La baignade publique à l’extérieur et en eaux naturelles est devenue, depuis le début du xxe siècle, un plaisir populaire en Europe. Dans le cadre de cette contribution, nous allons nous intéresser à l’exemple des pratiques sociales et des représentations littéraires et artistiques de la baignade et des baigneurs dans l’Allemagne contemporaine, c’est-à-dire au xxe et au xxie siècle. Pour ce faire, il convient de rappeler qu’il existe deux types de baignade encadrée et autorisée : d’une part, la baignade naturelle qui a lieu dans des espaces globalement préservés ou du moins assez peu transformés par l’homme, et d’autre part, la baignade artificielle qui se déroule dans un environnement spécialement conçu pour servir de lieu sportif et récréatif, parfois touristique ou encore thérapeutique. Plusieurs dénominateurs communs relient ces deux espaces. Sur le plan du fonctionnement, ils sont soumis à des règlements qui visent à assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité des lieux, afin de contrôler le risque d’accidents et de maladies. Sur le plan de la finalité, ils sont là pour offrir aux usagers un espace aquatique sûr, propre, accueillant, souvent chauffé et la plupart du temps surveillé. À l’intérieur comme à l’extérieur, en eaux naturelles comme en eaux artificielles, la pratique de la baignade a pour vocation d’être non seulement une source de rafraîchissement et une occasion d’exercice physique, mais aussi un moment de détente et de divertissement.
Dans le cadre de cette étude, il sera uniquement question des pratiques de baignade en pleine nature. Comme tout loisir fédérateur qui se pratique seul, en couple ou en famille, entre amis mais aussi avec d’autres – pour la plupart de parfaits inconnus – la baignade publique est devenue, au fil des décennies, un motif artistique omniprésent. Les deux phénomènes, le loisir et la représentation du loisir, appartiennent désormais à un patrimoine partagé qui est d’ordre social et identitaire. Ainsi, le plaisir de la baignade individuelle et collective au grand air fait l’objet de livres et de films, de dessins et de chansons, de photos et de clips vidéo. Or il s’avère que le baigneur est une figure ambivalente, tout comme le nageur et le plongeur, sans parler du maître-nageur-sauveteur. Ils peuvent être habiles et séduisants, ou alors tout le contraire. Tantôt drôles et touchants, tantôt musclés au point d’être ridicules, les visiteurs et les personnels offrent en eux-mêmes un spectacle plutôt divertissant pour l’œil. Car la baignade est une pratique socioculturelle qui repose sur un certain nombre de contraires qui s’attirent : intimité et partage, activité et repos, bronzage et maladies liées à l’eau. Il n’est pas étonnant de voir que de nombreux artistes y trouvent matière à inspiration et à création1.
La pratique de la baignade en eaux naturelles
Quel est le cadre et le déroulement typique d’une sortie baignade, et quels sont les ingrédients indispensables de ce moment de plaisir passé au bord de l’eau et bien sûr dans l’eau ? De manière générale, les destinations les plus prisées sont les très nombreux lacs (« Badesee » ou « Baggersee ») ainsi que les piscines municipales d’intérieur (« Schwimmbad ») ou d’extérieur (« Freibad »). Les parcs aquatiques privés (« Spaßbad » ou « Erlebnisbad ») se sont multipliés au cours des deux dernières décennies, tout comme les espaces sauna et bien-être (« Sauna- und Wellnesslandschaften »). Ils s’inscrivent dans la tradition du tourisme balnéaire et thermal sur les côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique ainsi que dans des villes d’eaux qui affichent, en langue allemande, dans leur nom, leur statut de station thermale (Baden-Baden, Bad Wildbad, Wiesbaden).
Dans tous les pays germaniques, les lacs et les plans d’eau sont les endroits prédominants de la baignade en extérieur. À la différence des étangs, ils disposent d’eaux vives, et non dormantes, en quantité et qualité suffisantes. Tout comme les Autrichiens et les Suisses qui vivent dans des pays sans accès à la mer, les Allemands préfèrent eux aussi les lacs naturels et artificiels aux côtes maritimes mais aussi aux fleuves, rivières et ruisseaux. Contrairement à beaucoup d’autres pays européens, les lacs sont plus nombreux et plus accessibles que le bord de mer qui se limite au nord du pays, que cela soit du côté ouest où se trouve la mer du Nord ou du côté est qui donne accès à la mer Baltique. De nombreuses régions, et notamment le Holstein et le Mecklembourg, disposent de plateaux lacustres (« Seenplatten »), d’autres, comme la Bavière, de grands lacs alimentés par les eaux des montagnes, par exemple le Chiemsee, Walchensee, Starnberger See, Ammersee, Tegernsee près de Munich. Le plus grand et le plus connu est le lac de Constance, situé à la frontière de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse. Quant au littoral, les destinations touristiques les plus prestigieuses ne sont pas les côtes mais les îles de la mer du Nord (surtout Sylt et Föhr) et de la mer Baltique (surtout Rügen et Usedom)2.
