Sociopoétiques m’ayant invité dans sa rubrique théorique, je tiens à faire d’emblée écho au « s », qui figure dans son titre. Alain Montandon soulignait dans le no 1 que le mot désigne non pas une méthode mais « un champ d’analyse », celui où « les représentations et l’imaginaire social informent le texte dans son écriture même ». Il précisait, comparaison piscicole humoristique à l’appui, que ces représentations sont « un milieu dans lequel nous vivons et par lequel nous vivons, mais dans lequel nous baignons tant que nous finissons par ne pas en avoir conscience1 ». Et au cœur des pratiques du littéraire, c’est en effet de ces représentations2 qu’il s’agit de rendre compte.
Ce cadre dispensant de considérations théoriques superfétatoirement sophistiquées, je proposerai donc ici, selon ma propre pratique, un témoignage de mon usage du mot et de la démarche. Un témoignage peut valoir compagnonnage, mais aussi mise à l’épreuve car au mur on connaît le maçon – et le mortier. Dans la foulée, cela me mènera vers une proposition que j’ai indiquée en titre et qui s’éclairera en temps et lieu.
Témoignage
La « sociopoétique » est pour moi une amie de plus de trente ans. Les premiers recours à cette notion correspondaient à une nécessité historiquement située.
Chaque lectrice ou lecteur de ces pages sait comment, dans les années 1960, les sciences de l’homme et de la société ont connu nombre de propositions théoriques d’inspiration structuraliste, et comment cela fut en particulier le cas pour des recherches concernant la littérature. Les effectifs étudiants connaissaient alors une phase de croissance qui ouvrait aux spécialistes des Lettres un espace d’innovation et une occasion de proposer, pour échapper au reproche d’impressionnisme qui les affecte souvent, une « science de la littérature ». Ce fut notamment le cas de la théorie de la littérarité, élaborée dans la lignée des Formalistes Russes. Elle tentait d’appliquer à la littérature le modèle de la linguistique structurale, en considérant chaque texte comme une « parole » mettant en œuvre une « langue3 » qui serait la propriété intrinsèque de la littérature et qu’il s’agirait d’étudier scientifiquement. La revue Poétique4 et la collection du même nom ont été les lieux privilégiés de ces débats. Mais, chacune et chacun sait également combien considérer le texte littéraire comme un objet clos, « désancré » de ses contextes, présente de difficultés. Ne serait-ce que, sur un plan pratique, pour délimiter un corpus approprié à cet emploi du nom de « littérature », qui exclut les œuvres fortement « ancrées » dans leurs contextes. Et chacun sait enfin qu’en 1991, dans Fiction et diction, Gérard Genette a dressé le constat que la littérarité était, plutôt qu’une propriété en soi, chose relative aux conditions d’écriture et de réception. Sa recherche s’était d’ailleurs attachée, dans les années précédentes, à examiner les Seuils du texte comme des lieux où la textualité négocie sa socialité5.
Or, dans ces décennies, la croissance des études littéraires avait suscité aussi d’autres démarches inspirées par d’autres sciences humaines et sociales6, parmi lesquelles, la sociologie. C’est ainsi que la question des rapports entre littérature et société a nourri tout un courant sociocritique7. Elle a aussi été abordée d’un point de vue proprement sociologique et, dans une coïncidence synchronique assez remarquable, au moment où paraissait Fiction et diction, Pierre Bourdieu remettait la dernière main à ses Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire8. Il y fait ressortir combien ce champ est un espace de luttes sur la définition légitime de la littérature légitime. L’objet appelé « littérature » s’en trouve relativisé et réinscrit dans un tissu de pratiques. De sorte que la littérature a pu être analysée à la fois comme une pratique qui a son autonomie (elle a ses genres et ses « lois du genre », elle forme un « champ »…) et comme une composante du tissu social. Plus largement, s’est manifesté dans les mêmes années tout un mouvement qui envisageait les pratiques symboliques non comme des en-soi, mais comme des composantes d’ensembles englobants. C’est ainsi qu’advinrent, outre la sociologie du champ littéraire et la sociocritique, un regain de la mythocritique9 et un essor de l’ethnocritique10 et de la sociopoétique.
Ce mouvement ne s’est évidemment pas fait, et ne continue pas, sans interrogations, cahots, voire troubles et conflits – notamment avec une histoire littéraire de tradition nationale. Sans les détailler ici, on peut retenir que l’héritage de la littérarité (la poétique) a fourni des outils d’analyse formelle (narratologique, stylistique, générique) très sophistiqués, que de son côté la sociocritique a inventorié une sémantique sociale surabondante, mais que les deux ont pris leurs distances envers l’approche sociologique qui pourrait articuler des deux11. En effet, la sociocritique pensait devoir laisser la question de l’insertion du « texte dans le social12 » à la « sociologie de la littérature » pour se consacrer à étudier « le social dans le texte ». En ce cas, pour éviter une approche thématique plus ou moins bornée à une logique du « reflet », il fallait inclure dans la recherche les enjeux esthétiques, comme le soulignait Claude Duchet dès 197713. C’est que, de fait, la littérature peut parler de tout, n’a ni domaines imposés ni sujets tabous14, et donc, pour la saisir dans sa dimension sociale, la question pertinente est forcément non pas seulement « de quoi parle-t-elle ? » mais « comment en parle-t-elle » ? Pour autant, la sociocritique a maintenu la distinction entre sa démarche et celle de la sociologie15, pour se centrer sur la textualité. Du côté de la sociologie, Bourdieu a formulé l’hypothèse de l’homologie structurale entre l’œuvre et le champ littéraire, que son analyse de L’Éducation sentimentale dans le prologue des Règles de l’art met en action de façon convaincante, comme le mode d’articulation de l’esthétique littéraire et du social. Mais ce principe de l’homologie structurale ne prend pas en charge tout le détail des choix formels ; de plus, il ne s’étend pas aisément à d’autres types d’œuvres : par exemple, dans mon expérience, des recueils de poésies tels que – presque au hasard… – Fêtes galantes de Verlaine. Bref, dans ces décennies, les chercheurs en littérature se trouvaient confrontés à l’évidence que les textes littéraires ne prennent vie que dans leur communication16. Ils disposaient d’un outillage d’analyse formelle (en termes de narratologie et de stylistique) très élaboré et, pour peu qu’ils fissent l’effort de s’atteler à la sociologie, de toutes les ressources de l’analyse en termes de « champ » ; mais, entre les deux subsistait une part de flou dans la liaison entre étude esthétique formelle (la poétique) et étude sociale selon les paramètres esthétiques. C’est dans cette situation que, comme d’autres, j’ai éprouvé le besoin d’explorer un peu plus le lien entre formations esthétiques (en termes de genres, styles et registres, ce qui est le domaine de la poétique) et les imageries et idéologies ainsi mises en œuvre (les « représentations », dont évidemment il faut toujours se demander : représentations de quoi, par qui, pour qui, au profit de qui ou quoi, etc. – ce qui est l’objet d’une sociologie). Pour s’embarquer dans cette exploration avec un bagage équilibré, le mot-valise de « sociopoétique » offrait l’avantage d’emporter l’un et l’autre outillage.
