Tableau. Un salon parisien au milieu de la décennie 1880, entre cinq et sept heures du soir. Dans une élégante « robe de tea five o’clock1 », l’une de ces merveilleuses tea-gowns « coupée[s] dans des étoffes extraordinaires, parée[s] de dentelles rares2 » et « de fleurs exquises3 », une maîtresse de maison reçoit ses amies et quelques messieurs de passage. « Les mignonnes tartines et les petits gâteaux4 » harmonisent la table de thé, ordonnée autour du crémier, des tasses en porcelaine de Saxe et de la théière en argent, dans laquelle a été transfusée, « au moment psychologique5 », l’eau frémissante. Se détachant de cette atmosphère bleue et nébuleuse, « le doux mélange de pecko pointes blanches et de souchong parfumé6 » se mêle aux effluves de la poudre de riz, ravivant les rêveries du poète de 1830 : « Et près d’elle, on respire autour de sa beauté/Quelque chose de doux comme l’odeur du thé7 ». Sous la IIIe République, cependant, les mots murmurés à l’heure du thé exhalent d’autres saveurs. Chuchotées par une assemblée de bouches fines, gourmandes de ce sucre « qu’il est si doux de croquer et plus doux encore de casser sur le dos des petites amies, des maris des petites amies, des amis des petites amies et de leurs maris8 », les « médisances de five o’clock9 » et autres propos de cinq heures composent désormais le poème de cette société fin de jour et de siècle, à la surface de laquelle « surnage10 » contemplativement « le rond doré d’une tranche de citron11 ».
« Aucune heure n’est aujourd’hui plus parisienne que l’heure du thé12 », concluent conséquemment les commentateurs des coutumes et des jours. Sous l’influence des scénographies vespérales imaginées par la comtesse de Saint-Félix et par Mme de Brantès, – hautes figures du high-life parisien, – cette cérémonie du crépuscule est rapidement devenue « la scène à peindre13 » de cette époque, l’emblème des riches heures de l’aristocratie de Paris, et l’incarnation d’un mal qui gagne le siècle, celui du potin. Réputé tépide et insignifiant, le thé, dans les chroniques des humeurs du temps, est dès lors invariablement associé à un breuvage évaporé et féminin, qui, parce qu’il « donne des ailes à l’esprit14 » et « stimule la sensibilité générale15 », encourage la parole futile des femmes et favorise ce faisant leurs propos de toilettes et d’alcôves. Heureusement pour le salut du siècle, à l’heure où cette société féminine verse plaisamment dans des loquacités sentimentales et croustillantes, dans les lieux où « la boisson française par excellence16 », le café, dégage d’énergiques et mâles arômes, des hommes, accrochés à la hampe de leurs journaux, la parole bâillonnée par « un cigare ou une pipe17 », déchiffrent silencieusement la marche du monde.
Dédaigné des buveurs de café, méprisé des « lecteurs “savoureurs”18 » d’opinions et d’escarmouches parlementaires, le thé est néanmoins intensément cultivé dans les feuilles de presse, dont il infuse plusieurs rubriques : ses sociabilités, en effet, s’y exposent, et façonnent, pour longtemps, les traits et les caractères des échos et des nouvelles à la main, tant cette heure est propice à servir de cadre énonciatif aux récits épisodiques et épicés. En 1902, le lancement de la Five o’clock revue démontre exemplairement la permanence des rumeurs et des bruits attachés aux résonances de cette fin d’après-midi : c’est « autour de la tasse19 » que le lecteur est invité à prendre place afin d’être entretenu, dans l’une des pages rituelles du journal, des derniers bavardages de salon. Croqueur pour Femina des figures et des mœurs du début du xxe siècle, Henri Duvernois choisit de même le mot suggestif de « Five o’clock » pour introniser sa chronique satirique, qui raille volontiers les goûteurs et les dispensateurs d’eau chaude.
