Les événements sanitaires liés à l’apparition de l’épidémie de SRAS-CoV-2 ou « coronavirus » COVID-19, identifiée en janvier 2020, ont provoqué une succession de crises mondiales, de confinements et de fermetures de frontières intérieures et extérieures, en perturbant ou en interrompant tous les modes de vie habituels et plus spécialement, pour ce qui nous intéressera davantage ici, les mobilités locales et lointaines, les voyages et tous les moyens et itinéraires de transport. Les habitants de nombreux pays ont été contraints à l’immobilité, de nombreux voyages ont été interrompus ou rendus inenvisageables, dans tous les cadres, qu’ils soient touristiques, commerciaux ou professionnels. Lorsqu’ils pouvaient malgré tout avoir lieu, ces voyages ont été conditionnés à des modalités et à des règles de transports nouvelles, provisoirement mises en place par les États, et soumettant le plus souvent les voyageurs à des examens médicaux et à des périodes de quarantaine plus ou moins strictes. Ces événements ont provoqué des situations extraordinaires, aussi bien dans le cours des existences quotidiennes que dans l’organisation des étapes des voyages ou les conditions d’hébergement, chez soi comme hors de chez soi. Ce contexte a dès lors évidemment très fortement marqué les esprits, en donnant un coup d’arrêt soudain et inattendu aux modes de vie, mais aussi aux imaginaires, de la « mondialisation », qui reposent sur la facilité des déplacements, même à très longue distance, à travers la fluidité et la dynamique de modes de vie permis par la circulation régulière et ininterrompue des personnes et des biens.
Dans le même temps, les occasions et le désir d’écrire ont semblé amplifiés. Le confinement a permis aux activités littéraires, lecture et écriture, de se déployer dans un nouveau contexte et de nouvelles temporalités, devenus favorables de façon inattendue. Les éditeurs ont constaté l’impressionnante croissance du nombre de textes reçus par les comités de lecture, qui sont débordés dès le printemps 2020. Les médias ont unanimement témoigné de cette inflation : « Avalanche de manuscrits déconfinés chez les éditeurs1 », « Avec le confinement, les éditeurs confrontés à une avalanche de manuscrits d’apprentis auteurs2 », « Au royaume du COVID, l’écriture est reine3 », « Les éditeurs submergés par les manuscrits d’auteur4 »… Certaines maisons, comme Gallimard en avril 2021, publient même des communiqués pour prier les auteurs de surseoir à l’envoi de leurs manuscrits. La tendance est confirmée par les enquêtes d’opinion, comme celle d’Harris Interactive qui affirme qu’un Français sur dix déclare « avoir profité de la période de confinement pour entamer un travail d’écriture5 ». Cette production a été encouragée par nombreuses institutions et par les médias, notamment en suscitant, en collectant et en diffusant des témoignages et des récits6, en publiant des reportages, des chroniques et des faits divers regardant les événements dus à la pandémie, mais les institutions culturelles, universitaires ou scolaires n’ont pas été en reste. Le laboratoire LAET de l’Université de Paris a par exemple invité tout un chacun à livrer son récit de confinement, pour enrichir les corpus d’un « projet de recherche scientifique participatif7 », quand de nombreuses académies proposaient aux enseignants des écoles, des lycées et des collèges, des activités d’écriture8 en lien avec la situation. « Chaque élève devrait écrire, pour mémoire, le récit de son confinement », affirmait dans le même sens l’écrivain Daniel Pennac dans Le Journal du Dimanche du 8 juin 2020. Parallèlement, la pandémie met en avant la lecture ou la relecture d’œuvres en rapport avec cette actualité inquiétante : on cite notamment Le Décaméron (Il Decameron) de Boccace, L’Aveuglement (Ensaio sobre a cegueira) de José Saramago, La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio, Le Hussard sur le toit de Jean Giono ou La Peste d’Albert Camus – dont près de 9000 exemplaires ont été vendus dans les deux premiers mois de 2020, selon Edistat. Ces quelques indices suffisent à montrer à quel point les événements sanitaires marquent d’emblée profondément de leur influence la vie et l’activité médiatiques, éditoriales et littéraires.
