Mareschal ; La Comédie de chansons (1640) et L’Intrigue des filous de Claude de l’Estoile (1648).

2 Notre thèse, soutenue fin 2012 à l’université Paris 7, analyse le corpus à la lumière des sciences humaines et des études urbaines. Elle montre ce faisant comment la comédie joue avec les codes sociaux propres à la vie citadine de l’époque. Voir la version remaniée de cette thèse : La Comédie française et la ville, 1550-1650. L’Iliade parodique, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance », no 78, 2016.

3 L’association symbolique entre ces deux types de conquêtes a déjà fait l’objet d’études, mais elle n’a pas été analysée de façon systématique dans la comédie humaniste.

4 Larivey, Le Fidèle, éd. de Luigia Zilli, Paris, Cicero Éditeurs, 1989, III, 5, p. 93.

5 Corneille, L’Illusion comique, éd. de Georges Couton, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. I, II, 2, v. 233, p. 625.

6 Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires, éd. de H. Gaston Hall, Paris, STFM, 1995, I, 1, v. 45-50, p. 13.

7 Turnèbe, Les Contens, éd. de Norman B. Spector, Paris, STFM, 1964, IV, 5, p. 95-96.

8 III, 2, p. 73.

9 Larivey, Les Esprits, éd. de Michael J. Freeman, Genève, Droz, TLF, 345, 1987, V, 1, p. 492.

10 Le Loyer, La Néphélococugie ou La Nuée des cocus, éd. de Miriam Doe et Keith Cameron, Genève, Droz, TLF, 570, 2004, v. 66, p. 88.

11 V. 83-88, p. 89.

12 Larivey, La Veuve, in Ancien Théâtre François ou Collection des ouvrages dramatiques les plus remarquables depuis les mystères jusqu’à Corneille, Paris, Pierre Jannet, coll. « Bibliothèque Elzévirienne », t. V, 1855, III, 7, p. 307.

13 III, 8, p. 314.

14 I, 3, p. 251.

15 Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Paris, Les Petits Matins, 2018.

16 Rotrou, La Célimène, éd. de Véronique Lochert, in Théâtre complet 6, Paris, STFM, 2003, II, 1, v. 414-417, p. 117.

17 Voir III, 5, v. 928 et 940-943, ou V, 9, v. 1529-1532.

18 II, 2, v. 462-463, p. 120.

19 Voir II, 4, v. 676-685, ou III, 3, v. 835-849.

20 IV, 3, v. 1085-1089, p. 164.

21 In fine, et sous l’égide du paterfamilias Cloridan, Célirée et Orante épousent respectivement Cléronte – lequel avait d’abord jeté son dévolu sur Orante – et le prince Alcidamort.

22 Claveret, L’Esprit fort, éd. de Colette Scherer, Genève, Droz, TLF, 1997, I, 2, v. 95, p. 70.

23 I, 3, v. 169, p. 74.

24 I, 6, v. 294 et 297, p. 81.

25 II, 2, v. 422, p. 89.

26 I, 2, v. 63-65, p. 69.

27 I, 6, v. 302, p. 81.

28 V, 3, v. 1676-1677, p. 152.

29 M. Foucault, Histoire de la sexualité. T. II. L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 95.

30 Claveret, L’Esprit fort, IV, 1, v. 1073-1076, p. 122.

31 IV, 4, 1294-1298, p. 133.

32 V, 1, v. 1502-1503, p. 144.

33 Criton à Nicandre à propos d’Angélie, V, 3, v. 1663, p. 152.

34 I, 1, v. 18 et 20, p. 66.

35 I, 4, v. 215, p. 76.

36 M. Foucault, Histoire de la sexualité. T. II […], op. cit., p. 143.

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Limites en jeu

Limites en jeu

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Citer cet article

Référence électronique

Goulven OIRY, « Rire du patriarcat : la comédie française des années 1550-1650 au prisme du genre », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 09 novembre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=720

Auteur

Goulven OIRY

Lycée La Martinière-Monplaisir (Lyon) ; Université Paris 7

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