Depuis l’industrialisation, la navigation fluviale empêche, dans beaucoup d’endroits, la fréquentation des cours d’eau et leur utilisation en tant que lieux de loisir. L’aménagement de nombreux espaces semi-artificiels, comme les plans d’eau (« Baggersee ») ou les lacs de barrage (« Stausee ») a encore renforcé cette tendance à se rendre au lac le plus proche pour aller se baigner, la plupart du temps à plusieurs et dès que le temps s’y prête. Les activités annexes les plus prisées sont le bronzage, les jeux de balle et ballons ainsi que les pique-niques avec ou sans barbecue. La finalité sera plus ou moins ludique et festive, plus ou moins sportive aussi, en fonction des milieux sociaux et des préoccupations, priorités, plaisirs qui leur sont propres. Indépendamment du but recherché, la pratique de l’excursion et de la baignade au lac est solidement ancrée dans les habitudes de la population et dans la conscience collective.
Le lac est une destination « refuge », tandis que le bord de mer est plutôt synonyme d’« évasion ». Quant au lac, il est très souvent un espace de loisir à portée de main. Il est le petit coin de paradis proche de la ville qui accueille les citadins en quête de nature et de détente. Les villageois, eux, sont beaucoup moins adeptes de loisirs sportifs, comme la promenade ou l’excursion, mais aussi la randonnée ou la baignade. Ils ont d’autres besoins et impératifs, un rythme de vie et des pratiques récréatives différentes. À l’instar de la majorité des populations d’avant l’ère industrielle, la nature est pour eux plutôt un espace à exploiter, une force à maîtriser, tantôt un allié, tantôt un adversaire. Il ne leur viendrait pas à l’idée de l’idéaliser – ni de la diaboliser. Seuls les habitants de la ville, ayant radicalement changé de cadre de vie, ont tendance à la percevoir comme un havre de paix, susceptible d’apporter calme et divertissement. Pour les gens de la campagne et des côtes maritimes, qui vivent au rythme des saisons et des aléas météorologiques et climatiques, les zones sauvages telles que les forêts primaires et les eaux naturelles sont des endroits a priori dangereux qui forcent le respect et l’humilité. La transformation des zones à risques et périls en zones de confort et d’amusement est l’une des multiples révolutions de la modernité.
Se baigner pour avoir un corps en bonne santé
À la différence d’autres pays où le prestige social rime souvent avec le chic, l’élégance et la recherche de la sophistication, les Allemands – tous milieux et générations confondus – mettent un point d’honneur à valoriser la simplicité. Ainsi, le plat basique, le vêtement solide et pratique, le passe-temps « sans chichi » sont plutôt bien vus, car ils traduisent un état d’esprit centré sur l’essentiel. Se nourrir, s’habiller, se bouger servent à atteindre un but précis, celui de satisfaire un besoin ou de contenter une envie, sans trop se compliquer la vie pour autant. Le fait de gérer les choses « à la bonne franquette » mais de manière structurée et réfléchie, se détendre ou faire la fête tout en respectant les règles de la vie en société, est considéré comme du bon sens. En matière de sorties au grand air, d’exercices physiques et de loisirs récréatifs, deux pratiques collectives beaucoup plus répandues en Allemagne qu’ailleurs illustrent cette aspiration au « sain et simple » : d’une part, le mépris de la météo et des températures (de l’air comme de l’eau), et d’autre part, l’affranchissement des codes vestimentaires, voire de l’habillement tout court.
La santé et non pas la beauté du corps est au centre de bon nombre d’activités sportives qui servent à se fortifier en s’endurcissant (« sich abhärten »). Le contraire, tout ce qui est « douillet » et « ramolli » (« verweichlicht ») est moins bien perçu. La fameuse devise « Mens sana in corpore sano (Un esprit sain dans un corps sain) », citation du poète romain Juvénal, s’applique à merveille à cet objectif d’une bonne hygiène de vie. Paradoxalement, les choix alimentaires du consommateur moyen ne sont pas vraiment à la hauteur de ses propres ambitions, car il s’agit essentiellement de nourriture industrielle, bon marché mais de faible qualité nutritionnelle. Ainsi, la prévention de la consommation d’alcool et de l’obésité reste une préoccupation majeure pour les autorités3.