On imagine facilement combien l’imaginaire du voyage en général et le récit de l’étape et de l’hébergement plus particulièrement se trouvent bouleversés dans de telles conditions. En quelques mois, nous avons assisté à un renouvellement ou même à une redéfinition de l’écriture du déplacement, du voyage, des mobilités – et de l’immobilité, sous l’effet de contraintes extraordinaires qui ont semblé inouïes aux contemporains. Les témoignages médiatiques et les récits littéraires examinés ici à titre d’exemples relèvent d’une écriture du réel fondée sur les expériences les plus récentes. Dans ce cadre, ce sont des étapes indésirées et des hébergements contraints qui caractérisent et structurent les récits, en troublant fortement les écritures, à rebours de toutes les habitudes de mobilité et de fluidité qui définissaient le récit de voyage « mondialisé » des dernières décennies. Le voyage interrompu malgré le voyageur, l’immobilité involontaire, l’hébergement et l’habitation confinés ont stimulé de nouvelles formes de témoignage et d’écriture, dont on voudrait commencer à donner un premier aperçu ici.
Le voyage et son récit médiatique à l’épreuve de la pandémie
Les premiers récits de quarantaine sur le sol français diffusés dans la presse française concernent d’abord les rapatriés de Wuhan, épicentre de l’épidémie, arrivés le 31 janvier 2020. Les voyages ou séjours interrompus de 180 voyageurs en Chine laissent alors la place à une première étape indésirée largement médiatisée, une quarantaine de quatorze jours, dans un « centre de vacances » de Carry-le-Rouet, non loin de Marseille. D’autres récits reviendront plus tard sur les conditions plus ou moins difficiles ou rocambolesques de la préparation de ces retours précipités depuis la Chine, mais l’actualité semble d’abord traitée avec une certaine légèreté, car ce récit de rapatriement et de confinement en quarantaine est présenté comme un sympathique récit de vacances inattendues ou prolongées : « Il y a pire comme endroit », raconte un rapatrié, le centre « a davantage l’allure d’une colonie de vacances que d’un hôpital », il est « agréable à vivre9 ». Mais le lexique de la colonie de vacances est rapidement abandonné, et le responsable de la Croix-Rouge locale précise le jour suivant : « C’est un centre de confinement, et non un centre de détention10 », il rappelle ensuite « qu’aucun arrêté de confinement pour des raisons sanitaires n’avait été pris en France depuis une épidémie de choléra au xixe siècle », soulignant « une situation de crise complexe et stressante pour les rapatriés » (La Croix, 14 février 2020). Les récits et témoignages se succèdent jusqu’à la mi-février, fin de cette quarantaine, pour ce qui apparaît encore comme un épisode exceptionnel, dans le cadre d’une épidémie que les Français pensent limitée à la Chine ou à l’Asie. Mais cette première exposition médiatique de la quarantaine ouvre la voie à une masse de mises en récit mêlant témoignages et faits divers à l’occasion d’une étape forcée, en construisant ou en renouvelant ce que l’on pourrait appeler un imaginaire du Lazaret. Le terme « lazaret », qui tirerait son origine du nom de Lazare dans l’Évangile selon saint Luc, a désigné jusqu’au xixe siècle un lieu spécialement réservé à la quarantaine des voyageurs et des marchandises, sur le littoral méditerranéen, afin de limiter la propagation de la peste ou du choléra. Lors de son voyage en Orient, dans une lettre du 23 juillet 1850, Gustave Flaubert a livré un compte rendu ironique et grinçant11 de son séjour contraint au Lazaret de Beyrouth, où l’on découvre déjà les caractéristiques paradoxales de ce type d’étape indésirée, dans un environnement suspicieux, certes marqué par l’anxiété, les précautions sanitaires et les contraintes de la réclusion, mais caractérisé aussi par une temporalité à part, qui rappelle les vacances, et semble malgré tout libérée de nombreuses autres contraintes, des obligations professionnelles, sociales ou de celles du voyage lui-même. Ces représentations ambiguës de l’étape en quarantaine, ou du voyage interrompu, recouvrent tout un éventail d’expériences et d’impressions, des plus sombres aux plus inattendues, des plus anecdotiques aux plus extraordinaires, que l’on retrouve dans la presse et le reportage dans les mois qui suivent le récit médiatique du confinement de