À partir des analyses de l’espace d’Henri Lefebvre et du géographe américain Edward Soja, l’ouvrage1 aborde la production de l’espace dans le contexte occidental/oriental envisagée comme production sociale à la fois comme perception, mode d’action et de vie et représentations. Il s’agit moins de comparer et d’opposer des différences que mesurer des distances et des passages, en prenant en compte la dimension historique des transformations urbaines. Espace et temps, transformation de la fonctionnalité du logis et modes de vie sont autant de facteurs décisifs dans l’appréhension de l’habiter et ses représentations dans les cultures allemandes et japonaises. La dualité de l’habiter et du déplacement donne naissance à des formes hybrides, telles l’habiter nomade ou l’habiter en dehors de la maison qui sont des tendances actuelles tant au Japon que dans d’autres lieux postindustriels caractéristiques des métropoles contemporaines.
La visée interdisciplinaire du volume (architecture, film, théâtre, analyse du discours, géographie, philosophie et études culturelles) offre un panorama riche et passionnant. Walter Ruprechter analyse les effets de la théorie des Pattern Languages de Christopher Alexander, autrement dit la théorie des motifs ou patrons de conception qui s’appliquent à de nombreux domaines, dans les arts, en anthropologie (ce que Margaret Mead appelait les modèles culturels) et en architecture. Elle stipule que ces formes loin d’être des créations individuelles sont toujours collectives. En l’occurrence ici l’école Eishin, créée par Christopher Alexander à Tokyo en 1985 et résultat d’une coopération occidentale et japonaise, offre une forme originale de transculturalité et de structure semilattice. Alexander dans une création répondant aux aspirations des habitants, des écoliers et leur représentation d’une articulation ordonnée de l’ancien et du moderne, de l’intemporel et de l’historique, du raffiné et du brut, de culture traditionnelle et de l’étranger, en donne une forme paradigmatique.
Andreas Becker se livre à une analyse des films d’Ozu pour qui la maison japonaise est un fil directeur pour habiter par les images. Le sens visuel de l’habitat japonais, son atmosphère, la culture architecturale ont pour exemple le film Fleurs d’équinoxe (Higanbana). Si le lien entre création filmique et modèle architectural est mis en évidence, l’auteur n’a cependant pas connaissance des écrits de Deleuze sur l’aspect visible et sonore chez Ozu, qui aurait pu conforter et approfondir ses analyses. Arne Klawitter rappelle l’influence de la culture japonaise sur l’œuvre de Max Dauthendey, sa découverte des maisons, du théâtre Kabuki, sa fascination pour une nouvelle plasticité pour le théâtre.
Le tremblement de terre du 11 mars 2011, le tsunami et la catastrophe nucléaire bouleversent la notion même de l’habiter et ce séisme humain, mais aussi social et politique a toujours été, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui un moteur théâtral. Au théâtre cela correspond à un décentrement. C’est ainsi que Time’s Journey Through a Room de Toshiki Okada met en scène une intense expérience sensorielle dans une chorégraphie, sonore et plastique en retraçant dans un huis clos le dialogue d’un homme avec le fantôme de celle qu’il aimait et qui est morte dans l’accident. Si l’on a cru un instant que la catastrophe pouvait être le début d’une ère nouvelle, le doute et l’incertitude s’installent chez les protagonistes.
Un article sur l’habitat chez Heidegger fait le point de manière assez classique et peu critique sur le « Bâtir habiter penser » publié dans Essais et conférences. Ce qui en revanche est nouveau et intéressant est l’insistance mise sur le pont qui pour Heidegger est un concept de l’habiter alors que pour l’écrivain japonais Yasuda Yojuro, théoricien du romantisme, le pont n’est point l’image de la suprématie et de la puissance, mais bien au contraire une image déceptive du départ et de la rupture. Mais cette dernière page est bien trop rapide pour montrer la complexité de Yasuda2. Une comparaison développée du pont chez les deux écrivains, opposant vision occidentale et orientale aurait été du plus grand intérêt. Habiter le pont pour l’un et rêver le mouvement généré par le pont pour l’autre.