Une autre particularité germanique est le naturisme, pratique collective basée sur la « Freikörperkultur (FKK) », la « culture du corps libre ». Ce type de nudisme est compris comme une libération d’abord du corps, et ensuite seulement des mœurs. Mouvement qui se veut bienfaisant et thérapeutique, familial et asexuel, il est considéré par ses très nombreux adeptes comme un moyen d’hygiène favorisant une vie plus épanouie, permettant de se connecter à la nature et aux éléments. Le naturisme est donc le prolongement d’autres pratiques sportives exercées à l’extérieur, comme la nage en eau froide, ou à l’intérieur, comme les séances de sauna ou de hammam avec douches froides et temps de repos. Comme pour la méthode du docteur Sebastian Kneipp, l’eau froide y joue un rôle central, car il s’agit souvent de combiner « quatre facteurs – la transpiration forcée, l’application d’eau froide, l’exercice physique et le régime alimentaire4 ». Pour beaucoup d’Allemands, rester en bonne santé passe avant tout par un effort constant de braver les conditions météorologiques, afin de s’aérer la tête (« an die frische Luft gehen »), et ce dès que possible. De la même manière, ils ont tendance à penser qu’il faut chercher sans relâche à surmonter son propre côté « mollasson », ce petit « salaud intérieur » (« innerer Schweinehund ») et sa fâcheuse propension à l’inertie.
Dans le domaine de l’activité physique dans l’eau, ce principe de précaution et de prévention est incarné par l’association DLRG (Deutsche Lebens-Rettungs-Gesellschaft) que tous les Allemands connaissent5. Comme l’ADAC (Allgemeiner Deutscher Automobil-Club e.V.) pour les automobilistes, le DLRG est la plus grande fédération de nageurs sauveteurs en Europe et dans le monde. L’association a été créée en 1913 et elle est parrainée par le président allemand en personne. Ses bénévoles ont pour mission d’informer, d’encadrer et de former la population sur le terrain. Ils sont présents sur les lieux de baignade à l’intérieur comme à l’extérieur pour surveiller les baigneurs, assurer leur sécurité et éviter des noyades. Avec environ un million de membres et 2000 associations locales, le DLRG est l’un des piliers du paysage associatif allemand, ce dont témoignent de nombreuses initiatives pédagogiques, festives mais aussi artistiques6.
La baignade comme motif littéraire et artistique
La représentation du lac comme un endroit idyllique, entourés de prés et d’arbres, d’air pur et de chants d’oiseaux, est un mythe moderne qui s’inscrit premièrement dans la création de vastes paysages domestiqués (« Kulturlandschaft ») partout en Europe, et deuxièmement dans le changement de mœurs qui va de pair avec l’urbanisation de ces mêmes sociétés européennes. Ainsi, la représentation du bord de mer et notamment de la plage comme un lieu agréable et accueillant date au plus tôt de l’époque du romantisme. Le développement du tourisme balnéaire a ensuite contribué à un changement rapide et radical de « la perception du littoral par les hommes (qui) n’a rien d’une donnée “naturelle”, immanente et intemporelle7 ».
Espace à fuir ou à conquérir, à maîtriser ou à exploiter, l’élément aquatique a toujours inspiré les poètes et les illustrateurs, les artistes et les rêveurs. À travers les époques et dans le monde entier, la mythologie, les contes, les récits et les films regorgent de dieux ou de monstres maritimes ainsi que d’endroits et d’objets disparus dans les flots. De l’Atlantide au Loch Ness, en passant par le triangle des Bermudes ou le rocher de la Loreley : l’eau est un espace qui intrigue, qui fascine ou qui fait peur. Citons dans le plus grand désordre : la fée Viviane, dame du lac et reine du Graal de Lancelot, le ventre de la baleine accueillant Jonas (mais aussi Pinocchio), l’arche de Noé et le Radeau de la Méduse, le ballet Le Lac des cygnes et l’émission-jeu Fort Boyard, les sirènes homériques que rencontre Ulysse et la Petite Sirène de Hans Christian Andersen, les Vingt mille Lieues sous les mers de Jules Verne.