Le décor des cinq à sept de salon remodèle de la sorte l’espace du quotidien, mais renouvelle aussi les lieux communément associés à la représentation des mondanités parisiennes : boisson d’abord réservée aux réunions domestiques et aux cercles intimes, le thé, parce qu’il se goûte de plus en plus en dehors du chez-soi, inspire aux narrations des figures originales pour imager les manèges mondains. Au cours des années 1890, l’apparition des tea-rooms et des salons de thé, véritables potinières implantées dans le quartier de la Madeleine et de l’Opéra, offre ainsi un plateau inédit aux jeux et au spectacle de l’entre soi, que machinent fréquemment les chroniques et les nouvelles publiées dans la presse. Dans un âge où toute mondanité est un théâtre, il est de ce fait admis par le contemporain que « le thé, les muffins et les toasts ne représentent, sur la table, qu’une figuration, qu’un décor20 » servant de cadre aux cancans, de canevas à la blague, et de couture aux contes parisiens. L’emploi de ce cadran d’encre dans les récits courts aiguille ainsi un programme narratif aux timbres attendus : lorsque cinq heures sonnent à l’horloge de la fiction, voici venue « l’heure la plus hygiéniquement galante de la journée21 », le temps où l’« on fait et défait des réputations22 », où l’« on décrète les vogues23 » et où l’« on potine24 », « l’heure du boudoir, de la rêverie, l’heure où la nuit tomb[e] silencieusement entre chien et loup, l’heure exquise25… » Tamisée par la lumière de cet entre-deux suspensif, l’histoire d’une marquise qui sortit à cinq heures peut alors commencer.
À l’heure trouble : histoires de la tombée du jour
Quelle est donc cette histoire chuchotée à l’heure du thé ? Il paraîtrait que « la Stockwell a enfin décidé son mari à la surprendre en flagrant délit26 ». « Vous ne prenez pas de crème dans le thé ? Non… une tranche de citron27… ». On murmure qu’elle « a ouvert elle-même la porte de sa garçonnière aux fâcheux en ceinture tricolore peu accoutumés à se heurter à une aussi complaisante coupable28 ». L’aventure ressemble à « cell[e] d’hier et à cell[e] de demain », c’est un récit de femme, d’amour et d’adultère comme en contiennent « les quatre cinquièmes environ de la littérature d’imagination29 », une intrigue sentimentale qui appartient assurément au « sujet de conversation le plus universellement répandu sur tout le territoire de la République30 ». Un soupçon, cependant, entoure Mme Stockwell, si accommodante à exposer sa faute : aspirerait-elle à porter le titre de divorcée ? Car depuis 1884, les affaires de cœur touillées entre deux tasses de thé ont connu une surprenante révolution : rétabli par les parlementaires, le divorce, en ménageant un dénouement inédit aux liaisons coupables, a visiblement transformé la physiologie des mœurs. Galvanisé par les scènes nouvelles que le démariage introduit dans la vie privée et dans la sphère publique, chacun observe ce mot nouveau qui vient pimenter le théâtre de la société et de la fiction : on épie les couples qui se désunissent, on colporte les scènes qui devraient conduire à un démariage, on potine et on cancane à l’ombre des colonnes des journaux et des conversations de cinq heures.
Le cas de l’homme redevenu garçon, divorcé et désormais libéré des chaînes conjugales, retournant à ses amours de foyers et de loges, ressemble si bien par ses situations au stéréotype du célibataire, qu’il est promptement jugé « peu intéressant31 » par les plumes de son temps. Inimaginée jusqu’ici, la figure de la divorcée intrigue au contraire la prose par la page inédite qu’elle lui offre. Née le plus souvent de l’adultère, cette femme au capital ébréché32, dotée d’une connaissance sexuelle légitime, redevenue célibataire pour faute et désirant évoluer dans la société, demeure en effet mystérieuse et son portrait reste à faire. Éclose dans la rubrique judiciaire, la divorcée, comme la veuve avant elle, prête promptement sa voix et son visage aux bons mots et aux nouvelles à la main, et devient, du fait de son imaginaire sexuel, l’héroïne de récits dégrafés et de méditations de five o’clock. Vêtues de toilettes sensationnelles – la mode du chapeau, de la chemise et de la voilette à la divorcée est lancée –, et enveloppées de lourds parfums, les premières démariées esquissées dans les récits rappellent en effet par leurs coquetteries et leurs frivolités les ombres légères qui courent la petite presse. Imaginée sur ce modèle, la femme désunie est souvent figurée en personnage sensoriel, héroïne de récits disconvenants qui relèvent de l’alcôve et de l’intime, du demi-monde et des demi-mots. De ce fait, la démariée est d’abord l’omniprésente des propos de cinq heures, où elle se profile souvent comme un personnage-potin, une silhouette en demi-teinte conviée dans les sourdines des conversations.
