Sylviane Coyault : La revue où sera publié cet entretien s’intitule Sociopoétiques ; elle entend aborder la façon dont les représentations sociales apparaissent dans l’œuvre : la première question serait donc – concernant le repas ou la nourriture – la façon dont vous traitez, mettez à distance ou racontez sans distance ces sujets-là.
Marie-Hélène Lafon : Les questions de nourriture, qu’il s’agisse de la préparation des nourritures, de l’ingestion des nourritures dans de très nombreuses circonstances, les repas, mais aussi le café que l’on prend, que les femmes prennent par exemple, ou les en-cas du matin que prennent les hommes qui rentrent du travail, les questions de la nourriture ne sont pas uniquement liées au moment du repas ; il y a d’autres moments où le corps se remplit de nourriture et, dans les repas eux-mêmes, il y a les repas quotidiens et il y a les repas de fête ; donc ça fait toute une typologie de la prise de nourriture ; je suis moi-même toujours engluée dans mon propre matériau, vers ma propre écriture. « Mise à distance » : je n’ai pas du tout le sentiment de mettre quoi que ce soit à distance, même si, évidemment, je l’ai d’ailleurs dit par ailleurs dans nos Chantiers1, il n’y a pas d’écriture sans mise à distance ; c’est un processus qui se fait en se faisant, que je ne prémédite pas et que je n’analyse pas en le faisant, sur lequel je peux tenter de faire en revanche a posteriori quelques commentaires que j’espère à peu près pertinents.
Ce préambule posé, la première chose qui m’apparaît concernant la question de la nourriture, des nourritures, c’est que c’est l’affaire des femmes. Vous avez remarqué vous-même qu’il n’y a qu’un seul homme qui nourrit, dans tous mes livres, et c’est Rémi ; et Rémi, dans Sur la photo2, c’est quand même un personnage très atypique, en ce sens que ce personnage est d’extrace paysanne, au premier degré – comme je le suis et comme le sont mes personnages, Claire dans Les Pays3, par exemple – et en même temps, il s’autorise de sacrées transgressions par rapport à cette extrace, à commencer par sa relation avec Renaud et surtout sa disparition ; donc de toute façon, Rémy est déviant, dans et par la cuisine. Je veux dire par là que le fait qu’il soit présent au palmarès des gens qui cuisinent ne fait que renforcer cette répartition genrée – dirait-on aujourd’hui – de l’acte même de préparer la nourriture et de la faire ingérer aux autres. C’est donc l’affaire des femmes, justement pour des raisons sociologiques. Dans le milieu d’où je viens c’est l’affaire des femmes très exclusivement, peut-être davantage encore que dans d’autres milieux, bien que, pour ma génération, dans quelque milieu que ce soit, c’était massivement l’affaire des femmes ; je pense toujours à Annie Ernaux qui fait remarquer à quel point son père était atypique, son père qui pelait les patates, qui mettait le tablier de cuisine et préparait à manger. Mais justement, dans La Femme gelée4 par exemple on voit très bien que très tôt au début de son mariage, c’est une représentation que son propre mari moque et tourne en dérision.
Donc de toute façon, dans toutes ces générations jusqu’à aujourd’hui – et il y aurait encore beaucoup à dire là-dessus – ce sont massivement les femmes qui se sont vu attribuer ce rayon-là ; et je fais un lien très explicite entre le fait que ce sont les femmes qui nourrissent et le fait que ce sont d’abord et avant tout les femmes qui fabriquent la chair à nourrir. Dans Histoires5, dans la nouvelle qui s’intitule « la robe », il y a une espèce d’envolée sur ce que c’est être une bonne mère. Une bonne mère, d’abord, elle produit le corps en question et ensuite elle le fait proliférer. Elle le lustre, elle le lave, et elle le fait proliférer, au sens presque menaçant du terme. L’ambivalence fondamentale qui est à l’œuvre dans la question de la nourriture c’est ça, c’est-à-dire que nourrir peut donner lieu à un plaisir partagé ; celui du repas, de la bonne nourriture, des choses goûteuses, le bon fromage, le bon cake, préparés à la maison avec de bons produits ; on croirait presque une apologie du bio ; mais il n’empêche que la première fonction de la nourriture, avant ce plaisir partagé, c’est de maintenir en vie, de faire proliférer le vivant ; procurer du plaisir, certes, mais, à partir du moment où le vivant prolifère, il est immédiatement menacé de deux choses : d’abord de devenir pléthorique, d’échapper au contrôle, avec les corps énormes, qui sont toujours là, tapis en embuscade, il ne faudrait donc pas trop nourrir ; et, à force de se nourrir et de proliférer, inéluctablement on en meurt. Donc cette ambivalence-là est toujours présente à l’esprit. On fabrique de la chair pour quoi ? Pour que finalement elle pourrisse. Il n’y a pas d’autre issue au sens propre du terme. Et c’est pour cela que dans tous mes livres, le ver de la mort est dans le fruit de la nourriture préparée, mitonnée, offerte, partagée, etc. Mais le ver de la mort est dans le fruit, parce qu’on fabrique de la chair et que cette chair est vouée à la pourriture. Et avant ça elle va passer, pardonnez-moi le caractère trivial de la chose, elle va passer par un caractère intermédiaire : à partir du moment où vous êtes nourri, vous produisez du déchet. C’est-à-dire de la merde. Vous déféquez. Plus j’avance dans l’écriture, plus cela m’apparaît nettement ; c’est dans la correspondance de Flaubert. Il dit – c’est là, de façon larvée, cela revient à plusieurs reprises, – qu’écrire c’est aussi chier le texte – « faire ». Il y a toute une alchimie qui fait partie du processus vital et chacun sait que le processus vital nous conduit à la mort.
SC : Une des caractéristiques saillante des repas dans vos livres tient à ce qu’ils semblent toujours accompagnés d’un cérémonial, d’un rite. Et je note que vos repas ne sont jamais citadins, toujours ruraux. La cuisine et le repas sont-ils une affaire de province ?