En ce qui concerne la baignade en eaux naturelles, le terrain est occupé par deux genres : la série télévisée (« Baywatch / Alerte à Malibu » avec David Hasselhoff et Pamela Anderson, 1999-2001) et le film grand public (« Jaws / Les Dents de la mer » de Steven Spielberg, 1975). Les motifs prédominants sont le sexe et la peur, nous allons les retrouver un peu plus loin. Parmi les personnages de baigneurs les plus connus, on peut citer l’actrice helvético-américaine Ursula Andress comme James Bond girl en bikini blanc8. Moins sportif que le nageur (Le grand bain de Gilles Lelouche, 2018)9, moins en détresse que le naufragé (Robinson Crusoe), moins tragique que le noyé (Titanic de James Cameron, 1997), il se situe à la frontière du dedans et du dehors. Contrairement aux personnages exaltés (comme le capitaine Jack Sparrow dans les Pirates des Caraïbes, 2003), méchants (le capitaine Crochet dans le roman Peter Pan de J. M. Barrie, 1911) ou touchants (Flipper, Némo) le baigneur incarne le principe de l’intermédiaire, non seulement entre terre et eau, mais aussi entre habillé et déshabillé, activité et repos, sex-appeal et ridicule.
Pour l’Allemagne, il faut différencier plusieurs phases successives dans le développement d’approches esthétiques et artistiques. Pendant la première moitié du xxe siècle, l’heure est à la démocratisation sportive (« Turnbewegung / rassemblement gymnastique ») et au retour à la nature (« Wandervogelbewegung / forme de scoutisme laïque »). Ce sont des mouvements précurseurs pour l’émancipation de la jeunesse, la mixité sociale et entre les sexes, mais qui ouvrent également la voie aux idéologies totalitaires de la deuxième moitié du xxe siècle. À titre d’exemple, on peut renvoyer à deux tableaux de l’impressionniste allemand Lovis Corinth qui montrent des baigneurs à la plage. Datant de 1902 et 1914, l’ambiance y est joyeuse, la lumière festive – la sérénité règne au point de mettre l’observateur mal à l’aise. 1914. Tout de même10 !
Figure 1 : Lovis Corinth, Schwimmanstalt in Horst an der Ostsee (Centre de natation à Horst sur la mer Baltique), 1902,
Museum Georg Schäfer, domaine public.
Source : wikimedia commons
Figure 2 : Lovis Corinth, Am Strand von Forte dei Marmi (Sur la plage de Forte dei Marmi), 1914
Kunstforum Ostdeutsche Galerie Regensburg, domaine public.
Source : wikimedia commons
Par la suite, la figure du sportif mais aussi de la personne en quête de repos (« Erholungssuchender ») sont récupérées d’abord par le nazisme, ensuite par le communisme, tous deux à l’origine de représentations finalement assez similaires. Certes, le premier glorifie la suprématie par la race et le second la victoire par le travail, mais l’iconographie de la propagande nazie et le réalisme socialiste en RDA partagent la même prédilection pour le figuratif et pour l’héroïsme. Cela vaut non seulement pour les arts mais aussi pour la littérature, le film et le spectacle vivant.
À titre d’exemple, on peut citer le plan d’une plongeuse de haut vol du film Les Dieux du stade (titre original allemand : Olympia, 1936)11 de Leni Rieffenstahl.
Fascinée par les corps en mouvement, Leni Riefenstahl exacerbe l’esthétisation des postures et des gestes sportifs, pour lesquels elle invente de nouvelles techniques de prises de vues. En systématisant la contre-plongée pour décupler la stature des athlètes, [elle] […] réalise aussi un film personnel, jetant les bases de la prise de vue moderne des compétitions sportives12.
Un artiste particulièrement représentatif pour la doctrine du régime est-allemand est le peintre Walter Womacka, dont le tableau « Am Strand (Sur la plage) », une peinture à l’huile réalisée en 1962, « était la reproduction de peinture la plus vendue en RDA, il apparaît même comme motif sur un timbre et a été offert à Walter Ulbricht par le Politbüro du Comité central du SED en 1963 à l’occasion de son 70e anniversaire13. » Le couple représenté illustre en toute simplicité le travailleur au repos : couleurs lumineuses, regards contemplatifs, ambiance paisible, confiance en l’avenir.
