Alain Viala, La Galanterie. Une mythologie française,

Paris, Seuil, 2019, 398 p.

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Alain Viala, La Galanterie. Une mythologie française, Paris, Seuil, 2019, 398 p.

Texte

Après avoir écrit un ouvrage fondamental qui reste la référence obligée de toute étude sur la galanterie sous l’Ancien Régime (La France galante, PUF, 2008, 244 p.), Alain Viala reprend le fil de son enquête de la Révolution française à nos jours. Il montre que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, non seulement celle-ci n’a pas marqué la fin de toute galanterie, mais que bien au contraire celle-ci n’a jamais été aussi présente qu’aux xixe et xxe siècles. Si à l’époque classique la notion pouvait être relativement circonscrite, elle devient encore plus large et floue, l’abondance de sens possibles témoignant de multiples facteurs et des diverses représentations sociales de la galanterie que l’auteur analyse avec brio.

L’idéal social de distinction manifesté par la galanterie, caractéristique de la vie de cour et des salons, est vite devenu aux yeux des étrangers la marque d’une spécificité française et un exemple de sociabilité à imiter (ou ne pas imiter, selon l’interprétation que l’on en donne). Déjà Claude Habib avait intitulé son étude Galanterie française (Gallimard, 2006, 448 p.), l’absence d’article contribuant à en faire une entité identitaire. Loin de tomber dans un tel essentialisme, A. Viala se livre à une étude de ces qualifications de manière empirique, en « braconnant le galant », ainsi qu’il le dit avec humour. Mais plus le livre avance et plus les qualifications de « galanterie » sont vastes et parfois on en vient à douter de savoir s’il s’agit vraiment encore de galanterie, tant la notion tend à se perdre dans les sables de la civilité, de la séduction, de la politesse, de la pornographie… Aussi la ritournelle de « que sont les galants devenus » est-elle constante.

Cela commence avec Rousseau, la Révolution française, le mépris du rococo qui stigmatisent par le prisme de la galanterie l’absolutisme et la vie aristocratique vouée aux plaisirs futiles. Très vite la galanterie est assimilée au libertinage, à la débauche et à la prostitution. La galanterie libertine sert les vues d’une doxa misogyne.

De fait l’auteur distingue trois sortes de galanterie, la « sucrée », la « loyale » et la « libertine », dont on suit tour à tour les manifestations.

Suivre la galanterie, c’est étudier le refoulement d’un mot qui « révèle un état de refoulement idéologique de l’État ». Ainsi le mariage de raison prôné au XIXsiècle repousse toute forme de galanterie, synonyme d’amour et de séduction. Aussi la galanterie est-elle amenée à se réfugier dans une imagerie romantique idéalisée. Chez Stendhal la théorie de la cristallisation est une sorte de Carte de Tendre à l’envers, une déconstruction qui fait place au désenchantement amoureux. Il y a un double refoulement du galant, qui est rejet de l’amour d’élection et peur de la concupiscence vénale. L’ordre moral réduit la galanterie à la luxure incarnée par la figure de la prostituée. Le galant homme n’est plus qu’une figure du passé, comme il est montré dans l’analyse de La Vieille femme de Balzac, tandis que la femme galante est assimilée à la courtisane, à l’actrice, à la femme entretenue ou à la prostituée, qui est le « spectre » honni de la (« bonne ») société. Ainsi y a-t-il une dissymétrie : le galant est un homme du passé, la femme galante, un fantasme terrifiant pour la bourgeoise.

Avec la Restauration le galant ressurgit dans l’art, ce à quoi s’emploie la redécouverte du passé dans une logique de rêve, celle du collectionneur chez qui on trouve les ruines d’un passé qui se remet à vivre. On sait l’importance de la réhabilitation du rococo et de Watteau, d’une part, dans la provocation des bourgeois de la bande du Doyenné d’abord, mais aussi, ensuite, dans un investissement capitaliste dans les œuvres d’un passé qui, étant révolu, n’est plus à craindre et qui offre une culture de la distinction chez la fraction sociale « soucieuse de légitimer son accès au pouvoir par des signes extérieurs de supériorité culturelle ». Avec le cas du legs de La Caze, on assiste non seulement à une consécration, mais aussi à une « panthéonisation » de l’art galant comme capital culturel.

En évoquant la galanterie pour ainsi dire au service de l’art pour l’art (Gautier), l’auteur aurait pu sans doute développer cette dimension importante qui renoue avec l’essence même d’une galanterie qui esthétise son excès et qui se donne dans une sprezzatura faisant fi de tout intérêt matériel et utilitaire.