MHL : Je n’en suis évidemment pas consciente, j’en fus le témoin, et j’en suis la greffière ; j’ai grandi dans un milieu et à une époque où le repas était probablement beaucoup plus ritualisé qu’il ne l’est aujourd’hui. À ce propos, à propos de la question : mange-t-on en ville ? Je n’avais pas du tout fait attention à ça, ça m’amuse d’ailleurs, tout se passe comme si la vie citadine rognait le temps dévolu au repas dit de famille, comme si la trépidance de la vie citadine faisait qu’on mangeait de moins en moins chez soi à heure fixe avec entrée plat dessert. Mais cela correspond à une réalité et mes livres en sont témoins ; dans Nos Vies6, il y a un rituel de nourriture partagée, c’est celui de Jeanne Santoire et de Mme Jaladis ; or elles viennent justement toutes les deux de province et ritualisent le chocolat qui, de surcroît, n’est pas un repas.
Que le repas soit ritualisé, tantôt de façon très prosaïque, très ordinaire, tantôt quand il s‘agit d’un repas lié à un rituel religieux, comme la communion, c’est incontournable pour moi. Dans la mesure où je travaille le réel, et ne galope pas dans les hautes steppes de l’imaginaire gratuit – si tant est que ça existe – je laisse résurger les repas qui ont été les miens pendant les dix-huit premières années de ma vie, et de surcroît pendant sept ans j’ai pris les repas d’un pensionnat religieux ; et là du rituel il y en a ; et ça résurge massivement. De toute façon j’ai un rapport ritualiste au monde et aux choses, probablement parce que ça rassure. Ça calme les angoisses, ça les endigue, ça leur donne une forme ; parce que la littérature ne serait pas autre chose que donner une forme dynamique à l’angoisse. Donc je fais comme je peux avec le matériau qui est le mien.
En effet la célébrante du rituel du repas c’est la femme : elle a préparé, elle administre. Et les hommes, les mâles et les enfants absorbent, sont traversés, nourris, ils refont des forces ; ça c’est le repas des paysans, des ouvriers agricoles etc. ; on a ça dans « Jeanne » par exemple, ou « Alphonse » de façon extrêmement précise ; il y a juste un geste rituel que je n’ai jamais vu, mais dont j’ai entendu l’écho dans les propos du père, un geste dévolu aux hommes, celui de mettre fin au repas avec le couteau qui claque. On ferme son couteau, là on entre dans la légende. Je n’ai jamais été témoin de cet acte-là mais mon père disait que son père le faisait. Quand j’étais enfant, sans doute ai-je été présente une fois ou une autre à ces tablées-là, mais je n’en ai aucun souvenir ; mais il y avait donc ce geste, c’était le seul geste ritualisé par les hommes, ce claquement du couteau, retenu quand même, parce qu’un grand-père paysan dans le Cantal, dans les années 1920-1930, 1940 et plus tard, n’eût pas fait claquer son couteau de façon dispendieuse, ce qui eût été préjudiciable au bon fonctionnement du couteau, et on n’aurait pas massacré son Laguiole comme ça.
SC : Ils n’ouvraient pas le repas ?
MHL : L’ouverture du repas, avec éventuellement une parole de l’ordre du Bénédicité, dans mon milieu familial, jamais ; mais en revanche, il est probable qu’on attendait qu’il [le père] se mette à manger pour commencer à manger. Dans l’ordre le plus ancien les femmes ne s’asseyaient pas, je ne l’ai pas vu non plus, mais archaïquement, les femmes ne s’asseyaient pas. Elles servaient, surtout la maîtresse de maison, ou sa fille ou sa bru ; mais elles devaient bien s’asseoir pour manger à un moment ou un autre. C’est l’ordre ancien, c’est L’Iliade et l’Odyssée… pour ce dont j’ai été témoin, la mère s’asseyait ; elle se levait, s’asseyait, mais les hommes ne se levaient pas. La mère avait une place, ritualisée aussi ; c’est très important. Dans les tablées ordinaires, la question de la place est fondamentale : on ne prend pas la place de quelqu’un d’autre ; il y a une obsession de ce thème de la place, très présente dans mes livres, qui dépasse très largement la question du repas. Mais cette question est particulièrement vivace et cuisante pendant les repas. C’est certain. Et c’est un des points forts du rituel. On a son rôle, manger ou être nourri, avoir préparé ou n’avoir pas préparé, administrer ou ne pas administrer. Quant au geste de la croix sur le pain, c’était la mère ; c’était un geste de femme, c’est le seul dont j’aie été témoin, le seul geste lié de façon explicite et directe au rituel religieux. Il n’y avait pas de paroles, il n’y avait pas, dans ma famille, de « Bénissez cette nourriture » qui pouvait être vivace dans d’autres familles.
Une autre chose importante m’apparaît : dans mes repas d’enfance et d’adolescence, il y avait la télévision ; en sourdine, on ne la regardait pas forcément mais elle était là ; on ne l’éteignait pas, déjà on ne l’éteignait pas. Le repas, la table, c’est le triomphe de l’oralité : on peut parler ; or les repas dont je fus témoin et les repas de mes livres ne sont pas des repas de paroles.
SC : Pourtant on parle pendant le repas de « La communion7 » et dans ceux de L’Annonce8.
MHL : Ce sont des repas extraordinaires ; les repas ordinaires ne sont pas des repas de paroles ; si on entend une parole, c’est la voix de la télé en sourdine, et éventuellement quelques propos échangés par le père et l’ouvrier agricole sur des choses à faire, mais c’est tout ; en revanche dans les repas extraordinaires, il y a de la conversation ; plus ou moins déliée, et codifiée. Dans L’Annonce, c’est très codifié, car il s’agit d’inventer un terrain commun à cette famille recomposée qui n’en est pas une, et qui habite dans le même corps de maison. Le terrain est miné ; la conversation est minée, tout est miné. Donc on fait attention à ce qu’on dit et l’élément consensuel qui rassemble tout le monde, c’est le chien. Le chien ne contredira personne, le chien va faire plaisir à tout le monde, et on va faire plaisir tous ensemble au chien. Ce qu’on fait bien ensemble, c’est ça. Dans L’Annonce je mets ça en scène autour d’un chien auquel il ne manque que la parole, selon la formule rituelle ; d’ailleurs elle – c’est une chienne – a un nom de femme : Lola.