Usages : le prisme et l’endogène
Aborder les questions de représentations implique, première exigence, de ne pas s’enfermer dans la réduction du littéraire à un « reflet de la société17 », qui occulte sa spécificité. À cette fin, l’analyse en termes de « prisme18 » (ceux que constituent la langue, le genre pratiqué, l’état du champ et la trajectoire de l’auteur) présente l’avantage d’associer les questions esthétiques et la situation sociale. Cet outil notionnel est assez simple, voire rustique, mais de ce fait de maniement commode et possiblement efficace.
À quelques conditions. Dont une, dirimante, qui est que considérer les textes comme des prismes suppose évidemment de prendre en compte leur référentialité en contexte. D’abord leur contexte historique et social d’apparition, puis, s’il y a lieu, leur(s) contexte(s) de réception(s). Faut-il rappeler qu’épistémologiquement parlant une notion ne vaut qu’à proportion du corpus qui la fonde ? Que donc il faut considérer les textes dans leur état « endogène19 », où leur énonciation est inscrite et incrustée dans leur tissu. Bien entendu, une recherche engage toujours des questions et des outils conceptuels de son présent, mais si elle construit ses objets selon des paramètres exogènes, elle étudie ensuite en fait non pas ces objets eux-mêmes mais les paramètres au nom desquels elle les a sélectionnés.
C’est ainsi que, pour ma part, je me suis trouvé dans l’embarras, puis la réticence et la critique devant une catégorie comme « le classicisme » pour désigner l’esthétique du temps de Louis XIV – catégorie construite, on le sait, aux lendemains de la Révolution et pas du tout endogène au XVIIe siècle20. Enseigner la littérature de cette époque en utilisant cette catégorie conduit à exposer en fait un discours du XIXe en le disant du XVIIe. Trucage qui rompt le pacte didactique le plus élémentaire. En revanche, le constat empirique des catégories endogènes montre que l’un des paramètres de jugement esthétique le plus abondamment revendiqué en ce temps était celui du « galant », ce qui m’a conduit à mener une longue recherche sur ce sujet21.
J’en retiens pour ici quatre choses. L’une, que cette catégorie circule entre différents espaces d’arts et de discours sociaux : elle est bien de l’ordre des représentations. Une deuxième, qu’elle est une catégorie indissociablement éthique et esthétique ; donc, dans ce cas, parler de formes est bien parler d’idéologie. La troisième leçon est que, dans l’ensemble des pratiques galantes, la littérature a ses formes et fonctions spécifiques : par exemple, on verra un peu plus loin comment une « comédie galante » comme La Princesse d’Élide de Molière participe d’un lieu commun (l’éloge de Louis XIV) et présente une homologie structurale très manifeste avec l’espace social où elle apparaît (littérature pour fêtes de Cour) mais, par sa forme versifiée, son découpage en scènes et actes, son usage des codes du genre de la « comédie », elle introduit dans l’éloge une part de rire que les autres discours n’incluent pas. Et la quatrième leçon est que la catégorie « galante » n’est pas stable mais au contraire sujet de tensions, voire de polémiques, de querelles où il s’agit sans cesse de savoir non seulement s’il est bon ou non d’être galant, mais aussi de savoir comment on peut l’être « vraiment ». Cas exemplaire où, loin d’être un « reflet » d’une catégorie idéologique, une littérature participe de la construction même de cette catégorie.
Ainsi, le prisme et l’endogène fournissent deux principes utiles. Encore fallait-il des outils appropriés pour les mettre en œuvre de façon aussi ajustée que possible. J’en ai forgé quelques-uns, que voici.
Écriture et réception (publication et rhétorique du lecteur)
Les questions d’esthétique sont particulièrement visibles « à réception » : c’est là que se jouent les façons de ressentir, sens premier du terme « esthétique ». Dans les années 1980-1990, tout un ensemble de recherches sur la sociologie de la lecture ont permis de passer d’idées abstraites à des observations plongées dans les empiries22. Chose très nécessaire, car si les idées sur la lecture abondent, leurs usages critiques sont souvent restés dans l’abstrait23. Or il faut bien prendre en compte les situations dans lesquelles elle se déroule et les objets concrets sur lesquels elle porte, la saisir dans sa matérialité même. Car la lecture n’est pas une relation directe, immanente et transparente avec un auteur, mais une série d’opérations exercées sur un objet concret (l’acheter, le recevoir sous forme de cadeau, ou de copies d’extraits pour un travail en classe, voire pour un examen…). Et quand advient un « tête à texte24 », il est le produit d’apprentissages et de situations qui, incrustés dans son advenue même, l’informent sinon le déterminent. Ainsi les modes de relation avec les textes, et les ordres de plaisir éventuellement pris dans cette relation, relèvent d’une chaîne d’actions éminemment sociales.
Se présentait là la nécessité de clarifier certaines questions. La première est évidemment celle des conditions même de la communication littéraire. On peut l’envisager selon les « anticipations croisées » entre, d’une part, un auteur qui produit25 un texte, et, de l’autre, ses lecteurs (dit-on le plus couramment aujourd’hui, mais mieux vaudrait plus généralement parler d’un discours, de ses destinataires et de ses récepteurs effectifs). En effet, qui produit le texte en escompte une lecture, faite d’une certaine manière, et qui entreprend une lecture a de certaines raisons pour ce faire. Pour analyser cette anticipation du côté de la production, pour analyser comment s’escomptent les « conditions de félicité », il est aisé de mobiliser – comme pour la gestation de tout discours –, les outils de la pragmatique et, pour ceux dont la réussite consiste en « l’éloquence », cette boîte à outils spécifique qu’est la rhétorique. Mais, quand il s’agit d’écrits, on ne peut rester dans le logocentrisme qui fonde la tradition rhétorique : il faut considérer comment la publication écrite diffère, dans sa matérialité même, de l’oraison et comment, là où la rhétorique voit une « action oratoire », se peut faire une action de l’écrit, ce qui implique d’interroger l’écriture en ce qu’elle est une action spécifique. Le Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire s’est longuement attaché à ces questions26. Faire ainsi intervenir la catégorie de « l’écrit » matérialise l’objet en l’inscrivant dans ses conditions de production et de littérarisation.