Avec Nerval, c’est la qualité « nationale » qui s’instaure dans une poésie de la Bohème galante, avec la nostalgie du Voyage à Cythère, en rêve de fête érigée en « solennité galante » dans un paysage à la Watteau. Rêve aussi d’une origine qui remonte plus loin encore pour affirmer un caractère national dans un art populaire qui serait galant par la grâce.

En chassant la galanterie, Alain Viala parcourt en fin érudit tout un pan de littérature et de son ancrage social. Ainsi livre-t-il trois portraits de Cydalise, Camargo et Marguerite témoignant que, sous le masque de la galanterie, se cache un cœur. C’est toute une longue période de tensions que démêle Alain Viala, comme une pelote de fils embrouillés, de couleurs différentes, tensions où le galant joue le rôle d’un opérateur symbolique. Si Baudelaire appelle galanterie un art de l’érotisme désenchanté, le style galant est aussi une revendication de virtuosité poétique qui traverse toute l’époque. Posture à rebours d’un code dominant, la galanterie s’affiche au théâtre, qu’elle soit ombre galante ou ombre érotique (voir Offenbach). Mais, en évoquant l’art de l’esquisse et les fêtes galantes, on joue d’un art en mode mineur, une exténuation, une fin de bal (le tableau de Gérôme est placé par Viala magnifiquement au début de son livre comme une sorte de faire-part de deuil), une manière de marivaudage pour dire que l’amour n’est pas sérieux. Avec Verlaine, Viala voit « une réactivation paradoxale du mythe galant national » que semblent bien confirmer les innombrables fêtes galantes poétiques ou musicales (Fauré, Debussy), nationalisme mélodique qui s’appuie sur un je-ne-sais-quoi indéfinissable.

On s’interroge que, devant l’avalanche de références bibliographiques, ne soit jamais mentionné l’auteur de Les Cinq Tentations de La Fontaine (1938) à savoir Jean Giraudoux qui, s’il mentionne peu le qualificatif de « galant », fait preuve d’une préciosité fort galante et française. Ne fait-il pas dire à Hécube dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu : « Vous n’êtes guère galants, en tout cas, ni patriotes » ? Le lien entre galanterie et préciosité (le dossier consacré à la préciosité ne concerne pas la période moderne) aurait mérité une analyse, d’autant plus qu’elle est en partie le ressort de certaines fêtes galantes.

De manière parallèle, la galanterie vénale est représentée aussi bien en peinture (Manet Toulouse-Lautrec) qu’en littérature (Zola, Maupassant, Goncourt, Margueritte), tandis que les dictionnaires de savoir-vivre identifient galanterie et courtoisie au « respect chevaleresque, poli, prévenant, délicat, qui courbe l’omnipotence masculine devant la faiblesse » de la femme ! Le problème de la galanterie est que cette politesse peut vite devenir « la menue monnaie des fades compliments et des déclarations souvent malséantes ». Où s’arrête l’art de plaire et où commence celui de la séduction, la frontière est poreuse et la qualification reste souple et ductile. Si la galanterie française a une réputation universelle, il ne faut pas oublier que Paris est aussi, aux yeux des étrangers, la ville galante par excellence.

Je ne sais s’il est galant de renvoyer à des dossiers numériques (indiqués dans le livre1) pour y consulter les notes, ce qui oblige le lecteur à avoir son ordinateur à côté de son livre, mais c’est faire en tout cas une belle preuve de générosité intellectuelle fournissant au lecteur de très nombreuses références venant compléter la version papier avec plusieurs dossiers très documentés (plus de 200 pages, parmi lesquelles tout un riche développement sur les littératures de la civilité et du savoir-vivre). Ce dossier galant est accessible aux lecteurs qui trouveront dans l’ouvrage le lien internet.

Entre la misogynie qui redoute la femme galante et la nostalgie de l’ancienne galanterie dont le Cyrano de Rostand est l’exemple spectral, entre le Grand Meaulnes et Le Bal du comte d’Orgel idéalisant l’amour galant et l’érotisme égrillard et grivois, c’est le mythe national qui persiste, un mythe dont l’ouvrage élégant d’Alain Viala, rembobinant le fil dans une histoire des luttes symboliques en matière de civilité, d’art et d’amour et promenant le lecteur à travers une vaste culture littéraire et artistique, articule toujours avec intelligence et fécondité les diverses qualifications et représentations de la galanterie à l’histoire et à la sociologie, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux représentations les plus contemporaines.

1 « Le dossier galant », sous la direction de Alain Viala, Les Dossiers du Grilh, no 13-9, 2019 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/

Notes

1 « Le dossier galant », sous la direction de Alain Viala, Les Dossiers du Grilh, no 13-9, 2019 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/dossiersgrihl.7355.

Citer cet article

Référence électronique

Alain MONTANDON, « Alain Viala, La Galanterie. Une mythologie française, », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 12 novembre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1066

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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