C’est dans le « Tour de France »9, que, sans doute, on a le plus de plaisir à ingérer de la nourriture, pêche et melon, – nourriture légère, nourriture qui ne fera pas de gras, nourriture qui ne va pas amener le corps à proliférer, nourriture qui n’est pas dispensée par la mère, puisque de mère il n’y a plus – elle a déserté ; on comprend qu’elle s’est suicidée, et que les enfants l’ont vue, l’ont trouvée, les filles ont trouvé la mère qui s’est pendue. Donc cette nourriture est une nourriture fluide, dégagée des contingences femelles que les mères transmettent aux filles par l’assignation à nourrir, l’assignation à faire proliférer les corps. Et pour en finir avec « Le Tour de France », il y a le chien ; les chiens sont par terre, sous la table ; dans L’Annonce j’exacerbe le personnage du chien, mais la présence des chiens sous les tables dans les fermes, je ne l’invente pas ; le chien auquel éventuellement on file en douce ce qu’on ne veut pas manger ou qui cherche à happer. Ces rituels liés aux chiens, je les aggrave pour des raisons très liées à mon psychisme profond.
SC : On remarque beaucoup de marqueurs sociologiques et temporels : les bouchées à la reine, les pommes dauphines, la pièce montée sont apparus dans les années 1960 comme éléments du repas de fête pour les milieux populaires. Sont datés aussi années 1970 : les mazagrans, les langues de chat…
MHL : C’est la question des codes, de la façon dont les codes me traversent. Quand on regarde les menus des repas de mes livres, on va très vite trouver dans quels créneaux de dates je peux être née ; c’est très lisible sociologiquement. Le livre dans lequel cela culmine au plus haut point, un livre magnifique, ce sont Les Années10 d’Annie Ernaux. Dans mes livres il y a aussi des marqueurs, et c’est bien malgré moi que ça se passe, mais je ne cherche pas à échapper, à brouiller les pistes de ce décodage : les mazagrans, les pommes dauphines, les bouchées à la reine, le croque-en-bouche, même, que l’on prend chez le boulanger, alors que tout le reste de la nourriture est produit à domicile, tout ça j’en suis greffière, je le restitue, je lui donne forme et je le mets en scène, mais pour des raisons qui m’échappent un peu – pas tout à fait quand même, je ne le travestis pas.
SC : Ce n’est donc pas le même processus que dans les « je me souviens » de Perec.
MHL : Non, il y a une résurgence, mais elle est moins maîtrisée chez moi que chez lui ; et elle m’assigne à une résidence sociologique. Je viens de lire, c’est un hasard que ce soit si présent à ma mémoire, Les Bourgeois11 d’Alice Ferney. Il est évident que ce qui transparaît de la façon de se nourrir, d’être nourri, les rituels de table de cette nébuleuse familiale de la très haute bourgeoisie parisienne est certes lisible au même titre que ce qui transparaît dans mes propres livres, mais ne nous assigne pas dans le même endroit du monde. Cette assignation est massive dans Les Pays, quand Claire est invitée chez Lucie ; le père de Lucie vient les chercher à la gare, puisque Claire, très vite, est adoptée en quelque sorte, et accompagne souvent Lucie chez ses parents en fin de semaine ; de la nourriture est alors administrée à la fille par le père ; ce sont des macarons. Le père achète des macarons et on mange des macarons dans la voiture ; ça, par exemple, ce n’est absolument pas du registre social de Claire, qui en perçoit tout l’exotisme. Et quand Claire et Lucie se rencontrent, l’une, Claire, se nourrit des morceaux de cake envoyés par la mère. C’est jaune, d’un jaune luisant de beurre de ferme, enveloppé – j’ai envie de dire plié – dans du papier aluminium qui a déjà servi et que Claire économise (un papier aluminium qui a déjà servi une fois, on s’en ressert). Lucie, elle, arbore de faramineux sandwichs au camembert dans des linges immaculés, repassés, et préparés par la bonne ; et le camembert vient des fermes dont le père de Lucie est propriétaire, lequel camembert eût pu être produit par les parents de Claire. Donc là, il y a toute une verticalité du monde, l’échelle, les barreaux, etc., qui est le sujet des Pays, et qui apparaît par le manger. Mais ces deux filles-là, qui sont en train, l’une comme l’autre, de sortir de leur milieu, d’aller sur un autre terrain, se nourrissent comme des étudiantes, c’est-à-dire ne s’attablent pas pour manger. Elles mangent, qui son morceau de cake, qui son faramineux sandwich, entre deux cours, avant de s’envoler l’une vers la bibliothèque, l’autre vers son cours de danse. On n’est pas au restau universitaire, on n’y sera jamais avec ces deux-là ; elles n’appartiennent pas, elles sont toutes les deux complètement délocalisées sociologiquement et leur façon de se nourrir s’en ressent. Elles ne peuvent pas aller sur le terrain neutre du restaurant universitaire par exemple.
SC : On pourrait parler de l’importance spatiale et temporelle de la nourriture : le temps et l’espace qu’elle occupe dans les vies.
MHL : C’est un énorme morceau, l’importance spatiale de la pièce elle-même, la cuisine, et l’importance temporelle dans la vie des femmes, puisqu’elles préparent en amont et nettoient en aval. Elles y passent toute leur journée, c’est leur fonction. Cela correspond, j’en ai bien conscience, à un état ancien, archaïque du monde ; aujourd’hui, en 2018, dans la plupart des fermes, ce n’est plus comme ça, parce que, dans la plupart des fermes, les femmes ont un emploi à l’extérieur. Mais dans le monde que je décris – c’est très présent dans Joseph12, par exemple – la mère est encore dans cet ordre ancien du monde ; elle tient sa cuisine, prépare le civet, le mitonne, et nettoie de façon extrêmement minutieuse le lieu même où a été absorbée la nourriture, avant de se livrer à un tout autre rituel qui est celui des mots croisés. La mère vit dans cet état ancien du monde, et en même temps, elle sait parfaitement, elle le déplore, mais elle sait parfaitement que la fille que son fils fréquente et qu’il épousera probablement, et ce serait le meilleur des scénarios, qu’il l’épouse, ne fera évidemment pas ça du tout. Elle aura un métier à l’extérieur, et le temps des repas sera beaucoup plus court, il faudra probablement que le fils mette la main à la pâte pour se préparer son repas au moment du déjeuner si l’épouse n’est pas là ; on entrera dans un tout autre ordre. Donc il y a, il y avait, il y a eu, une sorte de prolifération du temps dévolu à la préparation du repas et à son absorption, et, en aval, à la résorption des traces laissées par le repas, parce que de toute façon le temps des femmes, c’est ce temps-là.