En particulier, cela l’inscrit dans une communication différée que ne permet pas l’oralité. Sur la très longue durée, la réception s’est faite d’abord principalement par l’audition. Aussi, la lecture n’a pas fait l’objet d’une technologie équivalente à celle de la production des discours, la rhétorique. Pour pallier cette carence, j’ai proposé une « rhétorique du lecteur27 ». Il s’agit simplement d’analyser les actions concrètes qui adviennent dans l’acte de lecture. Soit – pour les redire brièvement – celles par lesquelles le texte vient sous les yeux du lecteur (qui le choisit ? comment ?) ; celles des enjeux de chaque lecture (par exemple : recherche d’informations, ou plaisir de se divertir – et lequel ? – ou lecture scolaire à des fins d’examen ; celles des modalités : lecture cursive, ou analytique ? d’une œuvre entière ou d’un extrait ? etc. ; et celles des retombées : prendre des notes ? rédiger un commentaire ? mettre en scène ? se distraire ? pouvoir en parler entre amis ? etc.). Là aussi, l’outil est assez simple, voire rustique. Mais une abondante production didactique et sociologique, et aussi, et plus encore, esthético-idéologique ne cesse de seriner les lecteurs sur les bonnes et mauvaises lectures et bonnes ou mauvaises façons de lire. Y compris en passant par pertes et profits des questions pourtant cruciales. Par exemple : que fait-on quand on « lit » une tirade prise dans une tragédie, donc qui est faite pour être entendue avec la voix d’une actrice ou d’un acteur sur scène ? Le changement de support matériel (l’écrit au lieu de la voix) laisse-t-il le registre tragique, le type d’émotion qu’il suppose, inchangé d’un mode de réception à l’autre ? Autre exemple, la matérialité des objets rejoignant celle des situations : lire un « morceau choisi » en classe sous la férule d’un professeur, fût-ce avec plaisir, et lire par loisir et pour le plaisir ne vont pas de même, etc.
Or, tout discours inscrit dans sa texture des destinataires supposés : pour l’écrit, des « lecteurs supposés ». Ces données sont produites par une anticipation et un escompte de l’auteur : elles constituent donc un élément moteur de la création même. Les choix de genre, de style et de registres relèvent évidemment d’anticipations sur les situations de réception et les destinataires supposés, et constituent des « prismes » qui configurent les enjeux sociaux des textes. Pour illustrer ces choses bien connues, un simple rappel d’un exemple bien connu : le commentaire de Rousseau à propos du Misanthrope de Molière28. Rousseau souligne que le choix esthétique et éthique qui fonde la poétique mise en œuvre par Molière dans cette pièce tient à un état du marché culturel parisien en son temps. Il voit bien que c’est pour se conformer aux attentes de son public que Molière a fait d’Alceste un personnage qui, textuellement et scéniquement parlant, suscite le rire. Choisir d’inscrire ce type de personnage (ce « caractère ») dans le registre comique, plus précisément dans le genre d’une comédie en cinq actes et en vers et non dans celui de la farce, vaut prise de position sur les codes de sociabilité d’une époque et d’un milieu. Et c’est ce choix, cette anticipation croisée, que Rousseau dénonce en dénonçant les Parisiens, ce « peuple galant ». L’exemple montre assez l’anticipation, et aussi combien il importe de voir si les lecteurs effectifs concordent ou non – et souvent : non – avec les figures textuelles des lecteurs supposés.
Ces fragments d’interrogations d’ordre sociopoétique rappellent qu’évidemment la littérature existe par ses pratiques, et que ces pratiques forment une chaîne (écrire, lire, en parler) qui elle-même s’inscrit, comme un maillon, dans des chaînes de pratiques plus amples, celles des activités symboliques d’une société. Mais ce qui a été exposé jusque-là peut s’appliquer à toutes sortes de textes ; s’impose donc le besoin de spécifier le terrain, le domaine d’investigation littéraire.
Usages (2) : du littéraire
L’idéal galant évoqué plus haut s’est construit, en France, vers le milieu du XVIIe siècle. En un temps où on ne parlait que rarement de « la littérature » au sens actuel du terme. Ce qui invite à s’interroger sue ce qu’on fait quand on dit ou écrit « littérature ».
Il n’est pas toujours prudent de laisser les intellectuels jouer avec les concepts : risque de complaisance. Car, après tout, agencer habilement des notions est un art comme d’autres, et auquel on peut prendre plaisir et même un plaisir gratuit, esthétique, pour peu que l’agencement prenne le pas sur la substance et l’épreuve de l’expérience empirique. Pour le dire autrement, puisqu’il est d’un minimum d’épistémologie de considérer qu’une notion (un concept, une idée) ne vaut d’abord qu’à proportion du corpus29 sur lequel elle se fonde30, si jusqu’ici j’ai employé le terme « littérature » sans autre précision, comme si je supposais un seul et même corpus présent à l’esprit de tous les éventuels lecteurs, et s’il est usuel de parler ainsi des rapports entre la littérature et le social, le même minimum d’épistémologie exige de préciser de quel corpus on parle.
Qu’est-ce donc que la littérature31 ? Vaste question ! Que je ne vais pas reprendre car, selon les critères endogènes, l’histoire littéraire est manifestement tissée d’incessants débats dans lesquels il y va toujours de la définition légitime de « la » littérature. Et chacun s’y échine à construire sa définition en fonction du corpus qu’il privilégie. Ou même que, simplement, il connaît. L’une des propriétés spécifiques de ce domaine est que la lecture prend du temps ; donc on ne peut tout lire. Une autre est qu’on ne peut inférer d’un texte des propriétés vraies pour tous. Qui connaît les propriétés d’un triangle rectangle peut les ériger en théorème vrai pour tous les triangles rectangles : la longueur des côtés pourra varier, mais le rapport du carré de l’hypoténuse et de la somme des carrés des deux autres côtés persistera. En matière littéraire, on ne peut établir des théorèmes ; tout au plus bricoler des théories.
Le nombre des propriétés vérifiables pour tous les énoncés est extrêmement restreint. L’une relève de la matérialité linguistique : comme on sait, un énoncé verbal est successif. L’autre, moins observée, est que tout énoncé opère une qualification, comme le rappelle de la proposition 3. 221 du Tractatus de Wittgenstein, qui relève qu’on ne dit jamais ce qu’est le monde, mais seulement comment il est. On ne peut jamais que seulement qualifier (fût-ce, linguistiquement parlant, par un prédicat substantif). Au vu de ces deux propriétés premières, le cas des débats sur la littérature prend une signification précise : ces débats consistent en énoncés verbaux et divers, instables, qui travaillent à qualifier des choses par la caractéristique appelée « littérature ».