Carry-le-Rouet. Le plus marquant dans les médias, après les rapatriés français de Wuhan, est celui des croisiéristes du paquebot Diamond Princess, qui sont plus de trois mille six cents confinés au large du Japon à partir du 3 février 2020. La représentation du lieu agréable ou des vacances prolongées est alors comme retournée : dans le journal belge Le Soir, un gros titre inverse avec un humour noir celui de la série américaine La Croisière s’amuse (originellement The Love Boat) : « Coronavirus : la croisière ne s’amuse plus à bord du Diamond Princess » (6 février 2020). C’est alors le lexique du cauchemar qui est massivement convoqué dans le récit médiatique, l’angoisse de l’épidémie prenant le pas sur toute autre considération, comme le montrent les titres du moment : « La croisière tourne au cauchemar sur le Diamond Princess » selon La Dépêche (10 février 2020), quand L’Express livre un reportage un peu plus mesuré, « Entre angoisse en ennui : la vie sur le paquebot » (même jour), pour Le Figaro, c’est un « Infernal huis clos » (12 février 2020) et pour Le Monde un « Huis clos angoissant à bord du Diamond Princess en quarantaine » (15 février 2020). L’épisode donne même lieu à un « grand reportage » pour Paris Match, au titre sensationnel : « Trente jours sur le paquebot de l’angoisse » (14 mars 2020). Dans ces textes, il n’est plus question de vacanciers ou de croisiéristes, mais de « malades » ou de « prisonniers » sur un « cluster flottant », et Paris Match met en scène un mystérieux « passager invisible » qui n’est autre que le virus : le voyage est interrompu par une étape sanitaire de près d’un mois, et tous les articles insistent sur cette expression de la durée et de l’attente. À partir de mars 2020, toutes les croisières de tourisme sont suspendues, et les équipages souvent contraints à un confinement à bord. Progressivement, c’est toute l’activité du tourisme mondial qui s’arrête. Les articles consacrés aux voyages interrompus se multiplient dès lors pendant toute la première crise sanitaire, ils concernent les voyages en mer, comme on vient de le voir pour le Diamond Princess, mais aussi par exemple le Polarstern, brise-glace de l’Institut allemand Alfred-Wegener, dont la mission scientifique dans l’Arctique est chamboulée, ou encore l’année suivante la « détresse des marins coincés à l’étranger à cause du COVID » qui donne lieu à un reportage de Libération (6 février 2021). Des faits divers analogues sont rapportés aussi bien dans d’autres contextes, dans différents pays : les « voyageurs en camping-cars [sont] bloqués par le coronavirus en Grèce12 », les touristes et les voyageurs d’affaires peinent à quitter leurs lieux de villégiature ou à être rapatriés, un homme se trouve même « en quarantaine dans sa voiture13 » en Suisse… Selon une étude14 menée par l’anthropologue Fanny Parise (Université de Lausanne), le nombre d’« exilés », confinés hors de leurs lieux de vie habituels, ne représenterait que 8 % du total des situations vécues, mais leur caractère extraordinaire explique sans doute leur forte présence dans les médias. Le récit de voyage interrompu ou rallongé d’étapes indésirées devient ainsi une thématique omniprésente dans la production médiatique, et tourne le plus souvent au récit de l’immobilité involontaire, ou combattue, dans des temporalités comme suspendues sur lesquelles les voyageurs perdent toute maîtrise. On ne citera que quelques exemples encore, parmi bien d’autres, pour illustrer et clore ce premier point : « Coronavirus : Récit d’un Montpelliérain bloqué au Chili où l’épidémie s’accélère15 », « Récit : Après le confinement, la galère d’une famille rennaise pour rentrer de Tunisie16 », « Ils faisaient le tour du monde, le coronavirus a mis fin à leur voyage17 », « Témoignage : comment notre auteure est revenue des Seychelles en pleine pandémie de COVID-1918 »… Ces nombreux articles et témoignages médiatiques fabriquent en quelques mois seulement une représentation nouvelle du voyage, rendu soudainement difficile et de plus en plus rare par des obstacles auxquels rien n’avait préparé les voyageurs. Ce contexte apparaît bientôt dans le récit de reportage, puisque les journalistes grands reporters sont immédiatement parmi les plus touchés par les conséquences de ces nouvelles contraintes, puis dans d’autres récits de voyage, personnels ou littéraires.