Kitaro Nishida dans son étude sur le bien reprend le concept d’expérience pure (William James) et la phénoménologie de Husserl en essayant de surpasser la philosophie occidentale grâce à l’apport de la pensée orientale. Sa conception de l’espace est comparée avec celle d’Alfred Schütz qui fait de la spatialité un sol commun propre à la dimension sociale des rapports humains, alors que lui insiste plutôt sur l’espace comme facteur d’opposition entre les individus.
Tout à fait passionnant est l’article consacré aux « sanka » et leur criminalisation. Les folkloristes voient en eux les premiers habitants du Japon, repoussés dans les montagnes et ayant conservé leurs traditions. Ces populations errantes sont menacées de disparition avec la modernisation du pays. Les sanka qui sont sans foyer, n’ayant pas de domicile attitré, sont considérés comme non-japonais. Victimes de poursuites, ils sont chassés, emprisonnés, persécutés. On leur reproche alors d’être des voleurs, des violeurs, des cambrioleurs, d’être brutaux et cruels. Le journaliste Takano qui écrivit une première monographie sur eux les présente comme un groupe fermé, non inscrits dans le registre des familles, errant à travers le Japon en commettant des méfaits et se défendant violemment quand ils sont poursuivis par la police. Takano en fait des êtres marginaux, anormaux, amoraux. Du coup ces descriptions ont engendré une littérature populaire, de cas criminels ou d’affaires amoureuses érotico-grotesques dans des récits réalistes triviaux. Ainsi Misumi raconte des histoires d’enfants adoptés et assassinés. Il leur attribue une langue secrète qui déroute les policiers, des armes spécifiques. La part de réalité et de fiction est difficilement discernable dans ces « Histoires étranges de Sanka ». En 1962 une étude ethnologique est présentée à l’université de Tokyo sur la vie de ce peuple par Misumi décrivant en détail, sans diffamation cette fois, la vie quotidienne de ce peuple, leur hiérarchie sociale, leurs règles, et leur intégration finale dans la société japonaise, avec des photos, en exposant leurs bains à l’air libre, la pêche, la cuisine, leur artisanat avec un glossaire de leur langue et un lexique des plantes médicinales. D’autres textes les présentent non comme des criminels, mais comme un peuple libre, fier et solide vivant à l’ombre de la civilisation moderne japonaise. Le dramaturge Nakamura Kichizo dans sa pièce Musekimono (Hommes sans habitat familial) de 1938 représente une famille sanka qui n’a pas la nationalité japonaise, vivant sans argent, libre, sans domicile fixe, opposée aux habitants traditionnels. La comparaison avec les bohémiens et leurs représentations en Occident devrait s’imposer.
Avec le roman de Kosuke Endo Samourai (1980), la fiction entraîne le lecteur dans l’histoire japonaise. En octobre 1613, quatre samouraïs (dont Hasekura Rokuemon) sont partis pour le Mexique dans un galion spécialement construit pour eux, accompagnés d’un franciscain espagnol (Velasco) qui devait être leur interprète. L’objectif avoué de cette mission sans précédent était d’établir des relations commerciales avec l’Occident en échange du droit des missionnaires européens de prêcher le christianisme au Japon. Se trouvant dans l’impossibilité de remplir leur mission à Mexico, les émissaires allèrent en Espagne et en Italie, premiers Japonais à poser le pied sur le sol européen. Le choc des cultures est grand, les Japonais étant perçus comme des bêtes curieuses et ceux-ci découvrant avec étonnement la civilisation espagnole. En dépit de leur conversion au christianisme, le long voyage se solda par un échec et ils rentrèrent au Japon en 1620, où la plupart furent tués en martyrs, car entre-temps le shogun Tokugaa Ieyasu avait promulgué un édit exigeant l’éviction des chrétiens au Japon. L’analyse porte sur le sens de l’espace dans le voyage maritime, mais également sur les difficultés de la foi, la fragilité humaine, l’ambition de la conquête, la corruption et la loyauté. Les perspectives sont multiples puisqu’un écrivain japonais donne à voir le Japon à travers les yeux d’un prêtre espagnol, que Hasekura découvre les mœurs espagnoles (et le traitement des Indiens). Le voyage interculturel tourne au fiasco et révèle les interrogations de l’écrivain catholique qu’est Endo et le statut de sa foi dans la société japonaise.