Évidemment, c’est rural, le rythme de vie citadin ne s’accommode pas du tout de ça, le bouleverse complètement, et Claire, qui passe d’un monde à l’autre dans Les Pays, en est témoin et l’éprouve pleinement. D’ailleurs elle change de corps ; elle arrive à Paris avec un corps robuste de fille de paysan et, un an après, elle a perdu deux tailles de vêtement sans s’en rendre compte ; elle a « inventé son corps citadin » qu’elle ne quittera plus jusqu’à la fin. Et quand, dans la troisième partie du roman, elle reçoit son père, la question des repas est sacrément carabinée car deux codes doivent cohabiter. Et on ne mange pas dans la cuisine.
Justement, la pièce elle-même : dans mes livres ruraux la cuisine est la pièce dans laquelle on vit. On y mange, on y regarde la télévision, on s’y réchauffe les pieds dans le four de la cuisinière. Enfin les hommes, je n’ai jamais vu une femme faire ça, peut-être parce qu’une femme sait que le four de la cuisinière n’est pas fait pour y mettre les pieds, qu’on y enfourne autre chose. Cette répartition de l’espace dans les maisons est extrêmement radicale. Les maisons paysannes sont des maisons dans lesquelles il y a une pièce qu’on appelle la cuisine et qui est dévolue à la vie. Dans la maison aussi on se couche, on se lave. L’espace dévolu à la toilette est très restreint ; dans un premier temps il n’existe pas de salle de bains. On se couche dans les chambres ; on n’y est jamais dans la journée, et éventuellement, s’il y a une salle à manger, on n’y va pas. Dans la plupart des maisons paysannes de mes livres, il n’y a carrément pas de salle à manger, la salle à manger, au fond, c’est la cuisine.
Il y a un cas particulier, dans L’Annonce, où surgit la cuisine américaine. Paul invente pour lui, Annette, et le fils d’Annette, à l’étage supérieur de la maison, dans l’ancienne grange, un appartement – un appartement, mot citadin. Là évidemment surgit quelque chose de proprement stupéfiant et que d’ailleurs j’utilise pour mettre les rieurs de mon côté, j’en fais un trait d’humour – là apparaît la cuisine américaine. En ville on sait très bien ce que c’est. Les oncles découvrent la cuisine américaine parce que Paul explique qu’il va en faire une ; or la cuisine américaine, aujourd’hui, est de rigueur dans un très grand nombre d’appartements citadins, voire parisiens. C’est très intéressant : moins on mange ensemble, moins on prend de temps pour être dans ces repas ritualisés des familles, moins on a le temps de vivre de cette manière-là, plus on a une cuisine américaine ; c’est-à-dire que l’espace où on est censé préparer la nourriture et l’espace où on est censé l’ingérer ont été fondus en un seul. On retrouve la pièce à vivre. Sauf que, si on regarde bien, jadis dans les cuisines paysannes que j’ai connues dans l’enfance, pratiquement tout l’espace était occupé par ce qui était nécessaire pour cuisiner et par la table. S’il y avait une télévision – elle est intervenue très très vite – elle était évidemment dans cette pièce, sinon on n’aurait pas pu la regarder. Mais on n’avait pas, bien sûr, de canapé ni de siège dévolu à cet usage du repos devant la télé ; on regardait depuis la table, ce qui implique d’ailleurs que la moitié des convives tournait le dos à la télé. C’est glosé dans Joseph. Aujourd’hui quand on voit ces espaces-là (on le voit très bien dans l’adaptation télévisée de L’Annonce pour Arte13) ce qui domine, ça va être la télé éventuellement, un canapé et une table autre que la table de la cuisine pour prendre le repas, donc une table de salle à manger. On a fait un hybride en quelque sorte, mais, dans mes livres, on n’est pas dans cet ordre hybride du monde. On est dans l’ordre archaïque qui perdure encore dans certaines familles et dans certains lieux et milieux, mais de façon très très résiduelle. Et l’endroit où quelque chose se joue là de cette hybridation, c’est à Fridières, dans L’Annonce, par la volonté de Paul de faire venir une femme. Avec cette femme arrivent les usages ; on importe une femme et on importe les usages. Ce qui fait rire les oncles : les « Américains » mangent dans la « cuisine américaine » tandis que les Cantalous préhistoriques, eux, mangent dans la cuisine dans laquelle on a toujours vécu et mangé. Pour les oncles c’est proprement faramineux tout ça.
SC : Dans les premiers romans surtout, il y a toujours un personnage fortement associé à la nourriture, un personnage nourricier (Marlène, Rémy, Annette, Maria14). Et, en contrepoint, un personnage qui se caractérise par son incompétence culinaire ou son inappétence, voire son ascétisme (Nicole, Marie, Claire15) : souhaitez-vous commenter cette répartition ?
MHL : Cette opposition est très présente dans nombre de mes livres, entre les femmes qui nourrissent et celles qui ne nourrissent pas et qui n’aiment pas ça. Nicole, on l’a assignée à la fonction nourricière et lingère ; la fonction lingère lui convient mais la fonction nourricière ne lui a jamais convenu, donc elle a détourné le procédé puisqu’elle est une femme de son époque et elle sert sans le dire un très grand nombre de surgelés ; c’est comme ça qu’elle contourne l’écueil de la nourriture. Marie dans Les Derniers Indiens est bien obligée, aussi, reprenant le flambeau de la mère, de nourrir le frère ; il n’y a pas d’oncle. Ils sont seuls, et Marie nourrit le frère avec des repas extrêmement ritualisés, au sens où on n’est plus du tout dans le rituel de partage, avec un certain panache, un certain talent, puisque sa mère était une excellente cuisinière ; Marie, c’est le strict minimum : même menu tous les jours. Le mardi c’est le jour de ceci, le mercredi le jour de cela ; elle n’a pas du tout à se soucier de savoir ce qu’elle va préparer à manger. Elle fait de façon mécanique, et Jean absorbe de façon mécanique. Comme par hasard, je n’y avais pas réfléchi, mais je ne peux que le voir : Marie et Nicole n’ont pas enfanté. Tandis qu’Annette par exemple, qui, certes, est une étrangère, Annette est une mère. Elle aime son fils. Ce n’est pas une mère ogresse qui engloutit le corps du fils définitivement en elle-même comme la plupart des mères de mes livres. Elle n’est pas comme ça du tout ; au contraire elle voudrait donner à son fils le maximum de chances de pouvoir inventer sa vie. C’est une des raisons pour lesquelles elle quitte le Nord. Elle, Annette, aime nourrir ; elle prépare une tarte aux pêches, elle a sa façon à elle de trouver sa place avec Paul. Elle aime même nourrir la chienne, elle lui fait une bonne soupe.