Récit de voyage et confinement [1] : du reportage médiatique au témoignage personnel
Arnauld Miguet, journaliste envoyé en Chine avec le caméraman-monteur Gaël Caron, est arrivé à Wuhan le 22 janvier 2020, initialement pour un reportage de deux ou trois jours. Mais ce bref voyage, interrompu par le confinement de la ville, a finalement duré beaucoup plus longtemps, lui permettant de couvrir non seulement la période de fermeture stricte de la ville (du 23 janvier au 8 avril 2020), mais aussi toute celle de sa réouverture progressive, jusqu’en juin de la même année. En charge des reportages audiovisuels sur Wuhan et la situation en Chine diffusés par France Télévisions pendant cette période, Arnauld Miguet a bénéficié d’une forte exposition médiatique en devenant le seul journaliste français présent sur place à partir du mois de mars. Des portraits de lui et ses témoignages19 ont été publiés dans la presse à cette période, dans lesquels il est présenté comme un « reporter de guerre sanitaire », et une partie du livre qui relate cette expérience, intitulé 133 Jours à Wuhan avec un chien, un chat et la peur au ventre, est prépubliée en ligne peu après son retour par l’hebdomadaire numérique Le 1 hebdo20, puis repris intégralement en volume21 en mai 2021. Ce récit médiatique répond aux caractéristiques du récit de reportage22, il est rédigé à la première personne, en mettant ainsi en avant la situation exceptionnelle dans laquelle se trouve le reporter et les risques qu’il affronte pour se faire le témoin de premier plan des événements. Le présent de narration réactualise ces événements et les « choses vues », en déroulant quarante-deux sections assez brèves (en moyenne trois ou quatre pages), suivant une progression chronologique principalement centrée sur le premier mois du séjour, qui occupe plus des deux tiers du volume total du reportage. Cette version écrite présente aussi, au moins partiellement, le making of des reportages audiovisuels envoyés à France Télévisions dans la même période, de sorte que nous avons aussi affaire à un reportage du reportage, marqué par des transferts médiatiques, de l’audiovisuel au récit publié en librairie, en passant par la presse en ligne et papier. Les reporters se rendent notamment sur le marché de Huanan23, considéré comme l’une des origines possibles de l’épidémie, et parcourent non sans mal ce qu’Arnauld Miguet qualifie de « ville fantôme ». Ils rendent compte des mésaventures de la communauté des expatriés français, nombreux à Wuhan, et de leur rapatriement vers la France fin janvier, qui sera ralentie par l’étape sanitaire de Carry-le-Rouet dont nous avons parlé. Ils observent aussi les activités et l’état d’esprit de la population chinoise confinée, la mise en place généralisée de contrôles sanitaires (les prises de température auxquelles ils doivent se soumettre fréquemment), et parviennent même à pénétrer dans l’hôpital de Zhongnan24. Ils se font ainsi les témoins de premier plan de la montée de la peur, de l’« anxiété » partagée par tous à la « terreur25 » des personnes contaminées. La « ville malade », devenue « ville fantôme » sous les effets du confinement, est alors rapidement décrite comme une « ville martyre26 ».
Une grande partie du reportage se lit comme un récit de l’immobilité, ou plus exactement de la lutte contre l’immobilité, contre le confinement contraint, pour accéder aux lieux significatifs et aux acteurs et témoins des événements en cours. Exilés volontaires dans cette ville, les reporters ont refusé d’être rapatriés, et déploient des trésors d’ingéniosité pour sortir de leur hôtel et se déplacer : « Dans une ville où la circulation est interdite, dénicher un moyen de locomotion relève du parcours du combattant27. » De nombreuses pages relatent les difficultés de l’organisation du rapatriement des Français qui voyageaient ou séjournaient à Wuhan ou dans la province du Hubei. Professionnels en mission, étudiants ou touristes voient tous leurs projets interrompus, « ils sont confinés, avec leurs angoisses », relate Arnauld Miguet, « dans une ville où le temps est subitement suspendu, rêve de poète mais cauchemar de tous ceux qui sont coincés dans l’épicentre28 ». On retrouve alors les paradoxes de ce qu’on a appelé l’imaginaire du Lazaret, le récit de voyage tourne au récit d’immobilité et d’attente. Seule la situation du Diamond Princess, évoquée par le reporter comme un « huis clos incroyable et infernal29 », paraît alors moins enviable que celle des Wuhanais et des expatriés français.
