Si la figure de l’apiculteur est assez peu fréquente dans le récit de science-fiction, il est néanmoins possible de lire certaines œuvres qui mettent en scène l’environnement apicole et permettent alors d’analyser les représentations littéraires de l’apiculteur et de l’apiculture – et donc plus largement de la ruche et des abeilles – envisagées par les imaginaires de l’anticipation dans un futur proche, au futur, ou au futur antérieur. Il peut être particulièrement intéressant, face à ces représentations, de se demander comment elles sont mises en place dans la création littéraire et comment elles ont évolué au tournant du xxe et du xxie siècles, sous l’effet de la prise de conscience de la crise écologique et de la transformation des imaginaires de l’environnement. On propose ici dans cette intention d’examiner trois œuvres mettant en scène des apiculteurs, ou des apicultrices, entre la deuxième moitié du xxe siècle et les premières années du xxie. Tout d’abord, un roman de Frank Herbert (1920-1986), dont une première version paraît dans la revue Galaxy Magazine sous le titre Project 40 en décembre 1972, et qui est publié en volume en 1973 sous le titre Hellstrom’s Hive, traduit en français par Robert Latour La Ruche d’Hellstrom1. Frank Herbert, devenu un auteur classique de la science-fiction étasunienne, est surtout connu pour différents cycles romanesques, en particulier la série de Dune (entre 1965 et 1985) qui a aussi donné lieu à plusieurs adaptations cinématographiques. La Ruche d’Hellstrom est un roman indépendant dans son œuvre, et ce n’est pas celui qui a bénéficié des meilleures critiques ni des meilleures ventes. Il met en scène une communauté « humaine », en réalité une communauté chimiquement et biologiquement transformée en hybridation humains-insectes, vivant dissimulée et séparée de l’humanité, dans un complexe souterrain qui tient à la fois de la fourmilière, de la termitière et de la ruche. Cette communauté dissimule ses projets derrière les activités d’une société de production cinématographique qui produit des documentaires animaliers de qualité exceptionnelle consacrés à la vie des insectes. Ces projets sont spécialement inquiétants, puisqu’ils consistent à préparer un avenir dans lequel ces humains-insectes modifiés remplaceraient l’humanité, bénéficiant sur le long terme de qualités physiques et d’une adaptabilité leur permettant de remporter définitivement la grande lutte pour l’évolution et la survie des espèces sur la terre. Une agence de renseignement américaine, gouvernementale ou privée, on ne sait pas très bien, mène l’enquête à propos de cette communauté et tente de s’introduire dans la ruche, au prix de la vie de plusieurs de ses agents. Peu à peu, au fil de l’enquête, le lecteur découvre l’étendue des activités de cette étrange communauté, ses modes d’organisation, ses dogmes, ses projets, ses armes… Mais la fin du récit reste ouverte, et l’on ignore pour finir ce que devient la ruche d’Hellstrom : les officiels hésitent entre une destruction immédiate, ou une négociation avec ses responsables afin de gagner du temps, pour finalement la piller, la soumettre ou la détruire. Une seule chose est certaine : il faut dissimuler l’existence de cette « horreur2 » aux yeux du grand public.
L’œuvre suivante a été publiée en 2011, elle est due à Wang Jinkang 王晋康, auteur chinois de science-fiction né en 1948, aujourd’hui assez connu en Chine où il a reçu plusieurs prix littéraires : sous le titre 养蜂人 Yangfengren, L’Apiculteur3, il a composé une nouvelle à la fois policière et scientifique, dans un imaginaire du futur immédiat ou proche. Cette nouvelle s’ouvre sur la découverte du corps sans vie de M. Lin, un trentenaire, universitaire chercheur en informatique. Sur l’écran de son ordinateur, les enquêteurs lisent cette ultime phrase mystérieuse : « Ordre de l’apiculteur : ne réveillez pas les abeilles.4 » La nouvelle se construit ensuite dans une succession d’interrogatoires effectués par les policiers auprès de celles et ceux qui pourraient être impliqués dans sa mort : son directeur de thèse, sa maîtresse, des étudiants qui l’ont entendu en conférence, ses parents… et surtout un apiculteur, Zhang Shulin, auquel il était plusieurs fois allé rendre visite dans les mois précédents sa mort. La thèse du suicide se confirme peu à peu : M. Lin était une sorte de génie de l’informatique, mais sa santé mentale et sa sensibilité étaient très fragiles, et ce qu’il a découvert dans ses recherches, confirmé par ses entretiens avec l’apiculteur, l’a semble-t-il conduit à se donner la mort.