– Non… merci… pas de sandwich… c’est maigre, aujourd’hui… Et votre cousine… a-t-elle obtenu son divorce ?...
– Oui… grâce à sa femme de chambre… cette fille a été très dévouée… Partez-vous ?
– Je vais au five-o’clock de la petite baronne… elle a une sorte de petits gâteaux à l’angélique exquis.
– Tiens !... eh bien ! j’y vais aussi33…
Surprises autour de la tasse, et retranscrites par Azurine dans ce récit paru au mois de juillet 1888, ces bribes de dialogues attestent que les causeries mondaines ne sont pas silencieuses au divorce. Les histoires de ménages malheureux et de couples désunis servent au contraire fréquemment à entretenir les bruits de la fin du jour. Auteur d’un manuel de five-o’-clocking, Maurice Prax conseille en ce sens aux hôtesses des afternoon tea de réserver les morceaux divorciaires croustillants pour les cas où la conversation en viendrait à s’éteindre. Dans ce traité paru en 1911, désireux de dévoiler les secrets d’un tea time réussi, l’auteur remémore d’abord à ses lecteurs que « le five-o’-clocking se décompose en quatre temps : 1° Le salut. 2° La petite histoire. 3° Le flirt 4° L’ingurgitation34 ». La « petite histoire », plus particulièrement, respecte un programme narratif précis, détaillé par Maurice Prax :
il faut que l’auditoire apprenne, par cette petite histoire : 1° qu’une jeune dame vient de sauter le pas ; 2° qu’un ménage ami (mais absent), se trouve affreusement gêné ; 3° qu’un grand mariage projeté vient de rater « parce qu’on a découvert quelques petites choses du côté de la jeune fille » 4° que la si jeune et si ravissante Mme Z… se teint et a, en réalité, quarante-quatre ans ; 5° qu’un ménage ami (mais absent) va divorcer, « ce qui gênera beaucoup la jeune femme car son mari l’avait épousée sans le sou » (Laisser entendre, à cette occasion, qu’une jeune et jolie jeune femme ne se trouve pourtant jamais très gênée à Paris)35.
Énumérés par ce professeur en five o’clock, les passages obligés de la « petite histoire » de cinq heures ne charment néanmoins pas tous les contemporains. À ce sujet, plusieurs chroniqueurs de presse expriment ouvertement leur ennui à toujours entendre « la conversation rouler sur le divorce de la petite Mme X, sur le déshabillage plastique et suggestif de telle actrice, sur les dimensions prestigieuses des chapeaux au théâtre, et autre propos de coulisse ou de sport36 » qui fait les délices des chroniques en mal de mots. Les mêmes bavardages occupent du reste les personnages de fiction, à l’exemple de cette héroïne d’un récit de René Maizeroy, la baronne de Luxille, « gazette vivante37 » des salons qui exécute à la perfection et à l’heure du thé les règles du jeu mondain enseigné par Maurice Prax :
Elle sautait comme un oiseau en cage d’un barreau à un autre, passait de celle-ci à celle-là, du divorce de cette pauvre petite lady Stockford, qui s’est fait surprendre en flagrant délit, aux féériques cadeaux de fiançailles que le général d’Allègre a donnés à Mlle de Solignac. Par elle, on venait d’apprendre le suicide du grand peintre Isay ; il avait trouvé une lettre d’amour écrite à sa femme, l’en avait souffletée, tandis que la coupable le suppliait à genoux, puis, passant dans sa chambre, s’était tiré un coup de revolver dans la tête.