En RFA, le paysage littéraire et artistique était autrement plus diversifié, avec un penchant pour l’art abstrait, les installations et – sous l’influence de Joseph Beuys – les performances. Nous allons voir comment, depuis la réunification des deux Allemagne, l’héritage du passé a pu se transmettre et se transformer au fil du temps.
Les représentations textuelles : entre kitsch et cliché
Les artistes s’approprient la baignade à l’extérieur, en eaux naturelles, de manières diverses selon les domaines et les genres. La première catégorie de sources étudiées comprend les textes, à savoir les publications parues sous forme de livres ou dans d’autres formats, comme les billets de blogs. La recherche documentaire et l’analyse des données recueillies révèlent que les textes pour adultes sont soit des polars assez classiques, soit des petits romans à caractère érotique ou pornographique, tandis que les textes pour enfants sont pour la plupart des histoires d’aventure de type « chasse au trésor ». En général, ils appartiennent au genre de la littérature populaire (« Unterhaltungsliteratur »), parfois des « romans de quatre sous » (« Groschenroman, Heftroman, Schundroman »), qui sont destinés à divertir plutôt qu’à informer ou à instruire. Si valeur éducative il y a, l’intrigue est souvent porteuse d’une leçon ou d’une morale assez prévisible et peu complexe. Le lac y est beaucoup plus présent que la rivière ou le bord de mer.
Pourquoi le lac apparaît-il comme le lieu du crime et surtout du meurtre par excellence ? Tout laisse à penser que la dualité du bien et du mal correspond bien à celle du paradis transformé en enfer. Comme dans tout cours d’eau, on peut aussi y faire disparaître un cadavre, en encourant le risque de le voir remonter à la surface. Pourquoi la sexualité est-elle placée au centre de tant de récits reposant sur le scénario de la baignade au lac ? De toute évidence, la raison principale est le fantasme du « légèrement vêtu », des habits qui tombent… un peu… beaucoup… Un autre aspect important est le tabou des rapports sexuels dans l’espace public, principalement en raison du risque d’être surpris. Pourquoi enfin la recherche du trésor, qui se trouve souvent tout au fond du lac ? Cet élément est probablement inspiré du roman Der Schatz im Silbersee (Le Trésor du lac d’argent) de Karl May, l’un des auteurs les plus populaires en Allemagne depuis le début du xixe siècle, et créateur du fameux personnage de Winnetou, le grand chef apache. Les adaptations cinématographiques des années 1960 sont devenues tout aussi mythiques que la série de romans d’aventure14.
Dans un tout autre genre, celui de l’humour parodique ou satirique, des auteurs ou des chroniqueurs comme Pascale Hugues15 persiflent le comportement du vacancier à la plage. En règle générale, ils dressent des portraits croisés, en comparant l’Allemagne à l’étranger, d’un côté pour se moquer des différences entre les mentalités du nord et du sud, de l’autre côté pour caricaturer les tics et les tocs du genre humain, représentés par le touriste lambda :
Langeoog est une enclave d’un autre temps, protégée de la mondialisation et des mœurs laxistes. Pas d’étrangers, à part les propriétaires du glacier italien et une famille suisse. Pas de minibikinis, pas de seins nus, pas de paréos et de jupes, pas de bracelets de cheville, de nombril percé ou d’autres décorations corporelles. [...] “Sea, sex and sun”, non, ce n’est pas la devise de Langeoog. Au contraire : En forme et en bonne santé. Le sport et le jeu ! La plage allemande se réveille à l’aube16.
Les représentations visuelles : entre petite virée et grand large
La deuxième catégorie de sources analysées est constituée par les œuvres visuelles, issues des arts graphiques et plastiques, mais aussi du design ou de l’architecture. Dans une moindre mesure, il peut aussi s’agir de productions commerciales (publicité) ou journalistiques (infographies). Concernant la baignade à ciel ouvert et en eaux naturelles, il apparaît que la baignade collective au lac et en bord de mer fait l’objet de caricatures plutôt que de peintures. Traditionnellement, les tableaux dédiés au bord de l’eau présentent avant tout des motifs solennels ou sérieux, intimistes ou érotiques.
Par le passé, l’un des représentants les plus connus en matière de dessins humoristiques était le graphiste Heinrich Zille qui, entre les années 1890 et 1920, a immortalisé le petit peuple berlinois dans ses peines et ses joies au quotidien. L’excursion au fameux « Strandbad Wannsee » fait partie des bonheurs du dimanche d’été17. L’illustrateur Christoph Niemann a pris la relève tout récemment, car :
depuis mi-novembre 2018, d’impressionnantes fresques en mosaïque embellissent le tunnel qui relie la station Wannsee du RER de Berlin aux embarcadères du lac [pour] transformer ce tunnel qui n’était jusqu’alors qu’un simple couloir de passage, en un espace de découverte […] propic[e] à l’inspiration18.
