Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque des lettres modernes », 2020, 339 p.

Texte

Lignes de terre : Sous ce titre ingénieux, Jean-Yves Laurichesse présente en 340 pages un tableau très éclairant des écritures contemporaines de la ruralité. Le corpus, qui tend vers l’exhaustivité, convoque 27 auteurs, dont une quinzaine pour le corpus principal. Les œuvres concernées ont été publiées au cours des trente dernières années – entre 1979 (Des Grives aux loups de Claude Michelet) et 2019 (Sérotonine de Michel Houellebecq). Or cette production ne cesse de s’accroître, puisque le dernier roman de Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils, est paru en 2020, tout comme Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs de Mathias Enard, ou Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier… Preuve que le champ d’études choisi est bien fécond, et qu’il constitue une branche significative de l’histoire littéraire contemporaine. Il était donc tout à fait légitime de s’interroger sur cette thématique qui emprunte des formes de plus en plus variées : récits de mémoire, de filiation, autobiographies, essais, poésie, jusqu’au roman policier (Franck Bouysse).

Affirmant dès l’introduction que la « littérature tout à la fois reflète et produit » les « représentations collectives du monde rural » (p. 12), Jean-Yves Laurichesse s’appuie d’abord sur une forte documentation en sciences humaines : histoire (en particulier les études de Georges Duby et Armand Wallon sur la France rurale), mais aussi géographie, sociologie, ou encore ethnologie. Il peut ainsi dans un premier temps établir le contexte d’apparition des œuvres, c’est-à-dire la profonde mutation des campagnes à partir de la seconde moitié du XXsiècle. Historiens et sociologues s’accordent pour considérer ce moment comme la fin d’un monde ; les titres sont éloquents, depuis La Fin des paysans (Henri Mendras, 1967) jusqu’à La Fin du village (Jean-Pierre Le Goff, 2012) en passant par La Fin des terroirs (Eugen Weber, 1983). Parallèlement, Jean-Yves Laurichesse situe les œuvres dans une histoire littéraire qui épouse l’évolution du monde rural : jusque dans les années 1930, un certain « roman de la terre » connaît son âge d’or – consécutif à celui du monde rural à la fin du XIXe siècle. Puis son instrumentalisation par le régime de Vichy sous l’Occupation le discrédite pour longtemps. Dans les années 1960-1970, plusieurs phénomènes (mouvement de retour à la terre, revendications autonomistes) expliquent une renaissance de la thématique rurale aussi bien en sciences humaines qu’en littérature ; c’est alors que « toute une mémoire de la paysannerie remonte à la surface de la conscience collective, comme un regret, peut-être comme un remords, en tout cas comme un deuil » (p. 43). Mais alors « de quelle littérature parle-t-on » ? (p. 55-58) se demande Jean-Yves Laurichesse, qui s’emploie – préalable bienvenu – à distinguer dans le champ contemporain les deux formes de littérature liées au monde rural : une « littérature du terroir », qui répond à la « demande d’un public nombreux », et une « autre manière » qui échappe au « régionalisme », s’articule avec l’universel, et accède à la légitimité de la « grande littérature », en particulier par son exigence formelle.

C’est sur ces bases clairement établies, que le corpus est défini, et que sont présentés les auteurs, dont importe à la fois l’âge et l’origine sociale : il y a les précurseurs (Marteau, Trassard), puis la « génération de la fin » (Michon, Millet, Bergounioux, Jourde), et enfin les derniers venus (Lafon, Del Amo…). Deux chapitres, intitulés respectivement « Les pays » et « le temps d’avant » sont ensuite consacrés aux deux catégories du récit que constituent l’espace et le temps. Une cartographie de cette littérature met d’abord en évidence la forte représentation du « Massif Central » « arrière-campagne absolue » selon Pierre Michon (p. 90) que cite souvent l’auteur. Ces textes qui évoquent prioritairement les régions les moins favorisées économiquement procèdent aussi pour la plupart d’un intense « sentiment géographique ».

Les textes témoignent également d’un sens aigu du temps, qui en est une des thématiques principales : d’abord dans ceux qui font œuvre de mémoire, et ont en ce sens une valeur ethnographique. Ils se distinguent bien alors du « roman de la terre », puisque, évoquant la vie matérielle ou les « parlures » d’autrefois, ils restent « sans concession pour les mœurs rurales » et sont loin de toute « idylle pastorale ». Mais c’est aussi le présent des campagnes qui fait la matière d’autres œuvres, celles de Marie-Hélène Lafon par exemple, où se « côtoient » les « ultimes représentants de la civilisation paysanne » et des « formes de vie modernes » (p. 193) – c’est ainsi, à la manière des films de Depardon, que le roman peut pratiquer une sociologie subtile et attentive. Beaucoup se font aussi l’écho des préoccupations les plus contemporaines : écologie, luttes paysannes contre l’agro-industrie, condition des travailleurs saisonniers, cause animale…

Ce sentiment de fin d’un monde engendre de manière assez uniforme une « poétique du perdu », une encre mélancolique, que Jean-Yves Laurichesse analyse dans la dernière partie. Or, nous dit l’auteur, « loin de s’enfermer dans une déploration stérile, l’écrivain met en place des dispositifs poétiques pour restituer à ce qui a été perdu une présence dans les mots […] » (p. 239). Aussi la question de la langue a-t-elle dans ces œuvres une importance d’autant plus grande que « le monde rural est le lieu d’un plurilinguisme » – à la fois thématisé et à l’origine de choix scripturaux ou de dispositifs narratifs. Richard Millet, par exemple, confie le récit à un chœur villageois, et recherche dans ce recours à l’oralité une « dimension musicale ». Le contexte crépusculaire explique aussi chez certains – notamment Michon et Millet – une inclinaison vers le baroque : à la fois pour la luxuriance de la « belle langue » (vs les patois) et la tonalité funèbre des déplorations. Aussi séduisante que puisse paraître cette « poétique du perdu », elle ne rend cependant pas tout à fait compte de chaque écrivain : il y a aussi chez Marie-Hélène Lafon des Tensions toniques comme l’a révélé un ouvrage collectif paru en 2012 aux éditions Archipel de Lausanne ou comme le montre l’imaginaire dynamique qui chez Bergounioux contrebalance le penchant mélancolique.

Par cette mise au point tout à fait salutaire, la distinction entre les écritures de la ruralité et la littérature de terroir est clairement et, espérons-le, définitivement établie. La lecture de l’ouvrage, élégamment écrit, est continuellement passionnante en raison des nombreux exemples convoqués ; Jean-Yves Laurichesse nous fait découvrir des auteurs peu connus – comme Robert Marteau. S’il fait la part belle à Richard Millet, surtout, mais aussi à Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Marie-Hélène Lafon, il redonne à Jean-Loup Trassard la place qui lui est due dans l’histoire littéraire. Lignes de terre vient ainsi compléter l’excellente étude de Claire Jaquier, parue en 2019 aux éditions Livreo-Alphil : Par-delà le régionalisme, qui a le mérite d’élargir l’enquête aux auteurs suisses.

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Sylviane Coyault, « Jean-Yves Laurichesse, Lignes de terre. Écrire le monde rural aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque des lettres modernes », 2020, 339 p. », Sociopoétiques [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 18 octobre 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1463

Auteur

Sylviane Coyault

CELIS, Université Clermont Auvergne

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