Aux reportages et aux informations proprement dits, s’ajoutent en alternance des développements plus personnels qui révèlent la sensibilité du reporter en même temps qu’ils le mettent en scène : le retour à quelques souvenirs d’enfance sur la maladie et les médicaments, ou l’expression de l’affection qu’il porte aux animaux familiers croisés par hasard dans la ville déserte, un chien et un chat qui auront les honneurs du titre, par exemple. Témoignage direct et personnel d’un séjour dans une période et un environnement extraordinaires sur tous les plans, ce reportage ne met toutefois pas en scène d’enquête approfondie, d’investigation ou de révélation. Le mystère des origines de la pandémie, par exemple, est à peine évoqué à propos du marché de Huanan ou du laboratoire P4 de Wuhan30, qui susciteront plus tard bien des commentaires et des enquêtes. En ce sens, l’écriture d’Arnauld Miguet pourrait rappeler celle de Joseph Kessel dans ses grands reportages, parce qu’il alterne l’information directe d’un point de vue personnel et l’expression de quelques souvenirs ou anecdotes presque intimes, pleine d’humanité et même parfois de tendresse – mais en refusant tout romanesque pour rester dans la non-fiction, à la différence de Kessel. À son exemple, toutefois, Arnauld Miguet multiplie les références littéraires et cinématographiques – à La Peste d’Albert Camus, au Hussard sur le toit de Jean Giono, au roman Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, à Shining de Stanley Kubrick adaptant Stephen King ou encore à Contagion de Steven Soderbergh, par exemple – en donnant par allusion à son récit de reportage des prolongements imaginaires particulièrement inquiétants.
Plusieurs témoignages chinois sont aussi publiés en France dès 2020, comme celui de l’autrice Fang Fang (née en 1955) ou de Chi Li (née en 1957), souvent rangées dans le « néo-réalisme », mais ils concernent la situation en Chine et n’envisagent pas la question du voyage, pour lui préférer des thématiques liées aux difficultés personnelles et sentimentales du confinement chez soi, ou à des interrogations politiques sur la gestion de la crise31. Ces publications procèdent de nouveau par le truchement de transferts entre réseaux sociaux, presse et publication numérique, pour souvent aboutir à la publication d’un volume en librairie. Tous les textes, ainsi que leurs moyens de publication, témoignent de la croissance de plus en plus marquée de ces transferts, la pandémie ayant largement contribué au développement des échanges numériques, en facilitant et en accélérant les publications ou prépublications, souvent d’abord partielles ou fragmentaires – comme le remarquait Arnauld Miguet dans son reportage : « Vive le numérique au temps du coronavirus ! Comment aurions-nous fait sans les réseaux sociaux, les jeux vidéo et la lecture sur smartphone32 ? ». Le témoignage de Chen Bingtao qui va nous intéresser maintenant deviendra un récit de voyage de Paris à Wuhan (et retour), mais il paraît d’abord sous la forme d’un entretien publié sous le titre « Je reviens du Wuhan33 » sur le site Les Jours. Ce site créé en 2016, avec le slogan « 0 % fiction, 100 % série », se propose de « raconter l’actualité à la façon des séries », mais dans le style de la non-fiction ; il a consacré soixante-dix « épisodes » à la pandémie et au confinement, du 13 mars au 10 mai 2020. L’entretien, réécrit et largement développé sous forme de « récit », est ensuite publié en volume en librairie par Flammarion en août 2020, sous le titre Wuhan confidentiel34. Son auteur, un trentenaire chinois originaire de Wuhan et vivant en France, y livre à la première personne le récit d’un voyage dans sa ville natale, voyage qui devait durer quelques jours à l’occasion des fêtes du Nouvel An chinois au mois de janvier, mais se prolongera jusqu’en mars. Arrivé sur place la veille de la fermeture de la ville, Chen Bingtao se trouve contraint d’être hébergé chez ses parents bien plus longtemps qu’il ne l’avait prévu, il apprend très vite que son vol de retour en France est annulé, et bientôt que tous les déplacements sont proscrits à partir de Wuhan. Le récit est d’abord la relation d’une attente, puis de la mise en œuvre de toutes sortes de ruses pour quitter dès que possible la zone de confinement et finalement parvenir, non sans difficulté, à rejoindre Shanghai, d’où il peut prendre un avion pour Paris le 19 mars. Le témoignage se poursuit avec le récit de ses premières semaines en France, dans lequel le narrateur se