Conceição Evaristo est née dans l’état de Minas Gerais au centre du Brésil en 1946. Elle a vécu son enfance dans une favela du centre-ville de la capitale Belo Horizonte. Après ses études, elle part enseigner dans l’état de Rio de Janeiro où elle suit un Master à l’Université Catholique de Rio (PUC-Rio) et un doctorat à l’Université Fédérale Fluminense (UFF). Sa thèse en littérature comparée étudie alors les rapports entre les œuvres des écrivains afro-brésiliens Nei Lopes et Edimilson de Almeida Pereira et celle d’Agostinho Neto, écrivain angolais. Depuis les années 90, elle collabore régulièrement avec les Cadernos Negros, les « Cahiers Noirs », publication qui met en avant la production des écrivains afro-brésiliens depuis 1978. Le premier livre publié est Ponciá Vicêncio, en 2003, ouvrage traduit en français en 2015 (L’histoire de Poncia, Éditions Anacaona). En 2006, elle publie son deuxième roman, Becos da Memória, lui aussi traduit en français en 2016 (Banzo – Mémoires d’une favela, Éditions Anacaona). Cette fois-ci, l’écrivaine récrée le moment où une favela doit être rasée pour laisser la place à la croissance urbaine et à la gentrification des centres-villes brésiliens. L’histoire du roman fait écho à la destruction de la favela de son enfance et les personnages revêtent les traits biographiques de sa mémoire. Peu à peu, sa littérature construit le concept « escrevivência », l’écrit-vie. Plusieurs textes esquissent cette notion qui, selon l’autrice, est une forme littéraire dialectique mettant en rapport l’expérience d’une collectivité (les femmes noires brésiliennes) et l’autobiographie. En 2008, paraît son recueil poétique Poemas da Recordação e outros movimentos, traduit également en français, cette fois-ci par les Éditions des femmes – Antoinette Fouque (Poèmes de la mémoire et autres mouvements, 2019). Son œuvre compte également trois recueils de nouvelles, Insubimissas lágrimas de mulheres (2011), paru en France chez Anacaona (Insoumises, 2017), Olhos d’Água (2014) et Histórias de parecências e leves enganos (2016). Son dernier ouvrage, le roman Canção para Ninar Menino Grande, est paru en 2018, au Brésil. Son œuvre a été couronnée par de nombreuses récompenses dont le prestigieux Prix Jabuti (équivalent du Prix Goncourt) en 2015 et en 2019.
Conceição Evaristo était à Clermont-Ferrand en mars 2019, invitée par la Chaire Sá de Miranda – Institut Camões/CELIS et a participé au Festival Littérature au Centre. L’entretien de C. Evaristo a été mené en deux temps, le premier lors du Festival LAC, et le deuxième enregistré à Clermont-Ferrand, le 29 mars 20191.
Daniel Rodrigues : Conceição Evaristo, vous aimez dire que vous avez grandi parmi les mots. Si les livres étaient rares, la littérature orale qui vous entourait était si puissante qu’elle a alimenté votre univers. Vous dites également que le texte oral est écrit par le corps et que votre littérature est marquée par ce texte-corps-voix. Votre littérature nous offre ainsi des textes liés au corps et à la voix des Afro-Brésiliens, particulièrement des corps de femmes victimes des violences mais des corps qui résistent et qui désirent. Des corps toujours en mouvement, qui transforment les interactions sociales dans lesquelles ils s’inscrivent. Comment ces corps-voix deviennent-ils des textes ?