Or en ce cas, lexicalement, c’est le substantif qui régit l’adjectif : est « littéraire » ce qui est considéré comme relevant de la littérature. Mais comme on ne dispose pas de définition stable de la littérature, il faut accepter de considérer que l’adjectif est lui aussi instable, relatif. Il vaut la peine d’observer un instant ce fait. Parmi tous les discours32 qui peuvent se produire, une distinction s’impose entre deux grandes espèces. Certains discours tirent un pouvoir d’une force qui leur est extérieure et qui les englobe33. Ainsi les énoncés scientifiques, les textes législatifs et judiciaires, les contrats, les ordres, consignes et rapports produits dans un cadre hiérarchique et – pour les croyants – les dogmes religieux : en résumé, tous ceux auxquels l’adhésion des destinataires est assurée par une force extérieure34. Restent donc tous les « discours » dont les effets ne se délimitent pas par un domaine institutionnel qui les détermine. Lorsqu’ils sont mis sous formes écrites, ils peuvent circuler dans une communication différée et aléatoire (puisque rien ne garantit qui en seront les destinataires effectifs). Pour obtenir une adhésion de leurs destinataires, ils doivent donc susciter et entretenir l’intérêt. Ce qui suppose de proposer une forme de plaisir (donc, une esthétique au sens premier du terme). Que ce plaisir soit de curiosité, de divertissement, ou d’admiration est, à ce stade, une variable seconde. Qu’il constitue leur fin principale, ou soit un adjuvant d’une fin autre (convaincre, par exemple), aussi. Ainsi il semble raisonnable de distinguer « le littéraire », comme l’ensemble des discours verbaux qui, faute d’une assurance pragmatique d’efficience qui leur soit extérieure, sont tenus de miser sur une part, plus ou moins grande, d’efficience d’ordre esthétique.
Les pratiques de tels discours sont souvent ancrées dans l’espace des loisirs. Mais – simples rappels encore – il advient qu’ils s’intègrent dans des espaces du « negotium », des affaires : quoi de plus banal qu’une citation d’un passage d’une œuvre considérée comme relevant de la littérature dans un texte de proclamation politique, qu’un « effet » littéraire dans une brochure publicitaire, voire dans un rapport, etc. Et, historiquement, certains membres de certaines sociétés les pratiquent sur un mode professionnel. Ainsi, ceux qui se font « littérateurs » : les auteurs, les critiques et leurs éditeurs, mais aussi les professeurs de Lettres et leurs élèves. Se dessine donc tout un ensemble qu’on peut appeler « le littéraire » ; il constitue un objet qui a son histoire – que l’équipe du GRIHL a, entre autres, entreprise35. Et c’est au sein de cet ensemble que, depuis quatre siècles, d’abord par bribes ténues au sein de ce qu’on appelait « Les Belles-Lettres », puis, de plus en plus fortement, certains textes ont été désignés par le vocable « littérature ».
Réfléchir sur la littérature est donc d’abord, nécessairement, réfléchir sur les conditions d’attribution de cette qualité. Puisque le terme n’a pas toujours existé et qu’il n’est pas nanti du même empan sémantique selon les langues et les cultures (ainsi les classifications des rayonnages de librairies anglaises recourent à « fiction, non-fiction et thrillers » là où les mêmes types d’ouvrages sont rangés en France comme « littérature »), il est pertinent de considérer la littérature comme le produit d’une opération de qualification. Qui parfois, on le sait, se décline en surqualifications qui valent comme autant de disqualifications relatives, lorsqu’on précise littérature populaire, de masse, enfantine, etc. L’adjectif substantivé « le littéraire », par sa morphologie même, rappelle ainsi qu’il s’agit d’un objet dont la définition même est un enjeu et non un préalable, bon moyen d’éviter les pièges et tentations des définitions essentialisantes de « la littérature », et moyen de rappeler le fait que ce qu’on appelle « littérature » est le produit d’une qualification et, comme tel, un objet social et historique variable.
La représentation comme action
Ainsi, vus dans leurs réalités pratiques, les textes littéraires ne peuvent donc être envisagés seulement comme des « représentations des représentations sociales ». S’ils sont prismatiques, c’est qu’une représentation n’est jamais parfaitement fidèle, mais n’est jamais non plus neutre. Elle prend place dans le jeu des représentations et elle en participe (y compris quand elle semble, voire qu’elle dit, refuser d’en participer : point besoin d’être physicien pour ne pas sous-estimer l’inertie). En cela, elle est une action.
Le cas évoqué de Rousseau qui s’insurgeait contre le choix de registre et de genre opéré par Molière dans Le Misanthrope pour critiquer l’emprise culturelle française parisiano-centrée36, offre un exemple frappant de ces chaînes de représentations qui sont des chaînes d’actions. Il rappelle que le choix d’un registre ou d’un genre ne relève pas de données universelles et transcendantes, mais constitue l’inscription d’une donnée sémantique (un sujet, comme on dit) dans un espace de ressenti (un genre, un registre) qui engagent (y compris volens nolens) une façon de voir qui vaut prise de position : les choix esthétiques participent d’une action idéologique.
La morphologie même du mot rappelle que la « représentation » est une action. C’est la lecture qu’induit la phrase d’Alain Montandon citée plus haut. On peut alors essayer de spécifier l’ordre d’action ainsi concerné. Ma proposition sera qu’il s’agit d’une opération de qualification.
De la qualification comme enjeu d’intelligence culturelle
Dès lors qu’il y a une dimension d’intérêt fondé sur un plaisir (peu importe toujours qu’il soit de curiosité, de répétition, d’admiration, etc.), il y a qualification. Multiple. D’une part, aborder un sujet, quel qu’il soit, le qualifie comme digne d’intérêt. En second lieu, inscrire ce sujet dans un plaisir possible des destinataires supposés constitue un degré supplémentaire de qualification. La chose pourrait sembler relever, à l’échelon anthropologique, d’un ordre naturel où la qualité est inhérente aux sujets, et donc inférer que les discours les présentent comme graves ou gais, funestes ou drôles, parce qu’ils sont ainsi par nature : la mort est grave, funeste, le mariage est gai, etc. Mais l’exemple de la critique du Misanthrope évoqué il y a un instant, où Rousseau reprochait à Molière d’avoir traité Alceste en drôlerie là où, lui, voyait matière à indignation, suffit à rappeler que bien entendu il n’en va pas ainsi, que les variations peuvent aller quasi à l’infini : l’anthropologie n’est pas transcendante à la temporalité ; il convient de passer à l’échelon de l’histoire et de la sociologie. Enfin, de telles opérations qualifient aussi, en même temps, l’auteur de l’énoncé – comme celui qui traite de ce sujet de cette façon – et ses récepteurs supposés – comme susceptibles de partager cet intérêt et cette façon de voir, mais aussi les lecteurs effectifs, qui collent à la supposition, ou au contraire la ratent, ou s’en écartent diversement.
