La bohème est d’abord une idée, une représentation assez floue puisqu’elle accueille différentes périodes historiques (le Quartier latin des années 1830-1840, le Montmartre du Chat noir), différents lieux, différents personnages. C’est cette image très diverse et multiforme qu’en donne d’abord en sociologue Anthony Glinoer, pour qui l’imaginaire de la bohème n’est pas seulement un événement parisien, mais un phénomène qui a essaimé partout dans le monde occidental. Aussi bien les scapigliati en Italie, que les « clubs » bohémiens aux États-Unis, en Espagne ou à Montréal sont ainsi évoqués, tout en faisant référence à un autre ouvrage fait en collaboration avec Pascal Brissette, Bohème sans frontière (Presses universitaires de Rennes, 2010). Le jeune Marinetti, Guy Debord, Andy Warhol, les Sex Pistols, et jusqu’aux bobos sont mentionnés. Et avec autant de justesse que de finesse, l’auteur montre que l’histoire de la bohème est d’abord et surtout celle de ses représentations imaginaires.
L’établissement du « mythe » de la bohème commence par l’édition du livre de Murger en 1831, suivi de l’opéra de Puccini en 1896 et enfin s’achève par le succès fantastique de la chanson de Charles Aznavour où la bohème s’expose dans des vers internationalement célèbres : « Moi qui criais famine, Et toi qui posais nue […] Nous récitions des vers, Groupés autour du poêle, En oubliant l’hiver […] On était jeunes, on était fous […] La bohème, la bohème, Ça ne veut plus rien dire du tout ».
De manière systématique, l’auteur mentionne les différents attributs de cette bohème, communauté d’individus, vivant de l’air du temps, fréquentant les mêmes lieux. Mais le lien social est faible chez ces individus revendiquant avant tout l’originalité. Comment concilier alors désir de singularité et de familiarité ? C’est dans un style de vie (le terme de « sociostyle » est mentionné), un même scénario auctorial, des postures identiques et des modes de vie communs que le style de vie bohème s’affiche en rupture avec la bourgeoisie et ses valeurs. Citant à la fois Bourdieu, Nathalie Heinich et Helmut Kreuzer, l’auteur dresse le tableau d’une sous-culture d’intellectuels antibourgeois dans les sociétés industrielles de la modernité.
Le concept d’imaginaire social ne pouvait être appréhendé de manière unique, mais grâce à une combinatoire de concepts opératoires que l’auteur décline. A. Glinoer suit très légitimement la définition que donne Alex Gagnon de cet imaginaire : « un ensemble instable et pluriel, des interprétations et des représentations du monde que les individus et les groupes composant une collectivité reçoivent, produisent et font à leur tour circuler pour donner sens à leur réalité et par l’intermédiaire desquels ils se représentant ce que sont et devraient être le monde qu’ils habitent et toutes ses composantes, humaines et non humaines ». On voit combien cette belle définition correspond aux représentations sociales telles que la sociopoétique l’entend. L’imaginaire social se caractérisant par la transmédialité, l’historicité, la socialité et la pluralité, il est également patent qu’il y a une constante interaction entre l’imaginaire et le social, intégrant le réel et le fictif, le singulier et le collectif, le conforme et le subversif. Ces représentations, loin d’être univoques, sont concurrentes : il y a ainsi une bohème noire et une bohème dorée.
La seconde caractéristique est que la bohème est la principale pourvoyeuse des représentations dont elle est l’objet. Cette mise en scène de soi, ces mises en représentation, font partie de cet « imaginaire réflexif » que le CELIS a pu analyser dans les représentations du souper : c’est le même va-et-vient entre fabrication et intégration, fiction et incarnation.
Les principaux motifs de l’imaginaire bohème sont la jeunesse, la pauvreté, son caractère éphémère, son ancrage spatial (mansarde, café, bal, rue), la dilapidation dans l’amour comme dans l’économie : le bohème consomme et se consume, pour reprendre les mots de Glinoer, mettant l’accent sur une vie sans souci du lendemain, la gaieté cependant et la théâtralisation de son existence.
L’intérêt de ce riche ouvrage, outre l’ample panorama de la bohème, réside dans l’analyse précise que fait l’auteur de l’articulation entre le social et l’imaginaire.
Un premier chapitre, « Émergence », situe l’apparition historique du bohème à partir des années 1830, mais tout de suite on note que sous un même chapeau sont regroupées trois populations bien différentes : les étudiants, les artistes et les écrivains. Une telle hétérogénéité témoigne de la labilité de cette catégorie qui ne cesse cependant de médiatiser ses pratiques et d’exhiber la vie qu’elle mène. Les formes divergentes sont manifestes : à côté d’une bohème enchantée il y a la bohème galante, la bohème chantante, la bohème désenchantée (celle d’un Champfleury par exemple), la bohème fantaisiste du Doyenné (Nerval, Gautier & Cie), la bohème réfractaire d’un Vallès, autant de facettes qualifiées par Karl Marx de « masse confuse, décomposée, flottante que les Français appellent la bohème ».