Et tout en racontant, la petite baronne de Luxille s’asseyait, se levait, redemandait un sandwich, une tasse de thé, déchiffrait quatre mesures de valse au piano et s’exclamait avec son rire qui se moque :
– Ma chère, on prendrait bien racine chez vous tant on y est bien38 !
Tantôt chuchotée et suggérée dans les ombres descendantes d’un crépuscule, tantôt bruyamment esclaffée, la démariée devient la figure obligée des confidences plus ou moins intimes des débuts de la IIIe République. Associé à un babillage léger qui ne prend pour sujet que les frivolités du moment, et qui, examinant les histoires de cœur de chacun, en vient régulièrement à dériver sur des récits plus piquants, le tea time semble par conséquent parfaitement s’accorder aux histoires scandaleuses dissimulées dans les jugements en démariage. Dans de nombreuses fictions usant du chronotope de l’heure et de la mondanité du thé, le divorce, par sa qualité d’entre-deux et par son imaginaire qui oscille entre le dessus et le dessous, y a dès lors valeur de mot-repère et intermédiaire : son articulation annonce couramment la transition d’une conversation habillée vers des propos décolletés et sulfureux.
Comme dans « Articles féminins », une nouvelle parue en 1892 dans Le Journal, les récits de la fin du jour commencent souvent au cours d’une quelconque « causerie de cinq à six39 » où se trouvent réunis plusieurs personnages, plus ou moins familiers. Dans le conte du Journal, Georges Raucourt, « un philosophe pour dames40 », accompagné de quelques femmes en vue, dont la baronne de Courtade et madame de Sanctis, s’entretiennent du dernier potin de la saison, le « prochain divorce de la si jolie marquise d’Héliance41 ». À l’évocation de cette démariée future, la conversation dérive sur les raisons qui entraînent les femmes à rompre leur contrat de mariage. Savant dans les choses de l’amour, Georges Raucourt affirme à son auditoire que toutes les fautes ont la même origine. « Et laquelle ? demand[e] la baronne Courtade en posant sa tasse de thé sur une des tables de laque ?42 » Le thé admis insipide, l’assemblée boit désormais les paroles de Georges Raucourt. Car l’adultère féminin prend d’après lui source dans « les maladresses ou les brutalités de la première nuit de noces43 », « cette difficile épreuve, qui peut être ou simplement un effroyable viol légal, emplir à jamais de dégoût et de rancune un de ces cœurs délicats, sensitifs, candides, que l’Écriture appelle des vases d’élection et Baudelaire des urnes d’amour, ou une bouffonnerie sans nom44 ». Sur la simple mention du mot divorce, la conversation, d’honnête, est devenue très intime, laissant au cercle féminin les « yeux mouillés de langueurs et de désirs45 » et « les joues rosées46 » de plaisir. Au crépuscule, à la « vraie heure du chien, du loup, du berger… et du simple curieux47 », dans « cette rassurante obscurité [qui] encourage les femmes à montrer quelque coin de la nudité de leurs âmes48 », la lumière est assurément propice aux épanchements.