En résumé, il y a qualification à plusieurs échelons. En termes usuels : à celui du sujet, considéré comme digne de faire l’objet d’un énoncé, donc d’un temps et d’une énergie qui sollicitent en retour un temps et une énergie pour le recevoir ; à celui du genre et du registre, qui proposent un cadre de ressenti, un rangement dans un ordre esthétique (avec toutes les variantes et variations possibles), à celui des opérations stylistiques, des moyens langagiers mis en œuvre ( et avec concordance plus ou moins aboutie avec les autres échelons : une tragédie peut évidemment être cocasse de ratage…). Le littéraire est un espace de qualification(s)37 au sein duquel, premier corollaire, ceux de ces énoncés qui sont, comme on l’a vu, appelés, à de certains moments, en de certaines situations et par certaines personnes ou institutions, « la littérature » comptent ainsi un degré de qualification supplémentaire. Second corollaire : à ces différents échelons, chaque qualification réalise des jugements, c’est-à-dire élabore des valeurs ; là gît l’enjeu majeur.
Note subsidiaire pratique : ce travail, par son objet et par les compétences qu’il suppose, concerne les littéraires et s’inscrit dans une démarche que, s’il faut la qualifier à son tour, pourrait s’appeler une « sociopoétique de la qualification ». Ces mots ne désignent alors pas tant un terrain, un type d’objet comme « le vêtement » ou « le repas » ou encore « les mythes », auxquels des travaux ont déjà été ici consacrés, mais une problématique qui me paraît être au cœur de toutes les recherches vouées aux choses culturelles, en particulier littéraires, une interrogation nécessaire à leur intelligence ; disons : un enjeu d’intelligence culturelle.
Une telle proposition doit, sous peine de rester un énoncé théoriquement suspendu dans l’hypothétique, se tester. En pratique, elle ne s’applique pas de façon indifférenciée à tous les textes littéraires : ce serait perdre de vue sitôt que dit leur caractère variable. Il faut donc passer par des exemples valant épreuves de ces variations.
Je me permets de renvoyer ici au cas de la galanterie. À partir du souci de l’endogène indiqué plus haut, je me suis longuement attaché à observer ce cas où, là encore, la morphologie linguistique élémentaire rappelle que – comme disent les dictionnaires – « la galanterie, c’est la qualité de ce qui est galant » : un substantif, donc une catégorie ; forgée à partir d’un qualificatif, donc d’une série de jugements, qui dépendent de qui qualifie quoi, en quelle situation et à quelle fin. Et qui s’est historiquement forgée dans diverses pratiques, littéraires mais aussi picturales ou musicales, et des rituels de sociabilité et de relations amoureuses, et ce, au fil de quatre siècles.
Mais pour ne pas abuser de la bénévolence des lecteurs éventuels d’icelles enquêtes, j’indiquerai ici brièvement deux cas d’autre sorte. Deux cas pris dans ce qui est reconnu, communément et institutionnellement, en France, comme « la littérature », et donc sans dénier le fait que je prends ainsi des objets que, par profession, je connais d’un peu près et que, commodité énonciative, je suppose connus des lecteurs potentiels de ces pages – ni dénier que ce seul fait implique une possible posture de connivence. Mais deux cas pris, pour tenir compte des variations et différences d’époques et de textes, dans deux périodes, deux genres et deux types de mise en circulation nettement différents. Et ils sollicitent deux auteurs tenus pour indéniablement phares dans la conception actuelle de la littérature, mais en des positions distinctes : d’une part, le plus connu en France, le « classique » par excellence, Molière, et de l’autre, le romancier le plus souvent commenté, Proust. L’un s’est trouvé en situation d’auteur obligé de traiter avec les forces hétéronomes du champ littéraire en formation, les commandes de la Cour ; l’autre incarne, depuis que Maurice Blanchot l’a qualifié comme tel, une figure de « l’absolu littéraire », de la littérature comme fin en soi.
Le test reposera sur un protocole inductif assez simple : observer les débuts de deux œuvres pour voir comment ils mettent en place des éléments supposés communs à l’énonciateur (disons-le ainsi plutôt qu’en disant « auteur », on verra pourquoi dans un instant) et les destinataires (disons-le ainsi sans faillir, pour ne pas confondre sous le nom de lecteur ou spectateur, au singulier, des récepteurs empiriquement très différents) ; bref : l’objectif est de voir comment s’installent des pactes de communication.
Les deux bouffons de Versailles : La Princesse d’Élide
Premier exemple : La Princesse d’Élide, une comédie-ballet « galante » de Molière représentée pour la première fois le 8 mai 1664 à l’occasion des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée données à Versailles. La « comédie » – je rappelle qu’à cette époque le genre ne se confond pas avec le seul comique du ridicule – apparaissait de façon très explicite comme une composante de ces fêtes. À défaut de pouvoir ressaisir sa première publication par le spectacle, il s’agira ici d’une lecture. Les différents états de ses mentions puis de sa publication38 soulignent la situation d’inclusion de la pièce dans la fête. La matérialité des textes montre en effet que la pièce est d’abord mentionnée mais non reproduite, qu’ensuite elle gagne en visibilité, en étant imprimée puis en devenant, plus tard, l’objet même de la publication, le récit de la fête n’étant plus qu’une indication de circonstance : on assiste là à un processus de « désancrage » très concrètement visible. Il va de soi que la compréhension d’une telle œuvre suppose que la lecture ne fasse pas l’économie de son statut initial.
Le statut de pièce pour fête de Cour est manifeste, dans la première édition imprimée du texte intégral, dans les didascalies (qui sont la strate de texte qui nous intéresse en premier ici, puisque nous envisageons « l’énonciateur »). Il s’y exprime par l’usage de l’imparfait de narration. Celui-ci décrit la mise en scène d’un prologue, où intervient une figure allégorique (L’Aurore) pendant que s’éveillent quatre valets. Surgit alors (outre des qualificatifs descriptifs comme l’indication que ces valets sont « couchés ») un premier jeu de qualifications qui crée une communauté d’avis (une connivence) avec les destinataires : Molière est présenté comme un « excellent acteur » en même temps que « l’inventeur » des « vers et [de] toute la pièce ». Il joue le principal de ces valets, Lyciscas, entouré de chanteurs aux voix « admirables ». S’ensuit une partie burlesque du prologue, où ce personnage bouffon proteste contre le réveil matinal. Après cette ouverture vient la comédie proprement dite. Laquelle inclut un autre personnage « représenté par le sieur de Molière », un bouffon au sens premier : Moron, le « fou » du prince Euryale. Et ce serviteur peureux dit « cent choses plaisantes » sur sa couardise.