Le terme de « Strandbad » est difficile à traduire, parce que ni « plage » ni « lido » ne comprennent l’aspect « Bad » (piscine, bassin, balnéaire, thermal) qui renvoie à l’appropriation et à l’aménagement d’un espace naturel, sans qu’il s’agisse d’une construction ex nihilo de type piscine en plein air.
De manière générale, le motif des baigneurs au lac est moins présent dans les arts visuels que celui des baigneurs à la mer. Cela est dû au fait que les loisirs de proximité sont considérés comme beaucoup moins prestigieux que le tourisme balnéaire. Tout comme les vacances en station de ski, le séjour en bord de mer est synonyme de grand air et d’activités sportives ou récréatives haut de gamme. Il faut avoir les moyens financiers pour s’y rendre, il faut disposer de l’équipement adéquat ainsi que du budget dédié aux plaisirs qui sont spécialement conçus pour une clientèle de vacanciers plus ou moins dépensière. Par conséquent, c’est la plage qui est l’image prédominante. Sur le plan de l’iconographie, la plupart des compositions visuelles sont relativement classiques et ressemblent à celles de bien d’autres régions en Europe : sable blanc, vagues à perte de vue, cailloux et coquillages, le tout sur fond de ciel plus ou moins nuageux, avec phares et mouettes comme éléments de décor. La recherche de l’ambre y détient une place toute particulière, surtout dans l’espace baltique.
Mais les plages du nord de l’Allemagne se caractérisent aussi par d’autres spécificités comme les « Gezeiten » (marée haute et basse) et les « Wattwanderungen » (promenades sur l’estran) à la mer du Nord. Les côtes de la mer Baltique sont surtout connues pour la blancheur des stations balnéaires, à l’architecture impériale, et des côtés pittoresques avec leurs falaises de craie. Depuis le xixe siècle, tous ces paysages sont très plébiscités par les visiteurs mais aussi par les peintres. Ainsi, le tableau Falaises de craie sur l’île de Rügen (Kreidefelsen auf Rügen) du romantique Caspar David Friedrich est presque aussi connu que celui du Voyageur contemplant une mer de nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer).
Les deux œuvres datent de 1818 et continuent à inspirer de nombreux artistes et amateurs attirés par le motif de la mer réelle ou imaginaire, tels l’aphoriste Eric Jarosinski alias NEIN qui en a fait son emblème sur Twitter19, ou les participants au #gettymuseumchallenge, compétition ludique lancée pendant le confinement de mars 2020, et qui consiste à recréer des œuvres d’art mondialement connues chez soi20. Un reportage du photojournaliste Moritz Frankenberg, réalisé en septembre 2017, donne un aperçu actuel du littoral baltique21. Comme la plupart des photographes allemands22, et contrairement à son confrère britannique Martin Parr23, il ne met cependant pas l’accent sur les personnes à la plage mais sur les plages sans personne. Il en est de même pour un groupe de sept peintres en résidence artistique sur l’île de Usedom qui ont collectivement réalisé une série de travaux axés sur les paysages plutôt que sur les hommes, même si la baignade et les baigneurs y apparaissent en pointillé24.
Les représentations sonores et audiovisuelles : entre Heimweh et Fernweh
Le « Heimweh », terme assez intraduisible, désigne le mal du pays dans un registre mi-nostalgique mi-ému aux larmes. Il s’agit d’un véritable mot valise, composé de « chez soi » (Heim) et de « douleur » (Weh). Il en est de même pour son antonyme, le « Fernweh » qui relie le « lointain » (Ferne) et le même sentiment de souffrance engendré par l’absence, le manque, le vide. Proche de « Sehnsucht » (ressenti ou projection par rapport à un désir aussi diffus que douloureux), l’un comme l’autre expriment – de manière philosophiquement correcte – un dilemme existentiel, celui de n’être « jamais content ».