Le troisième texte que nous proposons de prendre en considération est de l’autrice norvégienne Maja Lunde (née en 1975), lauréate de plusieurs prix littéraires, c’est un best-seller international publié en 2015, Bienes Historie5, rapidement traduit en de nombreuses langues, en français sous le titre Une Histoire des abeilles6, dans la traduction de Loup-Maëlle Besançon à laquelle on se référera ici. Ce texte est à la fois un roman social et historique sur l’apiculture, et un roman d’anticipation écologique. La narration alterne assez habilement trois récits autonomes à trois périodes différentes. La première période se déroule en 1851, elle concerne l’histoire d’un personnage nommé William Savage, qui vit en Grande-Bretagne dans le Hertfordshire. Cet entomologiste raté, mais qui reste spécialiste des abeilles, vit misérablement en tenant un petit commerce, entre crise de dépression et reprise d’activité. Il invente avec sa fille une nouvelle ruche dont il envoie les plans à Jan Dierzon (1811-1906), prêtre catholique, apiculteur, naturaliste et entomologiste polonais, figure importante de l’histoire de l’apiculture, mais celui-ci lui répond que cette configuration a déjà été découverte par Lorenzo Langstroth (1810-1895), apiculteur et pasteur américain, qui en a déposé le brevet. La deuxième période, plus proche de nous, commence en 2007. George, un Américain qui habite dans l’Ohio, tente de vivre de son métier d’apiculteur, en vendant le miel que produisent ses abeilles et surtout en louant ses ruches qu’il transporte d’un agriculteur à un autre pour faciliter la pollinisation des cultures fruitières. Mais son histoire aboutit à un double échec, à la fois écologique et personnel : ses essaims meurent peu à peu, puis massivement, sans réelle explication ; son fils, avec lequel il ne s’entend pas, se détourne de l’entreprise apicole familiale et renonce finalement à prendre sa suite. La dernière période relève de l’anticipation : en 2098, dans la province chinoise du Sichuan, Tao est « pollinisatrice » car, tous les insectes ayant disparu lors du « Grand Effondrement », ce sont désormais des ouvrières (exclusivement des femmes) qui remplissent ce rôle en passant leurs journées sur des échelles qu’elles transportent d’arbre fruitier en arbre fruitier. À l’occasion d’un congé, elle se rend dans l’un de ces vergers pour piqueniquer avec son mari et son fils, Wei-Wen. Après quelques instants d’inattention, l’enfant disparaît, et lorsqu’il est un peu plus tard retrouvé par les secours, il a perdu connaissance et semble quasiment sans vie. Wei-Wen est alors retiré à ses parents pour être hospitalisé, mais toute visite est interdite et le verger est ensuite fermé et surveillé par des militaires. Tao doit se lancer dans une enquête pour découvrir ce qui est arrivé à son fils, pour savoir où il se trouve et lui rendre visite, mais en vain. Il faudra qu’elle se rende dans la capitale pour finalement découvrir la vérité.
À partir de ces trois lectures, on constate d’abord que l’apiculture et plus globalement ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire de la ruche apparaissent comme des matrices narratives et discursives, c’est pourquoi on peut se demander quelles sont les qualités littéraires, romanesques, de ces thématiques à la fois agricoles et sociales, et comment ces activités apicoles sont mises en discours à des fins politiques ou philosophiques, notamment par le truchement de la figure de l’apiculteur ou de l’apicultrice. Ces thématiques de l’apiculture semblent propices à l’écriture d’une « révélation » ou d’un « dévoilement » d’ordre existentiel, très global ou globalisant, puisque c’est toujours toute l’humanité ou même tout le vivant qui se trouve concerné, avec des conséquences à la fois individuelles et collectives. Dans ce cadre, on constate aussi que les représentations de l’apiculteur, de l’apiculture, de la ruche et de l’abeille sont marquées par tout le contexte social, lui-même en l’occurrence spécialement influencé par l’histoire et l’évolution des conceptions écologiques et la prise de conscience de la crise environnementale, qui se révèlent dans le passage d’un ensemble de représentations – à l’époque de Frank Herbert, c’est-à-dire dans les années 1960-1970 – à un autre – jusqu’à la période des auteurs les plus récents.