SC : Marlène16, pourtant…
MHL : Marlène c’est un cas particulier. Elle est très jeune, donc elle n’a pas encore enfanté. D’ailleurs elle ira enfanter ailleurs, avec un autre homme. D’autre part elle est petite-fille de pâtissier, de grand pâtissier, son grand-père était un excellent pâtissier. Donc elle, qui d’ailleurs a une sacrée distance par rapport à la tribu familiale, la seule façon qu’elle ait de reprendre ce flambeau, de s’inscrire dans cette lignée, c’est d’être cuisinière, et notamment cuisinière du sucré, des desserts, pâtissière. Mais en effet, c’est un cas très atypique. Marlène au fond, comme Rémy – je n’y avais pas pensé – prend la tangente. Ils s’en vont. Rémy disparaît dans le blanc de la page finale. Marlène, on sait où elle va, on sait ce qu’elle va devenir ; mais en même temps, elle finira par sortir du roman à tel point que j’ai réécrit toute la fin sous la forme d’une nouvelle qui s’intitule « Roland17 », nouvelle dans laquelle elle n’est plus qu’une initiale, ce qui est une manière de la faire disparaître. Son statut est atypique. D’ailleurs les autres femmes de la tribu ne manquent pas de gloser, certaines avec bienveillance et d’autres avec une grande malveillance, ce caractère très singulier puisqu’elle est très bonne cuisinière, et surtout pâtissière, mais elle ne fait pas d’enfant. « Ça la déformerait la gravure de mode », dit la tante Thérèse qui est une langue de vipère. Donc à sa manière à elle, la tante Thérèse proclame l’état ancien et normal du monde : les corps des femmes sont faits pour être traversés par des enfants, éventuellement déformés, devenir pléthoriques ; et les gestes des femmes, leur attente, etc. sont dévolus à la nourriture, à la prolifération des corps qu’elles ont mis au monde. La tante Thérèse le proclame : pourquoi celle-là ne fait pas comme les autres, qu’est-ce que c’est que ça ? D’ailleurs en effet, le corps étranger, au sens propre du terme – Marlène est vraiment un corps étranger – disparaîtra.
SC : Il me semble aussi qu’un autre point commun entre Marlène et Rémy, tient à ce que leur rapport heureux à la nourriture est associé à un érotisme pareillement heureux. Les personnages nourriciers sont liés au désir. Les métaphores circulent d’un domaine à l’autre, (les chairs se dégustent, les sexes ont « goût de figue ou de miel » dans Sur la photo.)
MHL : Oui, c’est vrai. Sur la photo est peut-être celui de mes livres où c’est le plus présent. Vous avez remarqué un champ de comparaison : le sexe à manger, au sens très précis du terme. C’est présent avec eux, et l’un comme l’autre sont des déviants, par rapport au monde paysan en tout cas. Marlène ne fait que l’effleurer et n’y sera jamais admise ; Laurent n’est pas paysan ; il est artisan. Mais la société paysanne dans laquelle Marlène est importée par la grâce de Laurent ne l’acceptera jamais. Elle ne cherche d’ailleurs même pas à se faire accepter. Quant à Rémy, lui, il s’extrait de la société paysanne. Ce que vous avez remarqué relève du destin individuel, de trajectoires individuelles, un peu miraculeuses. Elles sont mises au-dessus d’elles-mêmes par des rencontres amoureuses très fortes, qui s’accompagnent d’une sensualité magnifiée en quelque sorte. Ce ne doit pas être très original d’ailleurs, le registre de la manducation me vient très très naturellement, sur le papier, pour dire ça. Là, il y a une assomption et une jouissance partagées, et peut-être au fond ne sont-elles si passagères et si fugitives que parce qu’elles seraient, selon l’ordre ancien, archaïques, d’un catholicisme un peu étriqué, condamnables. Peut-être.
SC : Quand on rencontre à nouveau une alliance entre l’érotisme et la nourriture, c’est avec Maria, dans Mo, et là ça finit mal.
MHL : Vous avez raison et pourtant deux ans seulement séparent Mo et Sur la photo (2003-2005). C’est très juste. Maria, ne fait pas maison, Maria ne porte pas d’enfant. Or Maria c’est Marie ; elle vient d’une tribu portugaise dont elle rejette profondément les façons de voir, de penser, de vivre. En même temps, elle travaille à la « Ronde des pains » ; donc elle a les mains dans le pain, elle prodigue de la nourriture qu’elle vend d’abord à Mo qui est son client. Le premier échange est bien de cet ordre-là. Ensuite, la rencontre charnelle et sensuelle entre eux est très forte. Mais ça se termine très mal18.