trouve de nouveau confiné dans les limites d’un appartement qui cette fois est le sien. Ce récit prend une forme qui s’est révélée assez fréquente dans les écritures du confinement, le journal. La forme diaristique procède sans doute de la volonté d’un témoignage non fictionnel, qui se déroule, comme les faits, chronologiquement, mais il apparaît paradoxal dans un contexte de confinement et d’immobilité, alors qu’il ne se passe rien – ou presque – pour le confiné : pas d’activités, pas de voyages, ni de contacts sociaux. Le récit de l’attente dans l’appartement familial de Wuhan est ponctué de rares et brèves sorties relatées comme d’effrayantes expéditions, mais apparaît surtout comme un journal de l’immobilité, teinté par les angoisses diffuses d’une manière de régression vers la vie enfantine ou adolescente, en présence et sous l’attention de ses parents retrouvés. Dans ce journal de l’immobilité réduit à l’espace de la chambre, les ouvertures prennent une importance démesurée et inhabituelle, et elles ne peuvent qu’apparaître en direction de la fenêtre et de l’écran. Dans tous les témoignages que nous avons cités, le voyage interrompu contraint le voyageur, devenu immobile, à porter son regard – et son texte – vers ces deux espaces inatteignables qui constituent le dehors, à travers l’extérieur par la fenêtre, ou par l’écran, vers les vidéos ou les réseaux sociaux qui offrent une échappatoire virtuelle, ainsi que des informations très attendues sur l’évolution de la situation. Finalement, le récit de voyage, constamment contrarié et rallongé, mène d’une étape indésirée à l’autre, du confinement de Wuhan au confinement de la France, décrété deux jours seulement avant le retour de Chen Bingtao à Paris. Ce passage d’un confinement l’autre montre le voyage mondial pris dans les conséquences de la mondialisation de la pandémie, et marque le déroulement de tous les récits que nous avons examinés, celui d’Arnauld Miguet comme celui de Chen Bingtao ou d’Alexandre Labruffe, dont nous allons traiter pour finir.
Récit de voyage et confinement [2] : du témoignage personnel au récit littéraire
Alexandre Labruffe (né en 1974) a publié en 2019 un premier texte, Chroniques d’une station-service35, qu’on croirait écrit à l’usage de la sociopoétique, mais c’est son dernier récit, Un Hiver à Wuhan36, publié en septembre 2020, qui retient bien sûr notre attention dans cet article. Une prépublication partielle, là encore, avait été livrée sous forme numérique, sur le site AOC Médias, dès mars 2020, sous le titre Wuhan, chronique d’un virus annoncé37. Ce texte est issu de plusieurs expériences permises par trois séjours en Chine qui s’expliquent à chaque fois par des raisons professionnelles. Il s’ouvre sur le plus récent de ces séjours, fin 2019 dans la ville de Wuhan, dont Alexandre Labruffe livre un tableau à la fois hypercontemporain et hyperpollué, dans ce qu’il appelle l’« airpocalypse » dont cette ville est la proie :
Cela fait dix jours que je suis arrivé à Wuhan et je me rends compte que je n’ai pas encore vu le ciel […]. Il n’y avait jusque-là que ce nuage de pollution constamment posé sur la mégalopole38….
Dans ce récit lui aussi caractérisé par une approche non fictionnelle à la première personne, fondé sur des voyages et des expériences vécus, c’est pourtant l’impression ou le « sentiment d’irréalité39 » qui domine d’emblée le texte et ses tonalités. Des tensions apparaissent sans cesse entre l’écriture référentielle de la non-fiction et ce sentiment aussi diffus que tenace, dans une sorte d’impressionnisme angoissé de la postmodernité, marqué par l’industrialisation et le productivisme à outrance des activités et des modes de vie et l’omniprésence de catastrophes écologiques et sanitaires. Le récit des séjours, dans la paranoïa des contraintes professionnelles et de la surveillance réelle ou supposée, apparaît aussi comme une (auto-)mise en scène de l’écrivain, qui se partage entre ses « missions » et son travail d’écriture. Ce travail d’écriture, évoqué régulièrement dans le fil du récit, renvoie à un projet qui n’est pas celui d’Un Hiver à Wuhuan, mais d’une autre création, une fiction cette fois, décrite comme « un roman biopunk, métaphore d’une humanité au bord du suicide40 ». Quelques extraits sont intégrés au texte, révélant au lecteur que pour concevoir le récit qu’il a entre les mains, l’auteur en a « démonté un autre » qui s’intitulait Les Apparences abstraites de l’éternité41. Un Hiver à Wuhan, dont l’étrange genèse est ainsi