Habiter ailleurs, dans les îles des mers du Sud fut souvent décrit comme jouir d’un original locus amoenus par les premiers explorateurs, et tout d’abord par Georg Forster. La nouvelle de Hans Bethge, Satuila oder Vom Zauber der Südsee (1918), est un condensé de l’atmosphère idyllique de la vie sur l’île qui gomme toute critique du colonialisme. Thomas Schwarz rapproche habilement ce paysage des mers du sud avec celui fantasmé par Aschenbach dans La Mort à Venise de Thomas Mann, où le Lido, la plage de sable et le ciel bleu transportent le personnage dans des champs élyséens pacifiques.
La mobilité des frontières spatiales et le sentiment de l’habiter sont étudiés chez l’auteur de L’Homme sans qualité et rapprochés de l’esprit japonais comme intrication du sujet et de l’espace. Les intérieurs d’Ulrich livrent des renseignements précieux sur la caractérisation de sa figure et de son statut social et les références aux discours contemporains sur l’habitat viennent à point pour la prise en compte de la fonctionnalité des représentations tout comme celles de la réception des cloisons mobiles japonaises sur la vision occidentale. L’habiter musilien est sans forme précise, contingent, mouvant et ouvert. Comme le dit très pertinemment Thomas Pekar : avec Musil on peut habiter sur la lune, pas avec Heidegger.
Selon Minami Miyashita, Musil se réfère à la physique des sensations d’Ernst Mach pour souligner l’importance de l’espace dans La tentation de Véronique la tranquille qui était intitulée dans sa première version Das verzauberte Haus (la maison enchantée). Le repli de Véronique sur elle-même est mis en rapport avec la sensation autistique d’être « sous une cloche ». L’espace de cet habitat est un espace « physiologique » dans la dynamique de la relation sujet/objet (« Je pense à notre maison, à ses ténèbres avec ses escaliers qui craquent et les fenêtres qui gémissent, ses recoins, ses grandes armoires »), un espace plein d’angoisse, incertain et vide qui répond au vertige de la névrose de l’héroïne et à sa vacillante identité.
Les représentations occidentales et japonaises du grand hôtel sont opposées. Si avec Vicki Baum et Joseph Roth ce lieu de transit est aussi une société en miniature, un symbole de civilisation et d’esthétique tout en étant l’incarnation de la société marchande capitaliste, l’implantation de l’hôtel moderne dans la société japonaise suscite chez les écrivains ironie et pessimisme (Natsume Soseki, Agutawa Ryunosuke) avant que ne s’estompent les différences dans la globalisation. Le sanatorium quant à lui est un lieu d’habitat (identique à Nagano ou Davos) dans La Montagne magique de Thomas Mann et dans le roman autobiographique Le vent se lève (1937) de Tatsuo Hori où celui-ci décrit sa relation avec son épouse malade de la tuberculose et dont Miyazaki s’est librement inspiré pour son film d’animation. Coupé du monde, le sanatorium est aussi un lieu où la routine elle-même favorise la passion amoureuse que ce soit chez Hans Castorp ou Jiro Horikoshi.
Ilse Aichinger fait la différence entre habiter, se sentir chez soi et n’être nulle part. L’époque nazie a fortement contribué à mettre en question ces termes. L’interné du camp de concentration n’habite plus, de même le jeune errant japonais trouvant refuge dans le café internet ou encore le couple de vieillards abandonnés dans la montagne pour y mourir dans la pièce radiophonique de Shuji Terayama. Le désir de survie des personnages renverse de manière radicale la manière de penser habituelle concernant la stabilité de l’habitat.
L’ouvrage se termine par un chapitre consacré à l’habitat japonais, d’abord en récapitulant la conception de Watsuji Tetsuro que l’on connaît bien en France grâce à la traduction de Fudo d’Augustin Berque (lui-même analysé dans un autre article), puis en montrant comment l’ère contemporaine tend à dissocier le lien traditionnel maison-famille avec Kitchen de Banana Yoshimoto, où la cuisine devient un entre-deux entre l’ancien et le nouvel habitat et le roman de Sayaka Murata Konbini (La Fille de la supérette) témoignant de l’intégration au konbini comme seule réalité.
S’il est difficile de faire une synthèse de ce vaste ensemble (de nombreux articles méritent pour eux-mêmes une recension détaillée et un commentaire), on soulignera le grand intérêt d’un riche ouvrage où, en outre, chaque article est muni d’une riche bibliographie, invitant à poursuivre le voyage.