Il me semble que là, de façon presque explicite, surgit une autre dimension du repas qui, elle, est profondément liée au repas ancien, premier, archaïque, primitif, comme on parle d’une scène primitive, la Cène. C’est le dernier repas du Christ, c’est la messe ; ceci est mon corps, ceci est mon sang. Et la littérature c’est profondément ça ; l’acte d’écrire c’est profondément ça ; l’acte de manger ensemble, d’une certaine façon aussi. Dans l’acte de manger, on absorbe de la matière, on absorbe du corps, on absorbe de la viande, ce qui sert à vivre, étymologiquement ; on retrouve cette ambivalence première soulevée tout à fait au début de l’entretien, manger fait vivre, donne de la force, de l’énergie, fait déféquer, produire du déchet et, de toute façon, toute notre matière, ainsi nourrie, suscitée, est vouée à la mort et à la putréfaction finale, à la putréfaction sous la terre. C’est une sorte de cycle absolument inéluctable, très marqué du chiffre évidemment catholique, dans l’univers, dans l’espace que parcourent mes livres. Il y aurait aussi une dimension eucharistique : manger, c’est mettre à mort. Une dimension anthropophagique, donc, qui est exacerbée dans le rituel catholique. Je crois vraiment que, bien qu’étant devenue très tranquillement athée, quand j’avais 16 ans, platement athée, je suis archaïquement marquée au fer rouge, par le crucifix, premier rapport au corps de l’homme, qui montre aussi une mise à mort, et par le rituel de la Passion : boire le sang et manger la chair ; le repas c’est ça, aussi.
SC : Dans « La Communion », le goût de l’hostie reste dans la bouche du personnage principal…
MHL : C’est très important, car on est très souvent à la lisière du trop, de l’étouffement, de la nausée, du vomissement, avec l’hostie qui reste collée au palais, ou avec, à la fin du repas, le personnage principal de « la communion » qui sent les nourritures entassées dans son ventre. On a presque le sentiment qu’elle va les rejeter, mais c’est une fausse piste. Ce qu’elle rejette, c’est la montre ; elle jette le corps de la femme aussi, cette montre de femme, qui lui a été offerte par sa grand-mère. Ce qu’elle jette avec la montre, c’est toute la dimension procréatrice du corps femelle qui est en train de lui pousser.
SC : Ce geste est déjà perceptible dans la scène où l’adolescente enlève la figurine posée sur le croque-en-bouche (elle la met au fond d’une chaussure) : la scène est très intense et très inquiétante.
MHL : En effet, elle refuse cette dimension-là ; la figurine ressemble à une petite mariée et elle ne veut pas devenir une femme, elle ne veut pas devenir une mariée, elle ne veut pas procréer, elle ne veut pas devenir sa mère, sa grand-mère. Elle refuse ce temps-là, le temps des femmes réglées qui est en train de lui tomber dessus.
SC : Or cette figurine a l’air d’une morte.
MHL : Elle est figée, elle a l’air d’une morte et d’une mariée, elle [le personnage principal] a toujours vu, elle dans les mariages, des petites figurines sous la forme d’un couple juché au sommet du croque en bouche. On le mange… Donc ça tourne en rond, c’est obsessionnel, comme tout ce que j’écris ; c’est saturé de signes que l’on peut, si on se mêle de les déchiffrer, considérer comme un peu inquiétants.
SC : Que dire alors des nourritures sucrées, qui sont premières : ça commence toujours par des brioches, des gâteaux, du sucre ?
MHL : C’est vrai, beaucoup de sucre, ce qui va aussi du côté du féminin, du côté de l’enfance : aimer les bonbons, aimer les desserts, ça m’est très personnel. J’ai une prédilection pour le sucré, c’est régressif, c’est l’apanage des femmes, ça caresse, ça adoucit. C’est mon alcool à moi, d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’on se tuerait de sucre, on se sucrerait pour sucrer la vie, pour la consoler et pour arrondir les angles aigus de l’existence et du fait d’être au monde. Voué seulement à mourir.
SC : On revient toujours au même : les mouches qui se sont engluées dans le jus sucré agonisent jusqu’au soir19…
MHL : Les mouches se sont laissé prendre au piège du jus sucré du melon et des pêches. On peut les enfermer sous un verre et elles agonisent le soir. Oui on revient toujours à cela. Avec la mouche, vous voyez bien de quoi il s’agit : soit elle meurt, soit elle se promène sur les viandes mortes. C’est l’insecte nécrophage par excellence, le plus visible. Si vous avez une charogne quelque part, dans un bois, il y a des mouches qui prolifèrent dessus. Pas n’importe quelles mouches, pas les petites mouches domestiques, mais de grosses mouches. Pour l’expérience que j’en ai, ayant grandi dans une ferme, c’est vraiment la mouche à merde. On la piège d’abord, et – ça doit être dans Sur la photo – on la fait griller, on l’empale sur une fourchette, et ensuite on la fait griller dans la flamme bleue du gaz de la chaudière. C’est le feu purificateur, l’ordalie. C’est une ordalie paysanne, domestique, très triviale, mais c’est de cet ordre-là ; ça fait le propre ; c’est propre.
SC : Sur le versant heureux : le Cantal serait-il le lieu édénique de la profusion alimentaire, de l’abondance originelle (fromages, pâtisseries, viandes… Les pêches et le melon en été, pendant l’étape du tour de France) ?
MHL : Le Cantal serait connoté de cette façon, mais la ferme des origines n’est jamais donnée comme un lieu édénique. Ce n’est pas le vert paradis des amours enfantines, mais, en effet, j’ai envie de dire, en termes un peu décalés – présents dans L’Annonce –, que les nourritures qui viennent du Cantal sont traçables, on est sûr qu’elles ne sont pas saturées d’hormones et de produits fâcheux.
SC : Et on va à Paris chargé de provisions venant du pays natal (le cake « lesté de beurre », les « denrées charriées » par le père à Paris.)
MHL : Voilà, on apporte son manger ; et ce manger a vraiment une dimension d’offrande. Il sera partagé, quitte à saturer un peu la petite cuisine parisienne, parce qu’il y en a trop. On a le même principe d’envahissement entre Claire et le père. Quand le père va chez les amis dans la première partie des Pays, il apporte force viandes – au sens étymologique du terme – qui paraissent inépuisables et pléthoriques à la maîtresse de maison, Suzanne. Suzanne, pourtant, assume pleinement la fonction nourricière, et le fait d’être prise en équilibre instable entre la ferme des origines et ce petit appartement de Gentilly où elle invente sa vie citadine avec son mari ouvrier chez Renault. Suzanne a l’air de s’y retrouver dans tout ça. Claire, elle, à la fin du roman, quand elle recevra son père qui arrivera mêmement lesté de denrées, aura un peu plus de mal – probablement parce qu’elle est la fille de son père et pas seulement une amie dudit père – à s’arranger de ça. Elle préparera à son père une soupe qui ne sera pas une soupe de légumes mitonnée dans la cuisine minuscule ; ce sera une soupe de légumes achetée… comme pour Nicole avec ses surgelés.