suggérée, apparaît comme une succession fragmentée de sections souvent brèves – d’une ligne à quelques pages – qui font souvent l’effet de notes prises sur le vif, d’instants de vie, d’impressions, de remarques, de conversations rapportées, d’anecdotes sous forme de microrécits, de brefs tableaux ou de brèves analyses de la situation un moment envisagée. Cette fragmentation construit un ensemble kaléidoscopique, tissé de nombreux échos internes, entre témoignage, méditation personnelle et récit poétique. Sans unité géographique, Un Hiver à Wuhan évoque la France, mais surtout d’abord la Chine, non seulement Wuhan, qui ouvre le récit, mais aussi de nombreuses villes où le narrateur s’est rendu au fil de ses missions professionnelles : Shanghai, Tianjin, Canton, Hangzhou, Changsha, etc. Le récit ne se déroule pas de façon chronologique, ni à la façon d’un « journal » – contrairement à tous les autres textes que nous avons cités –, et ce dernier procédé est même récusé très explicitement par le narrateur dans un entretien qu’il relate avec un journaliste rencontré à son retour en France : « Avez-vous entamé un journal du confinement ? – Surtout pas ! L’écriture thérapeutique me rend malade42. » De fait, les temporalités du récit sont multipliées et alternées, elles renvoient en désordre aux trois séjours du narrateur en Chine : le premier, lors d’une mission de huit mois qu’il a effectuée en 1996, en tant que « contrôleur qualité » au profit de l’« International Organization for Standardization », décrite ironiquement comme le « quartier général » qui mène depuis 1947 la « guerre » de la « normalisation du monde » et de la « révolution de la qualité43 » ; le deuxième, à Hangzhou, qualifiée de « ville secondaire, à côté de Shanghai », dans laquelle le narrateur a ouvert une « alliance française » en 2008 ; enfin le troisième, à Wuhan en 2019, où le narrateur a accepté un poste diplomatique de conseiller culturel. À ces trois périodes s’ajoutent des souvenirs, plus rares, d’enfance et de jeunesse dans les Landes, mais aussi quelques propos d’anticipation, en forme de « vision d’une humanité future44 ».
La première mention de l’apparition de l’épidémie apparaît seulement à la page 73 du récit, qui en compte 113. Datée de la fin du mois de décembre 2019, elle rétablit dès lors pour la suite une chronologie toute relative : « […] ça pourrait être la résurgence du SRAS, voire du MERS, deux virus serial killers, l’un était apparu en Chine en 2003, l’autre en Corée du Sud en 201545. » À ce moment-là, le narrateur peut encore voyager, il décide de se « mettre au vert » à Shanghai et emprunte une ligne ferroviaire à grande vitesse depuis Wuhan, qui « transperce » le paysage, pour lui offrir un spectacle « rétro-futuriste » composé alternativement d’éoliennes, d’aciéries, de gazoducs entre lesquels apparaissent parfois « une rizière, un pousse-pousse46 ». Quelques pages plus loin, une nouvelle section renvoie soudain le lecteur au séjour de 2008, dans le souvenir d’un accident industriel – l’explosion d’une « usine pétrochimique » – qui fait rétroactivement écho à la situation de pandémie, en bouleversant la vie des habitants de la région comme du voyageur : « Avant la pénurie qui s’annonce, faire le plein d’eau minérale et pétillante, de nourriture, de nouilles lyophilisées. Ne plus sortir47. » Dans les représentations que livre Un Hiver à Wuhan, la pandémie apparaît constamment aussi comme une crise écologique. Les catastrophes et les temporalités se percutent en créant une atmosphère de « pré-apocalypse », que le narrateur dit évoquer entre « paranoïa et lucidité48 » :
[…] Ce virus, c’est une crise environnementale qui ne dit pas son nom. […] Ce virus, c’est la mondialisation qui se mord la queue49.
À l’invitation d’un festival littéraire, le narrateur rentre en France in extremis, car très peu de temps après son départ, la ville de Wuhan est fermée, les liaisons interrompues, les voyages en Chine proscrits. Le diplomate, bloqué à Paris, ne peut rejoindre son poste car son retour, prévu pour le 10 janvier, est désormais impossible : il passera donc l’hiver en France, confiné dans un appartement parisien loué au dernier moment, rue de la Folie-Méricourt. Le récit des séjours en Chine, entre vols internationaux et trains à grande vitesse, tourne au récit de l’immobilité, d’autant que la France est ensuite confinée à son tour :
Enfermé, je vis un temps lent, étrange, plein. À la fois lisse et gluant, collant et éthéré. […] Le monde arrêté50.