La concordance établie par ces récits entre la cérémonie mondaine du thé et l’histoire des divorcées du jour est de plus encouragée par le développement, au cours des dernières décennies du xixe siècle, d’une littérature de cinq à sept heures, uniquement inspirée par les situations adultères. « Évidemment, l’heure chic, l’heure mondaine à laquelle une femme dans le train peut sacrifier à Venus, c’est de cinq à sept49 », apprennent ainsi les lecteurs des premiers jours du xxe siècle, dont l’imaginaire s’épuise cependant à lire cette « histoire qu’on a déjà racontée dix fois50 », dont les péripéties sont d’avance connues ; le récit de l’éternel adultère à la chute plus ou moins annoncée à l’heure du thé. « Elle fait arrêter sa voiture devant une maison de thé, y pénètre pour se créer un alibi et se justifier aux yeux de son cocher, puis s’éclipse par une autre sortie et gagne pédestrement l’embarcadère pour Cythère, où l’attend le monsieur, le quelconque monsieur, qui fera l’office de passeur51 ». Les épisodes de ces narrations du soir, où les gâteaux sont en « carton52 » et les « tasses vides53 », cadencent en effet les ressassantes variations d’une marquise qui, à l’instant du couchant, couchera ou ne couchera pas, selon l’alternative ennuyée formulée par Huysmans54. Évoluant à la lumière de ce « crépuscule ad hoc55 », ces personnages, héros du « fabliau érotico-pleurnichard, avec garçonnière, five-o’clock, rendez-vous chez le pâtissier, leçons de bicyclette, pattes de mouches sur petits bleus et le bon petit adultère des familles56 », forment un personnel fictionnel noirci à toutes les encres de la fin du xixe siècle. « Five o’clock loves57 » chez Maupassant, complications sentimentales autour de la tasse chez Paul Bourget, conversations au bord du samovar et de l’abîme chez Paul Hervieu, les mots et les bibelots de la fin du jour remplissent les lignes d’une littérature ambrée qui tisonne les rêves des contemporaines. « Oh, ces five o’clock ! ces five o’clock ! », soupire voluptueusement l’une des voix des Voyageurs de l’impériale,
les conversations qu’on y entendait… spirituelles, profondes… lascives parfois… pas trop… juste ce qu’il faut… les moustaches bien peignées dans le cou flexible de la charmante hôtesse… « Vous viendrez… vous viendrez… – Ah, commandant, commandant, vous m’affolez, positivement, vous m’affolez58 ! »
Mélodies familières des romans de cinq heures qui enfièvrent la lectrice finiséculaire d’Aragon, et donnent à son récit la mesure et l’image d’une époque qu’il entend retrouver.
L’ombre au cadran : figures d’estompe
« Totalement dépourvue de sens59 », circonscrite à un « genre léger et frivole60 », « limité[e] aux sujets mondains61 », et partant jugée « spécialement approprié[e] à la partie très restreinte du public qui ne se délecte que de ces balivernes62 », la littérature de five o’clock n’aurait donc, d’après ses détracteurs, ni épaisseur sociale ni valeur poétique. Or les fictions de la cinquième heure, en ouvrant leurs intrigues à des personnages marginaux ou nouvellement nés à la société, révèlent au contraire leur faculté à recueillir les scènes et les silhouettes de leur temps. Ainsi, l’introduction dans ces récits apparemment insignifiants de la figure de la divorcée dévoile singulièrement l’actualité de leur matière, mais découvre aussi leur qualité d’épreuve narrative. Promulguée en juillet 1884 grâce à l’opiniâtreté d’Alfred Naquet, la loi du divorce, dont l’hypothétique rétablissement a provoqué des torrents de papier, et engagé, sur de nombreuses colonnes, le ralliement ou la résistance d’auteurs de renom, contrarie paradoxalement les romans de la vie domestique, incapables d’accommoder leurs intrigues extra-conjugales à ce dénouement légal si peu dramatique. Tandis que la littérature de mœurs privées peine à trouver une situation à la déconjugalisation et un visage à la divorcée, – quelle est cette femme à marier ni tout à fait veuve ni tout à fait jeune fille ? –, les fictions développées dans les journaux entre cinq et sept heures du soir confrontent quant à elles leurs histoires à ce silence social et à cette omission narrative.