Aussi, dans un deuxième chapitre l’auteur en vient à confronter le bohème avec différentes figures, proches et/ou opposées, car là encore les frontières sont poreuses : les figures honnies (le bourgeois, le cafetier, le propriétaire, les éditeurs, les marchands de tableaux), mais aussi les figures proches, voisines, celles des femmes bohèmes (en particulier George Sand et Nina de Villard), les types féminins qui vont de la grisette, de la lorette jusqu’à la cocotte, celles de l’artiste, de l’amateur, du dandy et du bohémien, dont la figure a fasciné nombre de poètes et de peintres par leur liberté, leur marginalisation de la société et l’ombre du désordre et de l’immoralité qu’ils traînent avec eux, ce qui faisait dire à Dominique Maingueneau que « la mythologie protéiforme de la troupe de bohémiens permet aux écrivains de réfléchir sur leur appartenance à une tribu qui passe entre les mailles du filet social ». C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les frères Goncourt témoignent d’une haine de classe impitoyable envers les parvenus de l’art, ces petites gens en soif de succès facile incarnant la médiatisation de la littérature, le charlatanisme et le copinage.
Dans le panthéon des figures emblématiques, on trouve successivement la présentation détaillée de Ferdinand Desnoyers (le moineau vaniteux), Privat d’Anglemont (l’archi-bohème), Albert Glatigny (le funambule itinérant), Marcellin Desboutin (le graveur désargenté), puis viennent les réfractaires (pour reprendre le terme de Jules Vallès), des écrivains-journalistes qui se caractérisent par l’atypicité et le décalage comme Théophile Dondey (le Jeune-France mutique), Gustave Planche (le critique intransigeant), Eugène Vermersch (le communard outrancier), et enfin les renégats à commencer paradoxalement par Henri Murger qui s’il est l’auteur de l’ouvrage célèbre et fondateur renonce à la vie de bohème, puis Jean Richepin qui va des gueux à l’Académie, ce qui leur permet d’éviter la « fosse commune » qui regroupe tous les éclopés, les morts prématurées et les suicidés.
L’étude de la socialité de la bohème commence par la description de son lieu de prédilection, la mansarde, où niche comme l’oiseau le bohème désargenté. L’habitat bohème s’oppose à l’habitat bourgeois par son cadre spatial (en assumant la ségrégation sociale de la verticalité architecturale des maisons). L’élévation géographique propre à la « forteresse aérienne » est d’un accès difficile propre à la marginalisation et la liberté voulue par son occupant, tout comme la singularité de l’intérieur dont la petitesse, le désordre et la misère sont les caractéristiques. Si la mansarde est un des lieux privilégiés du commerce amical et de la cohabitation (masculine ou féminine), c’est que « l’on s’aime moins parce qu’on partage des idées que parce qu’on a la même misère en commun ». L’autre espace de la bohème est la rue, non celle du flâneur et de son errance, mais un lieu territorialisé, limité, concentré – également dans les cabarets ou dans certains cafés ou brasseries (telle la Brasserie des Martyrs). S’il n’y a pas de sociabilité propre à la bohème (il n’y a, écrit l’auteur, que des sociabilités bohèmisées), c’est que le bohème transforme toutes les formes de sociabilité institutionnelles suivant des modes d’hybridation, de spectacularisation, de dérision et de dérégulation qui témoignent de la faible cohésion sociale entre les individus.
Le nombre de publications endogènes et exogènes évoquant le phénomène est considérable : petits journaux, littérature panoramique, anecdotes, souvenirs, physiologie, biographies foisonnent, entraînant souvent avec eux un grand nombre d’illustrations, car l’aspect visuel de la bohème intéresse et fascine. Sans viser à une exhaustivité complète, Anthony Glinoer recense nombre de journaux dont les titres font référence, depuis La bohème (1855) de Charles Pradier jusqu’à La Vache enragée, journal intermittent paraissant quand il y a de l’argent. Organe officiel de la Bohème de Montmartre (1917). La petite presse étudiante et/ou provinciale est également riche à rechercher l’amusement et le divertissement en offrant avec un ton léger et parfois autoparodique des nouvelles, de la publicité, des charades, des anecdotes, des poèmes. La figuration du bohème dans le roman (Anthony Glinoer a raison de mentionner le Neveu de Rameau comme premier modèle) se trouve aussi bien chez Champfleury, chez Murger (Les buveurs d’eau et bien sûr dans les Scènes de la vie de bohème) chez les Goncourt avec le personnage d’Anatole Bazoche dans Manette Salomon et celui de Hussonnet dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. L’auteur étudie le cadre de leurs apparitions dans les cafés dont on prend possession des tables avec familiarité et sans gêne et leurs manifestations les plus symptomatiques, la débauche et surtout la scène orgiaque, bien connue des romantiques, du Jeune France ou celles relatées chez Balzac dans La peau de chagrin (festin de Taillefer) ou encore dans Illusions perdues, ou chez Catulle Mendès (La Maison de la vieille). Le célèbre tableau de Thomas Couture, Le souper à la Maison d’or en est illustration paradigmatique. Enfin, le mythe du bohème trouve ses aliments dans de nombreux récits de souvenirs (Nerval, Champfleury, Gautier, Goudeau, Audebrand, Lelioux et Nadar).
Si la fantaisie génère un rapport particulier à l’affichage médiatique avec le goût du paradoxe, de la digression, de l’ironie, du jeu de mots, l’omniprésence du narrateur, la tendance réaliste, quant à elle, se donne comme écriture du réel. Anthony Glinoer résume bien la vision qu’il en donne : « La bohème désigne à la fois un agglomérat de représentations imaginaires, un faisceau d’éléments signifiants formant un portrait collectif et un groupe social identifié à ce portrait » (p. 204). C’est cette complexité des rapports du réel et de l’imaginaire, qui font de cet ouvrage une magnifique étude, dense, riche, très informée et très agréable à lire, nourrissant avec finesse l’analyse des représentations sociales.