Un Hiver à Wuhan aurait donc dû s’intituler « Un Hiver à Paris », mais les horizons d’attente du lecteur en auraient été troublés. L’impression d’irréalité, expliquée par l’étrange sentiment de « ne pas être là » dès les premières pages du récit, est reconsidérée comme une « prémonition51 ». Le narrateur vit dès lors le confinement de Wuhan depuis Paris, bientôt cloîtré seul dans un appartement inconnu, en suivant les informations et en recevant des nouvelles de ses contacts restés sur place. Sa paranoïa s’amplifie lorsqu’il se soupçonne d’avoir lui-même importé le virus en France, arrivé de Wuhan sans aucun contrôle, il se cauchemarde en « porteur sain » et s’impose un confinement plus strict – essayant en vain de rester « Zen dans la parano52 ». On comprend alors que la résurgence d’anciens voyages et d’anciens séjours répondait à l’immobilité forcée du voyage retour soudainement rendu impossible par la pandémie en 2020. Même si la ville chinoise est ensuite déconfinée, les voyages restent impossibles, car la « Chine ferme ses frontières aux étrangers. Bizarrement, je me sens visé. Je ne peux plus rentrer à Wuhan53 », note le narrateur. Progressivement partout, la liberté de circuler est montrée soumise à des règles sanitaires et administratives qui instituent, d’abord en Chine, une « autre dystopie » en forme de « monde d’après » :
Un monde cybersécurisé où chaque individu est suspect (d’être malade), fiché, tracé, code-barrisé. Code vert : vous circulez. Code rouge : vous êtes arrêté-e54.
Ces quelques exemples permettent de commencer à envisager les effets de la pandémie et de ses conséquences matérielles et sociales sur le voyage et son récit. La presse et les médias numériques ont naturellement été les premiers à diffuser des témoignages à propos de ces bouleversements : les nombreux voyages interrompus et les nouvelles étapes (sanitaires) indésirées ont suscité des témoignages médiatiques et des articles, souvent « à sensation », regardant bien des situations inédites. D’autant que les mesures de confinement ont amplifié encore davantage le rôle des réseaux sociaux et des sites d’information en ligne qui ont très tôt et largement participé non seulement à la production et à la diffusion d’informations et de témoignages sur la situation des voyageurs, mais aussi à la prépublication de textes repris plus tard par l’édition papier pour devenir des récits atypiques de voyage ou de séjour contrarié.
À l’imaginaire du voyage mondialisé, qui s’affirmait de plus en plus nettement et continument depuis le xixe siècle, s’est substitué soudainement ce que nous avons appelé un imaginaire du Lazaret, le récit de voyage se transformant paradoxalement en récit de l’immobilité. La prédominance du témoignage vécu et de la non-fiction, qui tend à rapprocher ou parfois à confondre les écritures médiatiques et littéraires, a d’abord produit un renouvellement de l’écriture diaristique, le « journal de voyage » devenant un « journal de confinement » en voyage, et souvent un récit de l’immobilité ou de la lutte contre l’immobilité. Non pas journal « intime » adressé à soi-même, mais à l’inverse journal de témoignage médiatisé en vue de contrer l’isolement et de rétablir des liens de sociabilité, en donnant à lire le compte rendu de vies quotidiennes devenues extraordinaires, de voyages banals devenus impossibles. On remarque alors l’apparition, ou la réapparition, de nouvelles catégories : chroniques ou journaux de confinement, récits de voyage contrarié, reportages sur la vie en période de pandémie sous forme de « série » d’actualité, etc. Mais cette approche non fictionnelle ou « (néo-)réaliste » entre en tension avec des effets – ou des impressions – d’irréalité, dus à des situations exceptionnelles, rarement envisagées ailleurs que dans les productions fictionnelles, littéraires ou cinématographiques, fondées sur les imaginaires de la catastrophe – écologique ou sanitaire. Certains récits prennent dès lors une tonalité irréelle, pour des mises en scène tout à fait inhabituelles, aussi bien dans leurs formes médiatiques que littéraires, lorsque le journaliste-reporter Arnauld Miguet traverse une ville de plus de onze millions d’habitants brutalement devenue déserte, ou qu’Alexandre Labruffe reconsidère son voyage en Chine dans une atmosphère de « fin du monde », entre risque sanitaire, pollution généralisée et développement du contrôle social. En 2020 et 2021, le récit de voyage a ainsi pris les allures paradoxales d’une dystopie non fictionnelle.