SC : L’abondance de nourriture suscite des énumérations, une abondance (voire un excès) métaphorique : « les brioches vernissées et pansues, les feuilletés ronds aux pommes20 » « précieuses merveilles encapuchonnées d’un papier crème21 »… Odeurs, formes, toucher, goût… Mais n’y aurait-il pas aussi une ambivalence pour les mots, et leur « sucre » :
Marie avait l’impression que la mère suçait ce mot en bouche comme un bonbon, ployant le cou, les yeux mi-clos, le menton pointu22.
Marie n’éprouve-t-elle pas de la répulsion devant ce geste de la mère ?
MHL : Ce que l’on a en bouche, ça peut être la nourriture, ça peut être, on l’a évoqué tout à l’heure, le sexe, et ce sont évidemment les mots. C’est très présent dans la nouvelle qui s’intitule « la Speakerine23 ». À plusieurs reprises, des personnages l’éprouvent même par leur propre expérience, ou constatent chez les autres une jouissance procurée au corps d’autrui par certains mots. C’est très net dans la scène entre Marie et sa mère, scène très fugitive dans Les Derniers Indiens : ça peut susciter la désapprobation muette de Marie qui trouve que sa mère jouit trop, soyons claire et nette, et trop publiquement surtout. Mais ça peut être aussi l’occasion d’un partage ; par exemple dans « La Speakerine », le petit-fils et la grand-mère ont la même façon de faire éclater dans leur bouche le goût de certains mots. Et le petit-fils partage vraiment ça avec sa grand-mère et ne le juge nullement indécent ; au contraire il le recherche. C’est une constante, très certainement liée au rapport extrêmement jubilatoire que j’ai moi-même avec le lexique et la langue, depuis toujours. Ça laisse des traces, qui sont plus ou moins de l’ordre de la jubilation partagée. D’autant plus qu’au fond, il y a quand même dans mes livres beaucoup de personnages qui sont des empêchés des mots (Marie, Annette, Nicole aussi). On n’a pas les mots, donc on n’en jouit pas. Ceux qui le font, comme la mère dans Les Derniers Indiens, chez qui c’est un instrument de pouvoir, ou comme cette grand-mère et son petit fils dans « la Speakerine » prennent quand même un sacré pied, au nez et à la barbe de tous les autres. C’est peut-être le cas de l’écrivain aussi, peut-être que l’écrivain fait ça…
SC : Avec quand même de la retenue parce que toute cette sucrerie verbale, vous la contenez dans une phrase très serrée, et on ne peut pas dire que vous laissez déborder. Il n’y a pas ce côté jubilatoire et abondant qu’on trouverait par exemple chez Pascal Quignard – quand il parle des sucreries dans Le Salon du Wurtemberg24. Lui déguste longuement…
MHL : Il y a un moment où il faut couper court, pour plusieurs raisons, qui me dépassent et me traversent. Probablement une sorte d’interdit très archaïque et très catholique sur le plaisir ; il ne faut pas laisser le sucre envahir trop le corps, le corps textuel, de la phrase, qui, tout autant que le corps physique des créatures, est menacé de proliférer à l’infini ; c’est proprement affolant. Je n’ai jamais écrit un livre de plus de 200 pages ; les très gros livres me font peur, sauf chez Flaubert. Et même si j’ai repoussé le point, si la phrase s’est allongée, elle doit avoir une dynamique interne qui la tient ; elle doit se tenir. Se tenir, tenir à sa place : on rejoint ce qui a été suggéré tout à l’heure à ce propos, et elle ne doit pas déborder, ni mollir. Au fond c’est proprement scandaleux, cette affaire du corps et de sa prolifération : tout corps qui prolifère est voué à mollir, forcément. Il mollit moins naturellement quand il est jeune mais il mollira et finira même par mollir tellement qu’il coulera dans la terre noire. C’est Jeanne25 (« Jeanne a suinté dans la terre noire »). Ça commence comme ça, c’est le deuxième texte que j’ai écrit. En voilà une aussi – Jeanne – qui ne nourrit pas. Et n’a pas eu d’enfant.
SC : Vous avez évoqué Flaubert, à l’instant ; je trouve très flaubertien ce rapport à la nourriture, et même certaines scènes de repas.
MHL : Oui, les tablées de fête. On n’a pas impunément lu et relu Madame Bovary. Évidemment. Ces mangeailles homériques, il en est question dans « La Communion ». On mange comme si on ne devait plus jamais manger, on se remplit le corps pour toute la vie et on a l’impression qu’on a grossi de tout le corps une fois qu’on a mangé. C’est une vision un peu fantasmatique. Je ferais ma Salammbô en quelque sorte ; c’est bien le seul moment où j’en suis soupçonnée et capable, éventuellement, parce que sinon, ce n’est pas du tout vers ce côté-là que je vais chez Flaubert. Il y a quelque chose de cet ordre-là dans le rapport au repas extraordinaire, au repas de fête, mai je ne pense pas explicitement à Madame Bovary quand j’écris « La communion ». C’est une résurgence.
Il y a autre chose aussi : c’est la Félicité d’Un cœur simple, qui a un corps tellement peu nourri mais qui nourrit les autres corps, puisque c’est elle qui fait la cuisine, et naturellement elle fait tout – battre le beurre, engraisser la volaille ; non seulement elle engraisse la volaille, mais elle la prépare aussi et elle la fait manger – c’est une servante. Yvonne, dans « Alphonse », aura le même corps insensé, plat, sans âge et s’abîmera dans des vaisselles sempiternelles ; ses gestes sont ancillaires, et Yvonne, de façon extrêmement dramatique, n’enfantera pas non plus. Félicité n’a pas enfanté, elle qui a été frôlée plusieurs fois par le mariage. Félicité est morte vierge ; Yvonne est morte saccagée. Les deux dont mortes, l’une très jeune et l’autre plus âgée, après des vies exclusivement remplies de gestes ancillaires. Et des vies sans enfant.
SC : Est-ce que le repas lui-même pourrait être un ferment romanesque ?