Ce premier résumé suffit je pense pour relever le redoublement de double énonciation : à la double énonciation inhérente à toute pratique théâtrale s’ajoute une énonciation supplémentaire, celle du récit qui explicite les attitudes des deux personnages interprétés par Molière et instaure un jugement sur sa manière d’« inventer » la pièce et les vers (nous dirions : d’écrire) aussi bien que sa manière de jouer (« excellent acteur »). On a donc ici affaire à un emboîtement énonciatif : un texte, inclus dans un spectacle constitué par un prologue et une pièce plus des chants et des danses, et le tout inclus dans un récit d’ensemble des fêtes de Versailles en mai 1664. Cet emboîtement accomplit en même temps un emboîtement de statuts : Molière est à la fois acteur, auteur et réalisateur du spectacle, et un personnage du récit. Et il instaure une gamme de qualifications. Si le récit des fêtes et la reproduction de la pièce pourraient avoir un statut informatif, les qualifications explicites sont des jugements que les destinataires sont conviés à partager. D’une certaine façon, elles se trouvent au bout de la chaîne des actions : il faut la fête avec en son sein la pièce, puis les publications qu’elles suscitent, pour que les adjectifs (« excellents, admirables, plaisantes ») puissent advenir. Mais d’une autre façon, on peut remonter la chaîne à partir de ce bout : elles apparaissent alors comme l’enjeu du propos et de l’ensemble de l’action qu’à la fois le texte raconte (c’est une relation d’événement) et constitue (il fait partie de cet événement). Le fait que Molière intervienne à plusieurs échelons dans ces emboîtements (acteur, auteur, organisateur), et le fait que dans sa fonction d’acteur il joue deux fois des bouffons, vaut signe de connivence redoublée avec le public : puisqu’il fait bien le bouffon, autant en redoubler le plaisir. Mais en même temps, le redoublement bouffon dans sa fonction d’acteur met en image son statut d’auteur-réalisateur au service du divertissement royal : il se trouve ainsi posé en fonction de bouffon du roi.
Ce bouffon trouve sa fonction dans une chaîne de représentations. Lu à l’échelon du divertissement de mai 1664, donc de l’événement, le jeu de qualifications est évidemment à mettre en relation avec le titre officiel des fêtes de mai 1664 : Les Plaisirs de l’île enchantée, fêtes galantes et magnifiques faites par le roi. L’isotopie de l’excellence est manifeste : « magnifiques » d’une part, « excellent » et « admirables » de l’autre – et on note au passage que « galantes » entre ainsi dans une telle histoire de l’excellence. Or le jeu d’emboîtement (une pièce dans un spectacle lui-même inséré dans une fête qui comportait une « course de bague, une collation, un feu d’artifice »…) va un peu plus loin encore. En effet, le sujet de la pièce est l’art de plaire (voyez l’« Argument ») : un père, d’ « humeur galante et magnifique » souhaite que sa fille se marie mais lui laisse liberté de choisir son époux – père bienveillant, voire débonnaire – et l’un des prétendants réussit à lui plaire en se tenant en retrait, incognito mais en réalisant au mieux les jeux qu’elle apprécie. Jeux et plaisirs d’une princesse comme sujet d’une fête de jeux et plaisirs de la Cour… Ce schéma d’intrigue lui-même a des antécédents que les destinataires réels du temps (le roi et ses courtisans) connaissaient. Il est celui du Ballet de la galanterie du temps, de Lully. Ce ballet créé le 6 février 1656 au Louvre offre une structure narrative (un jeune homme s’efforce de plaire à une jeune fille en lui offrant incognito des divertissements) que La Princesse d’Élide reprend. Lors de la création de ce ballet, Louis XIV dansait le rôle principal, celui du Galant. De sorte que se joue un autre mode d’insertion : le même roi qui a dansé le rôle du Galant donne des « Fêtes galantes » où le héros conquiert le cœur de l’héroïne en se montrant lui aussi galant. Et – pour le dire en termes un peu techniques mais qui font bref – par le connecteur « galant », l’isotopie de l’excellence accède à celle de la magnificence (« fêtes magnifiques »). L’ensemble participe à l’évidence de l’éloge du roi et de son régime. Y compris quand il semble parler d’autre chose. Notamment de l’« excellence » de Molière comme acteur (et auteur) : à roi « magnifique » il faut auteurs excellents39. Capables, ici, d’inscrire l’éloge du roi et de son régime dans le registre comique et galant. Non que le régime louis-quatorzien ignorât les registres héroïques (le roi grand guerrier) et dévot (roi de la France, « fille aînée de l’Église »…). Mais la fête de cour prend place dans l’exhibition du loisir et d’un temps propice aux plaisirs : un temps pacifique et joyeux40. De sorte que le roi qui « donne » cette fête, dont la comédie, apparaît comme un roi de paix et de plaisir, et un roi-galant : enjoué et aimable. Le sujet de l’intrigue vaut qualification de ce que doit être un bon prince, le redoublement bouffon de Molière en vaut symbole.
Apparaît ainsi une configuration (un « dispositif », si l’on veut) qui enchaîne ensemble plusieurs strates de qualification. L’une de ces strates, le texte de la pièce, a pu faire l’objet d’une communication différée (un « désancrage ») plus différée que d’autres (notamment les récits officiels de la fête qui ont été publiés), parce que les formes d’intérêt qu’elle propose (le rire, la curiosité de suivre l’intrigue amoureuse, l’observation de l’enchâssement des parties chantées) ont pu persister, alors que l’enjeu principal premier (l’éloge du régime louis-quatorzien) n’était plus de mise. Mais toucher à cette strate oblige à voir que l’énonciation des autres persiste, que l’entrée de La Princesse d’Élide dans « la littérature » la fait passer dans d’autres contextes de lecture, mais ne fait pas disparaître sa fonction de qualification.
Laissant aux lectrices et lecteurs euménides loisir de pousser plus avant s’il leur plaît, je borne là l’exemple : il atteste de la gamme des qualifications et de leurs rôles en situation d’hétéronomie sensible du littéraire. Je passe à un genre, le roman, qui s’inscrit dans la logique de la lecture solitaire, et non du spectacle collectif, dans un temps où l’autonomisation du champ littéraire parvenait à son apogée, et chez un auteur qui a été depuis sans cesse regardé comme une figure exemplaire de « l’absolu littéraire ». C’est le début de la Recherche du temps perdu.