Conceição Evaristo : Peut-être peut-on commencer par une réflexion à propos des corps qui ont toujours été diffamés et contrôlés. Des corps qui ont été effacés par l’esclavage. Ces corps ont une grande nécessité de vivre, de s’imposer et de s’affirmer. Et l’écriture peut être l’une des façons de s’affirmer. Elle peut ainsi nier une autre écriture qui a déjà été produite à son propos. Le corps noir, le corps des femmes noires dans la société, particulièrement dans la société brésilienne, est toujours regardé par le prisme des stéréotypes. Or, lorsque ce corps s’affirme, lorsque ce corps peut avoir une voix propre à lui-même, l’une des premières nécessités est de s’affirmer en tant que corps à part entière. Si son esthétique va à l’encontre de celle qui le nie, ce corps doit donc se traduire par une poétique qui intègre tous les détails, cherchant un langage qui lui soit propre. Il doit rompre le silence en créant peut-être un autre langage, en déconstruisant le langage qui, jadis, le définissait. Lorsque j’écris, mon écriture est profondément marquée par ma condition de femme noire, inscrite dans la société brésilienne. Lorsque j’écris, même s’il s’agit de fiction, je n’oublie pas mon corps. Car, pour les Afro-Brésiliens, le corps est leur première carte de visite, la première chose qui s’affirme ; notre carte d’identité est notre corps. Les expériences de ce corps forgent ma subjectivité et sont à l’origine de ma littérature.
DR : Votre littérature se construit, selon vous, autour d’un concept que vous avez forgé, la « escrevivência ». C’est l’écriture des expériences vécues par les corps des femmes noires. Pouvez-vous nous parler un peu de ce concept ?
CE : Le mot « escrevivência » que j’utilise depuis ma dissertation de Master, en 1995, essaye de rendre compte d’un écrit-vie qui configure la littérature des femmes noires. Cela ne veut pas dire que d’autres femmes ni d’autres écrivains ne puisent pas leur littérature dans leur vie, car je pense que la plupart le fait. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de l’écriture produite par les femmes noires, on retrouve certaines spécificités, car elle ne souhaite pas être une simple écriture de soi ; elle cherche une résonnance dans la collectivité. Il y a des traits caractéristiques de cette écriture qui font appel à la voix collective, une voix genrée, féminine. Il s’agit d’une voix plurielle commune aux femmes noires, d’une écriture issue des expériences vécues par celles-ci. Ce texte peut se présenter à la première personne, mais la « escrevivência » ne se résume pas à ce trait caractéristique ; elle est surtout marquée par le rapport intrinsèque qu’elle révèle entre l’expérience individuelle et l’Histoire des femmes noires. Le mot « escrevivência » se lie ainsi à l’Histoire des femmes africaines devenues esclaves au Brésil et de leurs descendantes, esclaves elles aussi. Car l’un des rôles attribués à ces femmes était celui de raconter des histoires pour bercer les enfants de la « casa-grande », la maison des maîtres colonisateurs. Or, lorsque nous envisageons la « escrevivência », nous essayons de biffer cette image, de l’effacer. Si auparavant les femmes avaient le devoir de bercer les enfants des maîtres, aujourd’hui, notre « escrevivência » ne les endort plus, c’est plutôt le contraire, elle les réveille, troublant leurs rêves injustes.
DR : La représentation des expériences des corps des femmes noires, déconstruit également le mythe des trois races [mythologie identitaire brésilienne selon laquelle le Brésil serait l’espace de métissage de trois races – européenne, amérindienne et africaine]. Elle dénonce la violence imposée aux Afro-Brésiliens. L’un de vos poèmes est un hommage à Abdias Nascimento2, d’autres parlent des Afro-Brésiliens anonymes victimes de la violence et de la faim. Quelle est la place des Afro-Brésiliens dans les représentations littéraires de la société brésilienne ?