MHL : Le repas extraordinaire, le repas de fête, oui, en effet, peut l’être, car une parole peut circuler, alors que ce n’est pas le cas du repas ordinaire, en tout cas pas dans mes livres. Les petits repas festifs aussi, c’est-à-dire le café que vont prendre les femmes, sont propices à la parole. Les hommes ne sont pas là, on est dans un temps un peu hors du temps, les tâches domestiques ont été mises à distance pour le moment. Là, on peut parler des filles par exemple, qui ne sont pas ce que l’on a été et dont on ne sait pas ce qu’elles vont devenir ; et évidemment, dans ces histoires-là, on a des matériaux pour l’écriture. Donc, l’endroit et le moment où l’on mange peuvent être une source où se fomentent, où fermentent, commencent à germer, les histoires.
SC : La parole des femmes se libère dans ce cas-là.
MHL : Oui, elle se libère, à condition qu’elles soient sans témoins, sans témoins mâles, ou alors sans témoin surplombant – une belle-mère par exemple. C’est pour cela que les repas de fête ne sont pas forcément l’idéal parce que, dans les repas de fête, on échappe difficilement aux témoins surplombants, tandis que dans « Les mazagrans26 » quand elles sont toutes les trois pour boire leur café, elles ne sont vraiment que toutes les trois ; et là, elles peuvent se raconter leurs histoires, ces histoires qu’elles se racontent peuvent devenir des histoires ; là on est sur un terrain / terreau fertile.
SC : Richard Millet en a fait la construction d’un roman27, où les femmes tricotent les histoires dans les cuisines.
MHL : Moi je ne montre jamais de femmes dans les travaux dits d’aiguille, parce que c’est un usage auquel culturellement je n’ai pas été rompue. Mais en effet, ce peut aussi être un lieu où la parole circule et se tricote. On le disait jadis par exemple des lavoirs, où les lavandières lavaient le linge, et dévidaient bien entendu aussi les histoires que le linge laissait supposer, et d’autres.
SC : Imaginons que la cuisine soit une métaphore de l’écriture ou de la nourriture ? Les personnages les plus autobiographiques, (et qui pourraient être des figures de l’écrivain) se partagent entre nourriciers et ascétiques. Écrire serait aussi transposer ce geste oblatif, donner un plaisir analogue à celui de nourrir ? (en ayant « la patience, la minutie28 »). Une offrande en quelque sorte. Mais d’autre part, ce serait aussi échapper à ce monde étouffant de la nourriture, au corps envahissant, au modèle maternel – ou le liquider…(comme dans Les Derniers Indiens)…
MHL : J’aime bien cette idée de la cuisine comme métaphore de l’écriture, au sens où l’on pourrait raconter ce qui se mitonne dans la cuisine. Le champ que j’utilise le plus souvent est celui de l’artisanat, le « métier », « l’établi ». Mais je dis aussi par exemple qu’écrire, c’est malaxer la viande comme les femmes qui travaillent la viande du cochon– voilà un registre culinaire très connoté et ritualisé, à savoir le travail de la viande du cochon. C’est ce que j’appelle « l’apothéose charcutière du cochon fermier29 ». Ça, c’était vraiment dévolu aux femmes une fois que le cochon avait été mis à mort et découpé par les hommes. Ensuite c’était l’affaire des femmes : cela je l’ai explicitement rapproché de l’acte d’écriture, et très tôt. Je faisais ma « mangougne » ; préparer la viande du cochon s’appelait « faire la mangougne ». Je fais ma cochonnaille, mes saucissons, mon boudin. Comme c’est quelque chose pour moi d’un peu envahissant, répulsif, c’est une métaphore que j’ai davantage mise à distance que celle du chantier, de l’établi. Celle du chantier et de l’établi m’est moins intrinsèque, moins intestine, moins familiale ; donc je peux y recourir fréquemment ; celle de la cochonnaille, je ne peux pas : c’est trop s’enfoncer en soi-même. C’est sans issue.
Il y a peut-être un autre point sur lequel on pourrait rapprocher ces registres : je ne sais pas si je cuisine, mais en tout cas, avec le livre et le texte, j’entends donner à manger, et nourrir en effet. Je dis qu’il faut que la phrase traverse le corps du lecteur, c’est quand même très net, qu’elle lui rentre dedans. La tension que la ponctuation imprime à la phrase vise à cela, faire impression sur son corps, dans son corps. On peut considérer que c’est une façon de nourrir, le goût que j’ai des rencontres avec les lecteurs serait une forme laïcisée de l’eucharistie, du partage. D’ailleurs souvent on mange dans les librairies. D’abord il y a lecture, discussion, échange et ensuite les gens ont apporté quelque chose à manger ; on le partage, ensemble : cela se rejoint. On peut aller jusqu’à l’eucharistie naturellement – j’ai développé ça dans Chantiers : quand je donne lecture, je dis volontiers que je lis comme on dit la messe et si le public ne repart pas d’une rencontre nourri, c’est que la rencontre n’a pas été réussie. La dimension nourricière est assumée.
SC : En effet, je suis toujours frappée par la générosité de vos interventions.
MHL : C’est peut-être ma seule façon de donner à manger.
SC : Et écrire, ce serait aussi échapper à la fonction nourricière ?
MHL : En tout cas faire autre chose que ce qui était prévu ataviquement pour les femmes, pas seulement dans mon milieu d’ailleurs : mettre des corps au monde et les nourrir. C’est en effet une dimension dont j’ai toujours obscurément su que je la refusais. Peut-on dire que j’ai fait des livres au lieu de faire des enfants ? Je refuse cette assimilation de l’œuvre littéraire aux enfants, car elle est extrêmement réductrice. Mettre au monde un enfant, c’est être responsable de l’être au monde de quelqu’un. Je ne suis responsable de l’être au monde de personne, d’aucun être vivant ; mes livres font leur vie, et ce ne sont pas des êtres de chair et de sang dont je serais responsable. On aime bien dire ça aux femmes. C’est un registre dans lequel je ne me suis jamais sentie à ma place : la gestation, l’enfantement du livre. Je ne vis pas les choses comme ça.
Entretien enregistré le 8 mai 2018 à Beaumont.