La cuisse de Marcel et la côte d’Adam : À la recherche du temps perdu
Chacun connaît, je pense, le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qui ouvre la Recherche. Il a été analysé, glosé, brillamment commenté, la bibliographie en serait longue, comme serait longue celle des travaux qui ont fait de cette œuvre l’objet privilégié des analyses de narratologie mais aussi de sociocritique41. On me permettra de faire l’économie de cet inventaire bibliographique et de jouer le jeu d’un retour à une lecture malgré tout aussi « première » que possible.
Cette phrase initiale, outre qu’elle donne une information sur les habitudes du narrateur – ses heures de coucher –, est, stylistiquement parlant, marquée par deux traits. L’un est qu’elle suppose une sorte de début in medias res : le locuteur n’a pas été présenté, ni le lieu ni le temps de sa prise de parole. L’autre, qu’elle instaure une situation de confidence autobiographique, un récit du « je ». Le texte suppose ainsi une situation de connivence maximale, où il est possible d’éluder, sans que cela ne choque, les entrées en matière ; il déroge aux usages et, ce faisant, se signale comme littéraire. Dans les phrases suivantes s’égrènent diverses informations pratiques telles que le fait que le narrateur s’éclaire à la bougie, qu’il lit souvent avant de s’endormir, que cela se passe à la campagne où on entend siffler les trains, etc. ; mais, dans la logique de la connivence installée avec les destinataires supposés, elles sont prises dans une focalisation qui oriente l’attention sur le sujet de l’éveil.
Et c’est à propos d’éveil que surgit, comme un incident relativement rare (puisqu’il est précisé qu’il n’advient que « quelquefois ») mais qui s’est tout de même répété (ce que signifie aussi le « quelquefois »), une image érotique : « Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait d’une fausse position de ma cuisse ». Cette phrase est doublement – au moins – singulière. D’une part, que vient faire là la côte d’Adam ? Référence biblique certes, mais à quel usage ? Pour signifier humoristiquement que le mythe porte en lui l’idée que la femme serait née du désir de l’homme ? Certes encore. Mais tout cela suppose un lecteur qui connaît le mythe et a suffisamment de distance pour goûter l’humour de l’allusion. Disons : un lecteur de culture judéo-chrétienne et pas bégueule. Lecteur ainsi qualifié (textuellement) comme qualifié (en termes de compétences) pour bien lire le récit qui débute : la connivence se précise. D’autre part et plus encore : qu’est-ce que cette « fausse position » ? L’adjectif n’est pas descriptif, il ne dit pas si la cuisse est repliée ou allongée, si elle s’est ankylosée, si elle a des fourmis, etc. D’ailleurs, que serait une position qui ne serait pas « fausse » ? Une position « juste » ? « vraie » ? Cet usage de « fausse » est un tour de force stylistique : le mot n’est pas logique mais il reprend l’idée, courante, que le sommeil peut venir alors que le corps n’est pas dans une position appropriée pour le repos, allongé et détendu, mais plutôt pris, comme lorsqu’on s’endort en lisant dans un fauteuil, dans une posture un peu contournée, pas assez pour être pénible et empêcher le sommeil, mais assez pour troubler les sensations (voilà que le tour de force stylistique impose de faire une phrase longue comme celles de la Recherche…). Et ce tour de force fait coup de force : l’évocation d’un rêve érotique envahit un instant la conscience demi-consciente, selon une expérience que le lecteur est supposé avoir lui aussi rencontrée.
Advient alors « Un homme qui dort ». Ce début de phrase fait lui aussi partie des formules proustiennes connues ; il y a des raisons à cela : autre tour de force coup de force. Le passage à la troisième personne sur le mode affirmatif affiche une montée en généralité qui n’est pas énoncée comme une hypothèse, pas même comme un comparatif, mais comme un assertif catégorique, un équivalent de « tout homme, de tout temps ». Mais cette généralisation ouvre une séquence où s’opère un va-et-vient entre la troisième et la première personne. De sorte que la connivence amorcée par l’entrée in medias res et l’allusion biblique ont balisé le terrain pour des assertions qui supposent une connaissance partagée et hors de discussion. Elles nourrissent une séquence phénoménologique, où le sujet singulier du récit (ce « je » qui n’a pas encore de nom ni même de prénom) se raconte comme figure qui porte, en elle seule, une expérience vraie pour tous. Construction typique du singulier universel. Qui qualifie le locuteur comme apte à parler pour tous ceux qui entrent dans sa lecture, et qui en retour qualifie ceux-ci comme lecteurs compétents.
Il y aurait foule à dire encore, mais on voit, j’espère, l’idée que j’essaye de dessiner : cela même qui semble loin du social – des notations de sensations et de troubles de la conscience ; disons : des éléments de psychologie – est en fait sursaturé de socialité dans les conditions mêmes de la recevabilité de l’énoncé. C’est pourquoi j’en reste ici à cette lecture « interne », sans recourir aux informations sur la position de Proust dans la vie mondaine et dans le champ littéraire : elle montre, me semble-t-il, que même en situation de littérature autonomisée, le processus de qualification joue à plein, au creux du cœur du texte.
À partir de ces données, on peut évidemment prolonger en observant quelles difficultés a rencontrées Proust pour faire publier son premier volume de la Recherche, en une période toute tissée de soucis patriotiques ; puis comment son succès au Goncourt de 1919 a valu, comme une résistance au même enthousiasme patriotique, un signal d’un désir de retour vers l’universel… Comment l’autonomie du champ littéraire s’affirmait ainsi dans un « désancrage » de l’actualité : le choix d’un roman « dégagé » (si le terme peut être employé ici, au risque d’anachronisme) mettait le singulier universel à l’ordre du jour esthétique. Et qualifiait par là même une raison sociale de la littérature contre une autre : l’attention aux sensations et leurs effets sur la pensée plutôt que le souci des événements politiques violents. Autre configuration de la valeur sociale d’un genre, où se joue un choix sur ce qui importe, ce qu’il faut ranger dans les intérêts prioritaires, dans les valeurs à privilégier. Cas où l’homologie structurale vaut configuration retournée de l’œuvre et du champ : là où les mondains fins connaisseurs usent de la littérature comme élément de leur mondanité (Montesquiou écrivant des vers pour La Pavane que Greffulhe promeut dans son salon42), Proust inverse le rapport. Mais, bref, fin de l’esquisse d’exemple que lectrices et lecteurs bénévoles pourront prolonger as they like it.