La troisième catégorie de sources explorées englobe les productions sonores, c’est-à-dire les chansons, les lectures à haute voix et les pièces radiophoniques. La quatrième et dernière catégorie de sources regroupe enfin les créations audiovisuelles, tels les films, les court-métrages, les vidéos et les clips. Nous allons les regrouper dans une même partie, car ils présentent de nombreux parallèles, dont le plus important est le motif de l’envie de partir, par opposition à l’envie de rentrer. Il s’agit donc d’une double trame thématique qui est déclinée de différentes manières, tantôt par la mise en opposition « ici versus ailleurs » ou « pays / région d’origine versus étranger », tantôt par des rapprochements géographiques ou historiques qui relient « petits plaisirs » et « grandes aventures ».
Dans le domaine du divertissement musical, les chansons intitulées « Schlager » (musique de variétés) constituent le genre le plus représenté. Le titre le plus connu est sans doute « Pack die Badehose ein (Attrape ton maillot de bain) » de Cornelia (Conny) Froboess, chanson composée par son père Gerhard Froboess en 1951, et qui fit d’elle une enfant star25. La chanson raconte une balade à vélo entre enfants. Les paroles renvoient de nouveau au « Strandbad Wannsee » à Berlin-Ouest dont il a déjà été question – preuve qu’il s’agit d’un lieu mythique dans la conscience collective de tous les Allemands, y compris ceux de l’Est. Un autre exemple est le tube « Er hat ein knallrotes Gummiboot (Il a un bateau en caoutchouc rouge vif) » de Wenke Myhre (1970) qui parle d’un tour en bateau gonflable entre amoureux26. À la différence de la « Volksmusik » (musique folklorique) mais aussi du genre des chansons maritimes27, il s’agit de chansons dans l’air du temps qui célèbrent les sorties en plein air et la joie de vivre procurée par le fait de passer du bon temps ensemble.
L’élément aquatique en pleine nature y joue un rôle important, car il apporte un changement de décor à la fois bucolique et serein, ludique et exaltant : le principe de tonus s’oppose ici à celui de relaxation. À présent, il suffit de parcourir YouTube pour voir que nombre de musiciens professionnels et amateurs poursuivent la tradition de la baignade musicale28.
La baignade en extérieur, en eaux douces ou en mer, représente également un motif cinématographique récurrent, puisqu’il permet de combiner de beaux paysages avec des activités en plein air et des corps mouillés, potentiellement bronzés, en mouvement ou au repos. Concernant les productions filmiques, deux tendances ressortent : les lieux de villégiature en Allemagne du nord et ceux qui qui se trouvent à l’étranger.
L’imagerie des côtes balnéaires allemandes est marquée par un certain nombre de motifs connus qui ne sauraient être confondus avec ceux d’autres pays. Sur le plan architectural, les constructions en briques et le style néogothique de la période wilhelmienne représentent un indicateur assez fiable. D’autres images, comme les villas en bord de mer, les ports et les phares, les bateaux de pêche ou de plaisance, les pavillons et les pontons de ferry, sont plus ou moins faciles à attribuer à une région en particulier. Autre indicateur : les habitations allemandes sont souvent plus grandes et en meilleur état que celles des pays voisins, que cela soit le Danemark (maisons plus petites) ou la Pologne (maisons moins proprettes). Des motifs comme les châteaux de sable sur fond de transats, parasols et crème solaire, ou encore la promenade en bord de mer ou sur le boulevard de la plage sont plus universels. Ils sont attribuables à un contexte germanique grâce aux décors urbains ou à des paysages caractéristiques, telles les dunes de la mer du Nord ou les falaises de la mer Baltique.
L’astuce principale en matière d’identification visuelle consiste à intégrer des vues montrant les « Strandkörbe » (fauteuils-cabines en osier). Véritable mobilier d’extérieur omniprésent sur toutes les plages touristiques, il fait partie du patrimoine balnéaire depuis son invention à la fin du xixe siècle. Les connaisseurs arrivent même à faire la différence entre la forme de la mer Baltique et celle de la mer du Nord29. Les deux films documentaires des réalisateurs Silke Schranz et Christian Wüstenberg, qui se sont inspirés de la photographie aérienne, développée entre autres par Yann Arthus-Bertrand, pour filmer les côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique avec une caméra fixée sous un hélicoptère figurent parmi les exemples les plus récents30.