CE : L’œuvre d’Abdias Nascimento et sa vie tout entière nous rappellent les Afro-Brésiliens tués quotidiennement au Brésil. Aujourd’hui encore, la mortalité des jeunes Afro-Brésiliens est très importante. Cette mortalité est issue de la violence des guerres liées au trafic de drogue ainsi que des violences policières, mais aussi du manque de protection de la part de l’État brésilien. Ce corps noir, même s’il est effacé dans nos représentations, il se trouve à la base de la société brésilienne. Et nous ne pouvons pas oublier les corps des Amérindiens, eux aussi à la base de notre société. Chaque corps noir qui tombe victime de la violence nous rappelle la violence du trafic des esclaves, la mémoire de la diaspora africaine. C’est une mémoire de sacrifices qui fonde l’Histoire brésilienne. Le mythe de la démocratie raciale est ainsi mis en question et aujourd’hui il ne tient plus debout. N’importe quel Brésilien sait aujourd’hui que le discours de la démocratie raciale, du métissage, se manifeste différemment dans le quotidien et dans les interactions sociales brésiliennes actuelles. Cependant, nous avons aujourd’hui une jeunesse très active, qui occupe d’autres places dans la société. Les politiques d’inclusion3, déjà à l’ordre du jour en 1945 avec les revendications d’Abdias Nascimento, ne verront le jour que pendant le mandat de Fernando Henrique4 et seront développées en tant que priorité de l’État pendant les mandats de Lula5 et Dilma6. Ces « actions affirmatives » placent les corps noirs dans des lieux où ils ne se trouvaient pas encore et qui dérangent toujours. Cette jeunesse est à l’université, elle se forme et elle s’affirme. Elle nous amène alors à repenser et à reconstruire notre imaginaire à propos de la place des corps noirs au Brésil.
DR : Dans votre poème « Femme-Phénix », nous retrouvons un corps doublement exposé à la violence parce qu’il est noir et parce que c’est un corps féminin. Toutefois, ce corps résiste et il est toujours le lieu de création, c’est un corps matriciel. Pouvez-vous nous parler du rôle de la mère dans votre poésie ?
CE : L’un des traits caractéristiques de la littérature brésilienne qui a été produite auparavant7 est l’absence de représentations de personnages de mères noires. Ce que nous revendiquons aujourd’hui n’est pas une réduction des figures féminines au rôle des mères. Nous cherchons à montrer un corps féminin fécond, une maternité8 qui n’est pas celui de la mère en tant que rôle déjà établi. Pendant le romantisme brésilien, nous avions le personnage de la « mère-noire » [les nourrices], celle qui va s’occuper des enfants des maîtres en dépit de ses propres enfants. Il y a ici une idéalisation du corps noir, de la femme noire en tant que corps nourricier. Pour nous, le corps fécond de la femme est un corps symbolique qui porte en lui la mémoire des femmes africaines qui ont créé la société brésilienne. Nous songeons alors aux « mães de santo9 », aux reines des fêtes des congadas, pratiquées par les catholiques brésiliens10. En outre, nous songeons à une figure maternelle expansive, qui recouvre tant la grand-mère, la sœur ou la voisine qui s’occupent des enfants, une mère proche de l’organisation sociale des tribus africaines. Ce corps s’oppose à celui du personnage de Gabriela11, à celui de Rita Baiana12 enfin, il s’érige contre la représentation des femmes réduites à leur corps physique et à leur sexualité. Nous connaissons le pouvoir de la fécondité des corps féminins, celui-ci va au-delà de la sexualité.
DR : Néanmoins, les corps des femmes dans votre littérature ont eux aussi une sexualité et sont eux aussi érotisés. Je pense ici, par exemple, au poème « Une vague de honte »…
CE : Il y a une volonté nouvelle de mettre en scène nos désirs. Une volonté d’affirmer un corps désirant qui n’est plus celui du regard des mâles blancs. C’est un corps qui exprime ses nécessités et ses fantasmes, qui donne voix à des différentes manières de vivre ses affectivités, au-delà même des normes hétérosexuelles. Ainsi, le corps des femmes noires devient égal à celui des femmes blanches. Nos corps sont des victimes de la faim et des violences, mais ils sont également des corps qui aiment. Parler de nos corps équivaut à parler de toute la solitude de l’être humain. Les littératures produites par des femmes noires posent elles aussi la question du sens de la vie et de la mort. Nous parlons, bien sûr, d’une condition humaine qui reste celle des subalternes, précaires et pauvres. Et pourtant, cette condition subalterne est semblable à toute condition humaine. Seulement, elle exprime d’autres points de vue jusque-là effacés. Ce désir traverse le temps, une femme de 72 ans, comme moi, a toujours un corps désirant, car le désir et le sexe expriment la pulsion de vie.