Parce que pèse toujours sur elle le soupçon de la faute63, la démariée est en effet pour longtemps exclue des réceptions, des salons et des heures mondaines64 : « les marquises, princesses et baronnes du Faubourg pardonnent tout, mais elles ne pardonnent pas que l’on en réfère à la ressource légale de ce Lycurgue de Naquet65 », relèvent en ce sens les moralistes. Promptes à « écart[er] leurs chaises des femmes divorcées66 », les représentantes de la bourgeoisie partagent au reste ces préventions. Puisque divorcée, « cela sonne un peu comme déclassée67 », « un titre mal porté parce que cela ne se porte qu’après scandale68 », la démariée, qui demeure « mystérieuse et gênante69 », est priée de ne pas se présenter dans les « cercle[s] de femmes du monde, qui flirtent peut-être un peu, mais ne se permettraient pas de convoler deux fois70 ». Écartée des cérémonies mondaines au nom de la morale et de la religion, la femme désunie est regardée de loin, comme l’illustre la situation exposée dans « Quelques tasses de thé », une nouvelle de Gobbo parue dans La Vie parisienne en 1904 :
Au Simla-Tea, une des dernières boutiques à la mode, où l’on vend du thé et des petits gâteaux, et où les femmes, entre cinq et sept, viennent exaspérer leurs bavardages au milieu de la fumée légère des tasses et du tintement des petites cuillers. […]
Isolée au milieu de ces différents petits clans de bavardages pressés et de coups d’œil à la ronde, une jolie femme, mise très élégamment, paisible, semble attendre quelqu’un, assez indifférente à ceux qui l’entourent. C’est Jacqueline Laloge, la dernière divorcée de la saison. On parle. Conversation générale71…
Programmée par son nom pour être l’objet des regards, Jacqueline Laloge, par sa simple présence, instrumente de plus la partition des conversations, comme en témoignent les chuchoteries échangées par deux five o’clockeuses habituées du Simla-Tea :
ÉVELINE. — Elle n’est plus mariée, elle est divorcée.
GEORGETTE. — C’est bien pis. Si tu crois que ce n’est pas la concurrence pour nous autres jeunes-filles, ces femmes divorcées qui veulent se remarier. Elles accaparent les hommes. Pendant qu’elles se remarient deux fois, elles nous empêchent de nous marier une72.
Dans de multiples récits parus dans la presse de la fin du xixe siècle et de la première décennie du xxe siècle, la mise en mots des divorcées dévoile ainsi la mesure des réticences sociales qui accompagnent leurs sorties : les femmes qui ont rompu légalement le lien conjugal apparaissent en effet isolées à l’heure du thé, soumises aux préjugés d’un monde qui fut leur, mais auquel elles n’appartiennent plus. Perçue par Éveline et Georgette comme une concurrente irrégulière, la divorcée, en faussant le marché matrimonial, menace selon elles l’équilibre social, et augure un terrible « krach du mariage73 » qui mènera la France à une banqueroute sentimentale et familiale inédite.
Le demi-jour des démariées
Familier des récits lestes de la fin du siècle, dans lesquels il est souvent distribué, le personnage de la démariée, étouffé par le froissement insouciant des voix ou dissimulé dans le repli frivole des demi-mots et des regards en coin, est ainsi écarté des mondanités des fictions de cinq heures. Certains récits déjouent cependant cette mécanique narrative, et, donnant voix aux divorcées, corrigent légèrement les représentations communes de la femme désunie. « Divorcée, je suis devenue tout d’un coup une sorte de danger, une femme pour ainsi dire mise au ban de la société74 », résume, une tasse à la main, Mme Laigle, l’une des protagonistes d’« Après le divorce », un récit dialogué publié en 1899 dans La Caricature. Privée de la compagnie des femmes, réduite à un entourage exclusivement masculin, et obligée de ce fait à servir du kirsch et du café, la malheureuse Mme Laigle déplore les effets de la loi Naquet. « Est-ce que les femmes mariées viennent chez une divorcée ? », se lamente le personnage, qui désespère de l’image de proie à laquelle la société la condamne, et peut-être aspire à retrouver les émotions et les sociabilités que lui procurait l’heure du thé.