Contrairement au décor sobre et soigné des côtes allemandes qui invite à l’éducation physique et aux plaisirs raisonnables, le bord de mer et les activités de plages à l’étranger sont, d’un point de vue allemand, beaucoup plus propices au rêve. Passer ses vacances « ailleurs » que chez soi est synonyme d’exotisme et de romantisme… des images de palmiers cocotiers sur sable blanc, avec un cocktail par-ci, un coucher de soleil par-là, voilà ce qui constitue un arrière-plan résolument « différent ». Il se trouve que cette quête, cette admiration de l’altérité est connotée très positivement, a fortiori dans un contexte touristique. Or, le voyageur allemand aime à se voir plus averti et connaisseur que la moyenne. En fonction de son budget, il cherchera le dépaysement en bord de mer en faisant des voyages tout compris, dits « à forfait » (« Pauschalreisen ») ou plutôt des voyages culturels (« Bildungsreisen »). Les premiers privilégient la distraction, les seconds la découverte du patrimoine.
La baignade et le bronzage sont plutôt un plaisir de vacances populaires. Dans l’imaginaire collectif, celui-ci consiste à se retrouver en foule sur la plage pour former un nid d’Allemands (« Teutonengrill »)31, ou alors à réserver sa place au bord de la piscine en déposant des serviettes aux aurores32, avant de s’alcooliser massivement dans les alentours du célèbre bar « Ballermann 6 » à la Playa de Palma de Majorque, aussi appelé « das 17. Bundesland (le 17e land) »33. Depuis plusieurs décennies, de nombreux sketchs et films comiques, comme ceux des humoristes Gerhard Polt (« Man spricht deutsh34 », 1988) et Tom Gerhardt (« Ballermann 6 », 199735) parodient cette forme de tourisme bas de gamme. Ceci dit, le pire des cauchemars collectifs serait d’avoir à y renoncer, pour citer un tweet de Christophe Bourdeoiseau, musicien français à Berlin, qui témoigne de la période de quarantaine en avril 202036.
La baignade dans un cadre naturel est avant tout motivée par la recherche de quiétude et de dépaysement. Sur un plan plus abstrait, elle s’apparente aussi à la quête d’un paradis prétendument perdu qui, en réalité, n’en a jamais été un. Quitter la grande ville pour retrouver des lieux de villégiature, appelés « fraîcheur estivale » (« Sommerfrische ») en allemand, est initialement une pratique aristocratique qui sera imitée d’abord par la bourgeoisie, et ensuite par des milieux plus modestes. Dans les pays germaniques, les destinations-refuges contre la chaleur estivale sont les Alpes et les bords de mer pour les plus riches, les campagnes environnantes pour les plus pauvres. Tous aspirent à une vie plus simple et plus saine, et tous adoptent des stratégies comparables pour passer du rêve à la réalité : le seul fait de retrouver verdure et soleil au bord des eaux rafraîchissantes (« kühles Nass ») fera parfaitement l’affaire.
Le monde de la culture et des arts s’en fait l’écho au travers d’œuvres et de productions dont le dénominateur commun est leur caractère résolument populaire. Tandis que la culture élitiste (« Hochkultur ») a valorisé pendant plusieurs siècles les loisirs aristocratiques puis bourgeois, la culture populaire (« Populärkultur ») s’empare des nouveaux passe-temps qui permettent au plus grand nombre de s’évader à moindre prix. La baignade au lac et à la mer devient ainsi la métaphore d’un retour aux sources et aux racines. Si elle a certainement existé tout au long de l’histoire de l’humanité, sa représentation systématique est un phénomène beaucoup plus récent37.
À présent, la baignade est devenue un sujet qui préoccupe non seulement les politiques et les journalistes, mais aussi les chercheurs et les artistes. En Allemagne, le sérieux et l’anodin se mêlent dès lors qu’il est question d’enjeux historiques : « Nazis brauchen keinen Badespaß! (Les nazis n’ont pas besoin de s’amuser dans l’eau) » s’exclame un voleur militant avant de dérober les vêtements d’Alexander Gauland, dirigeant du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland)38. « Le bon et le mauvais mémorial. Tout le monde aime l’architecture des thermes blancs, mais beaucoup posent un regard mitigé sur Prora », commente Romy Guruz, maire adjointe de la commune de Binz, à propos du complexe monumental construit par le régime national-socialiste puis utilisé comme prison par celui de la RDA, avant d’être transformé en résidence de luxe par un investisseur finalement en faillite39.
Ailleurs, la réhabilitation de la baignade se veut plus modeste : projets pédagogiques et artistiques, architecturaux et littéraires40. Pour les Allemands comme pour leurs voisins, faire trempette en pleine nature est un privilège accessible à tous, petit luxe du quotidien, aussi indispensable qu’indémodable.