Et ils pourront méditer sur ce qu’engagent La Recherche et La Princesse d’Élide, et le fait de lire l’une plus que l’autre. Mais ils ne pourront éluder le fait que dans les deux, différemment, il y va de qualifications.
De la qualification : enjeux humanistes
Bref, viens-je d’écrire, car pour mesure garder – sans quoi, grand risque de rajouter un couplet à la bluette de Mireille et Jean Nohain, vous savez « Quand un vicomte / Rencontre un aut’ vicomte… » – il est temps je pense de passer, en peu de mots, à une récapitulation et une ultime précision.
Récapitulation : de mes deux exemples, comme des autres travaux que j’ai pu lire et faire, me semble ressortir qu’à tous les échelons il convient de regarder les enjeux de la qualification dans le littéraire. Les opérations qui y sont à l’œuvre consistent à produire de l’intérêt, à l’orienter, et à hiérarchiser les formes, et donc à générer des valeurs et de l’adhésion.
Précision : si l’on suit une telle proposition, elle implique qu’en saisissant le littéraire, on ne saisit pas que lui, on saisit toute une socialité. La variabilité – et même le caractère polémique – de la qualification comme littérature et de la qualification littéraire font que le littéraire n’est pas une fin en soi. Et là apparaît clairement l’enjeu des discussions et clivages : la finalité. Toutes les démarches et toutes les théories de la littérature visent à mieux comprendre et mieux expliquer ; cette finalité utilitaire ne peut soulever de débat, sauf à l’échelon des techniques mises en œuvre. Si réel débat il y a, il se joue à un autre échelon de finalité, le but au sens premier, la visée. Certaines démarches s’assignent explicitement comme but ultime la littérature : telle était l’hypothèse de la littérarité qui escomptait découvrir des lois générales, universelles, de la poétique. Certaines autres rendent la littérature utilitaire : telles sont les démarches qui y cherchent la manifestation d’une culture, voire d’une pensée, voire d’un génie national : la littérature et son étude leur servent alors à illustrer cet esprit d’une nation. Certaines autres encore visent à travers la littérature l’accès à quelque chose d’universel. Telle est la logique du « singulier universel » ; l’intérêt anthropologique est sans doute grand, mais la difficulté est de gérer l’universel à partir de corpus qui, quelque diversifiés qu’on les fasse, restent toujours limités, particuliers. Telle est aussi la logique de l’histoire des idées : chercher des idées générales à travers leurs occurrences littéraires ; ce qui suppose que les idées existent autrement que sous les formes de leurs occurrences… Toutes ces démarches relèvent, au fond, d’une postulation de transcendance, que la littérature transcende ou soit une voie vers une transcendance. Dès lors, elles postulent qu’il y a quelque chose, ou des choses, plus grandes – plus importantes – que les hommes (des idées, la patrie, le beau, etc.). Que donc il y a dogmes.
Mais peut-être peut-on simplement considérer que la finalité, c’est l’humain. Que, en une évidence qui risquerait de rester comme la lettre volée, il n’y a du littéraire que dans la mesure où il y a des humains. Il s’est produit, depuis quelques décennies, un intéressant phénomène linguistique avec le mot « humanisme, humaniste ». Bel exemple des enjeux de qualification ! On le trouve fréquemment sous les plumes des tenants de positions dogmatiques (la littérature étudiée au nom de la patrie, du beau, des valeurs, etc. ; c’est-à-dire étudiée – éventuellement écrite aussi – dans le but de promouvoir, propager et inculquer ces valeurs). Ils oublient l’histoire du mot. Il n’y a pas si longtemps, quatre siècles à peine, ce qu’on appelait les « Lettres humaines » – dont les « Belles Lettres » étaient une partie – se définissait par distinction d’avec les « Saintes Lettres », les textes sacrés et religieux. Les « humanistes » ont été ceux qui s’adonnaient à l’étude de ces « Lettres humaines ». Lesquelles consistaient en ce temps en textes grecs et latins hors du corpus chrétien, d’où l’association des « Humanités » et des « Lettres classiques ». Historiquement, l’humanisme a été l’étude du littéraire hors du dogme, l’examen de textes dont la « valeur » n’était pas déterminée par leur concordance ou leur proximité avec la doctrine régnante : là où les « Saintes Lettres » avait dieu pour finalité, les « Humaines », puisque non religieuses, avaient l’homme. Certains, qui recourent à ce terme aujourd’hui, l’emploient en fait au nom de dogmes. Non pas forcément religieux ; au contraire, ils peuvent même ériger la laïcité en dogme. Dogme au sens où, célébrer des valeurs qui transcendent l’homme implique le cas échéant que l’homme plie devant elles. S’il est vrai que l’homme doit plier – devant les lois, devant l’intérêt commun – et que la littérature peut parler de la façon dont il le fait ou résiste, ce n’est pas là l’intérêt propre de celle-ci. Les traités d’instruction civique et d’hygiène et les cours correspondants sont les lieux appropriés pour traiter des obligations et contraintes, et les philosophes moralistes en font leur territoire. Le littéraire, lui, parce qu’il doit gérer l’intérêt de ses destinataires, et que donc il a recours aux plaisirs, aux effets esthétiques, est un espace qui postule une part de liberté. Pas indéfinie sans doute : censures et auto-censures, et lois contre la diffamation, l’appel au meurtre et aux discriminations… Mais comme un espace où elle s’expérimente en scénarios pour l’imaginaire. En essais de jugements sous forme de qualifications. Chaque lecteur peut tâter de plusieurs, et faire ses choix. Le chercheur qui travaille sur le littéraire, et plus largement sur les sciences de l’homme et de la société, lui, par principe, suspend son jugement dans sa recherche. Qu’à titre d’opinion personnelle il estime que tels ou tels choix faits par tels ou tels humains en telle ou telle situation ont été bons ou mauvais, le travail du chercheur est d’en faire ressortir tous les paramètres.
Aujourd’hui, la puissance de calcul de l’intelligence artificielle produit des algorithmes capables de formater, pour chaque individu, des séries de préconisation ajustées à ce qu’il a manifesté comme centres d’intérêt. De lui mettre ainsi sous la souris, à portée de main, de clic, de quoi les satisfaire contre son fric. Donc de transformer des intérêts personnels (des goûts, des curiosités) en intérêts marchands, en chiffres d’affaires et dividendes. En ce cas, l’algorithme est une forme rudimentaire du dogme. L’intelligence culturelle, pour sa part, offre le moyen de faire réflexion sur ses intérêts, leurs formes et leurs enjeux. L’analyse des qualifications en est un des meilleurs lieux ; la démarche sociopoétique peut en être un outil.