La multiplication, à la fin du siècle, de ladies-clubs plus ou moins select, et la fondation retentissante, en 1901, d’un club des divorcées en Autriche, modèlent l’idée que la divorcée pourrait tout aussi bien évoluer au sein d’une société honnête et clandestine, uniquement réservée aux femmes dénouées de maris75 : dans des salons occultes, les femmes désunies se réuniraient, à l’heure du thé, pour parler librement des hommes, du mariage et de l’amour. Poursuivant cette rêverie, plusieurs récits imaginent l’initiation d’un narrateur masculin aux mystères de ces réunions secrètes. Exceptionnellement convié à assister à l’une de ces assemblées, l’écrivain-chroniqueur Guy de Téramond lève en partie le voile sur leurs pratiques, qu’il retrace dans « Joséphine », une nouvelle imprimée en 1903 dans le supplément de La Lanterne :
Dernièrement j’eus l’honneur d’être présenté à quelques femmes divorcées qui avaient fondé, entre elles, une sorte de cercle où, plusieurs fois par semaine, elles se réunissaient pour prendre le thé, bavarder, pianoter, dire du mal du sexe fort, et elles voulurent bien, un soir, me recevoir dans leur intimité, tout à fait exceptionnellement – car les hommes n’y étaient point admis – pour leur donner quelques explications sur la thèse, un peu audacieuse, de mon dernier roman où je réclame, vox clamans in deserto, la volupté comme base des relations conjugales76.
Entretenue par les références aux livres précédemment publiés par Guy de Téramond, la confusion entre l’identité du narrateur et celle de l’auteur participe de l’effet d’enquête dont cherche à jouer le récit. Subtil anthropologue de salon, le narrateur relève les organisations sociales de ce cercle, distinguant notamment « deux clans assez nettement tranchés, l’un qui renferme les divorcées à leur profit, l’autre les épouses coupables contre lesquels le mari avait obtenu la séparation77 ». Les unes, d’évidence, méprisent les autres, mais toutes souhaitent conter leur histoire au nouveau venu, dans l’espoir qu’il y trouve « quelque sujet de chronique ou quelque embryon de roman78 ». Or dans « ce flot d’adultères tantôt gais, tantôt tristes, comiques parfois, et quelquefois simplement déconcertants79 », aucune matière nouvelle n’inspire l’écrivain, à l’exception d’un récit de flagrant délit plus piquant que les autres. Les divorcées, même à l’heure du thé, peinent ainsi à faire récit.
Encore soumise à une morale catholique qui plaide en faveur de l’indissolubilité des nœuds conjugaux, le démariage embarrasse la société des débuts de la IIIe République. « Pressées de s’échapper d’un cadre où elles s’ennuient80 » depuis de nombreux siècles, les femmes qui usent du divorce aux premières années de la loi, en changeant de condition, décadrent leurs représentations. Que faire en effet de la liberté offerte à l’héroïne emprisonnée dans le mariage depuis la nuit des temps littéraires ? Pour beaucoup, la divorcée est un personnage de mauvais augure, annonciatrice de la disparition d’un certain modèle narratif : imagine-t-on Iseult vivre son amour au grand jour ? Signe de crépuscule, la femme divorcée apparaît ce faisant drapée dans les ombres de la nuit qui avance : dans les confections narratives des ateliers de presse, sa silhouette laisse d’ailleurs deviner un visage entre chien et loup, une figure dont les tonalités hésitent entre le tapage du jour et le bas-bruit des ténèbres.
Nostalgies du thé jadis
« Dans la bonne société, jadis/ Oui, Madame, je vous l’dis/ On s’trouvait dans les salons cotés/ Pour y déguster des tasses de thé/ Les douairières y papotaient/ Oui, Madame, j’y étais/ Et les jeunes gens flirtaient dans les coins/ Sans pousser les choses trop loin81 ». Chantonnées par Fragson en 1913, les nostalgies du thé jadis révèlent l’évolution des mœurs françaises. À la veille de la Première Guerre mondiale, dans les salons ouverts à l’heure du thé, les tables repoussées le long des murs, « vous entrez, et la maîtresse de maison ne vous dit point : “Asseyez-vous…”, mais, au contraire “Tanguez-vous ?” Et l’on tangue82… » Cette année-là, « Paris entier danse, danse, danse, au rythme du corte83 » et aux pas du tango, dans un étourdissement qui fait oublier « les bruits sourds, les mystérieux grondements d’orage, les rumeurs sournoises [venus] d’outre-Rhin84 ». Le cinq à sept d’autrefois, « ce dernier refuge des papotages et des amusantes médisances a vécu85 », remplacé par les thés dansants dont le tourbillon éteint toute conversation, et favorise le mouvement des corps. La fureur du « thé-tango » signale ainsi « l’avènement d’un règne ultra-moderne86 » dont les rythmes et les gestes discordent avec les chuchoteries et les dissimulations des antiques five-o-clock de 1880.
« Vous permettez le tango à votre femme87 ? », demande, à la faveur d’une tasse de thé partagée, le marquis de Villepreux au comte de la Rochefleury dans une saynète imaginée par Arthur Meyer. Avec ses « contorsions mystérieuses et lascives88 », « comme si le geste de l’amour était brusquement dévoilé89 », le tango menace apparemment la paix des ménages. « Regardez cette jeune femme si fine, si élégante, si raisonnable dans son cadre bourgeois90 », énonce en ce sens Alfred Capus dans une enquête sur la danse argentine rédigée pour Le Figaro, « elle a des enfants et un gentil mari qui lui convient91 ». Hier encore, « elle lisait des romans, de temps à autre quelques livres sérieux pour n’avoir pas l’air trop frivole92 », mais « soudain, changement de vue93 », « on dirait que pendant la nuit elle a rêvé une vie fantastique et que le matin, sans prévenir personne, elle cherche à la réaliser94 ». Juge sévère de la tangomanie de son époque, l’archevêque de Paris, Monseigneur Amette, en interdisant aux personnes chrétiennes de danser le tango, jette néanmoins l’émoi « dans les salons et dans les thés mondains95 », et s’attire plus particulièrement l’ire des maris. « Quand ma femme tanguait, elle ne me trompait pas96 », assure ainsi un époux soupçonneux, qui regrette l’heure des thés dansants, lui qui « profitai[t], à la maison, de [l]a “mise en train”97 » de sa femme, laquelle, « rentr[ant] fort énervée98 » de ses danses, lui « restituait les ardeurs de la lune de miel99 ». « Une femme qui danse, c’est une femme sauvée100 ! », confirme Max de Sillery, l’un des personnages du Danseur de Madame, une pièce à succès de Paul Armont, « elle ne lit plus de romans… elle n’en a pas le temps. Elle ne flirte pas… On ne flirte pas en dansant101 » : « tout s’en va dans le tango102 », comme le résume sagement le comte de la Rochefleury.
« Mêlez ensemble ces trois ingrédients : le monde (avec five o’clock et grandes soirées), les intellectuels (avec une conférence pour dames), le divorce (avec les discussions qu’il soulève)103 », conseillait aux aspirants écrivains Charles Arnaud après lecture, en 1903, d’un roman de Mathilde Maroni, « agitez, mettez à cuire, et si votre feu est bien réglé […], et si votre main est experte et légère […], vous cuisinerez une de ces petites friandises dont vos bonnes amies feront leur régal à votre propre five o’clock104 ». Une décennie plus tard, les sucreries savourées dans les recoins encrépusculés des salons et des fictions du tournant du siècle ne sont toutefois plus au goût d’une société qui, se devant de « marcher, et donc [de] danser avec son temps105 », préfère les figures libres de son époque aux exécutions potinières ou pathétiques des démariées. Près de trente ans après le vote de la loi Naquet, quand les cinq heures viennent à sonner, il paraît loin le temps où les divorcées entretenaient le feu des causeries à la brune : dans la langue de 1913, tanguer à l’heure du thé ne présage plus de la tombée du jour.