La figure de l’apiculteur et l’imaginaire de la ruche comme matrices narratives
Les activités de l’apiculteur, comme la vie de la ruche (et plus généralement d’ailleurs, la vie des insectes, nous avons eu l’occasion de le constater ailleurs7), suscitent la curiosité, face à l’altérité animale, à des modes de vie longtemps mal connus, à des échelles réduites et à des modèles collectifs étrangers. La vie à l’intérieur de la ruche provoque une curiosité sans doute encore plus grande, car elle est totalement inaccessible et cachée à l’humain – comme pour la termitière ou la fourmilière. En témoigne l’attractivité des expériences qui consistent à observer les ruches, leurs architectures, leurs fonctionnements, et parfois même à vitrer une partie de ces constructions animales pour mieux les observer. Dans les trois romans cités, l’intérieur de la ruche constitue un objet de curiosité, d’intérêt, d’attention. Les personnages, qu’ils soient apiculteurs ou non, sont montrés désireux d’observer, d’être témoins de l’activité intérieure de la ruche, de l’espionner et même d’y pénétrer, pour différentes raisons : « Je voulais rentrer dedans. Entrer dans la ruche !8 », s’exclame l’apiculteur chez Maja Lunde, quand tous les agents du roman de Frank Herbert, dans un contexte complètement différent, caressent le même projet. La ruche est ainsi l’objet par excellence de la pulsion scopique, qu’elle suscite chez les personnages et sans doute aussi chez les lecteurs. La découverte de la vie à l’intérieur de la ruche suppose une posture d’observateur originale, habituellement réservée à l’apiculteur, et imposant un changement d’échelle fascinant. Cet objet et ces vies cachées deviennent des sujets d’intrigue dans la narration littéraire, toujours à la recherche de sujets en capacité de susciter l’intérêt pour le méconnu ou le jamais vu, mais aussi l’attente curieuse du lecteur, son désir de connaître « la suite », en jouant sur ses horizons d’attente, puis en déroulant une trame narrative dans laquelle cette curiosité et cette intrigue se trouvent renouvelées et s’épuisent le moins possible. L’imaginaire de la ruche est donc aussi un imaginaire de l’enquête, ou peut-être plus exactement un imaginaire stimulé et développé par la mise en scène d’une enquête. Dans les trois œuvres que nous avons présentées, la ruche et l’apiculture sont le sujet d’une enquête, et même d’une enquête au sens souvent « policier » du terme, ou au sens du roman d’espionnage. Chez Frank Herbert, tout le récit se fonde sur les témoignages et les rapports (transcrits) d’agents spéciaux cherchant à percer les secrets de la « ruche d’Hellstrom », en la surveillant, en s’y faisant inviter, en s’infiltrant dans ce labyrinthe qui tient autant, on l’a dit, de la ruche que de la termitière ou de la fourmilière, mais dont les créateurs et les autorités sont bien identifiés comme des « apiculteurs ». C’est même plus précisément une figure féminine d’apicultrice, Trova Hellstrom, aïeule du protagoniste Nils Hellstrom, qui est à l’origine de la ruche et des premières expériences de création de l’essaim originel. Ses idées et ses projets sont livrés aux lecteurs à travers des citations transcrites de ses mémoires ou d’un manuel « d’apiculture » dont elle semble l’autrice9. Chez Wang Jinkang, l’enquête sur la mort de M. Lin conduit les enquêteurs, d’indices en témoignages, sur les traces d’un apiculteur qui est l’un des derniers à avoir rencontré la victime, apiculteur qui apparaît à la fois comme un témoin et un suspect dans l’enquête. Chez Maja Lunde, le récit situé en Chine en 2098 porte entièrement sur l’enquête que mène Tao pour retrouver son fils, comprendre les raisons, les circonstances de son accident et de son hospitalisation sous le sceau du secret, et tout le texte est construit de façon à ce que le lecteur ne comprenne que très tardivement que cette disparition est liée à l’histoire des abeilles, ou plus précisément à l’anticipation de l’histoire des abeilles qu’imagine l’autrice. Dans les autres fils narratifs, qui reviennent aux années 1850 et au début des années 2000, Maja Lunde utilise les ressorts du roman historique environnemental, par exemple en mettant en scène des personnages d’apiculteurs ayant réellement existé (comme Jan Dierzon et Lorenzo Langstroth) ou en faisant allusion à l’histoire écologique de la disparition massive des abeilles sous l’effet des pesticides et de la pollution dans le premier xxie siècle. Ainsi l’enquête, à propos cette fois de l’histoire des abeilles elle-même, peut-elle aussi se construire à rebours, vers le passé, pour préparer et fonder l’anticipation prospective du récit au futur. La dimension mystérieuse de ces récits, et plus précisément l’intrigue littéraire qui les porte, est donc toujours directement liée soit à l’apiculteur, soit à la ruche, soit à l’abeille, souvent logiquement aux trois ensembles. Elle s’intègre et se construit par l’utilisation de différents genres romanesques, en montrant toute la plasticité de ces thématiques : roman d’enquête et d’espionnage, roman historique social, utopie politique et biologique, fiction environnementale.
La figure de l’apiculteur et l’imaginaire de la ruche comme matrices discursives
Si ces thématiques se révèlent en mesure de porter des intrigues littéraires, en stimulant différents procédés d’écriture, elles apparaissent aussi comme des matrices discursives, par glissements métaphoriques, pour construire ou suggérer des discours qui peuvent être de nature politique ou philosophique. Depuis le xixe siècle au moins, dans la littérature d’anticipation, la ruche (comme d’ailleurs la fourmilière) constitue une communauté qui permet de mettre en scène, puis de juger et de critiquer plus ou moins explicitement ou métaphoriquement les systèmes politiques et sociaux collectifs ou collectivistes. Les exemples seraient nombreux de romans qui jouent peu ou prou sur ce modèle et ses interprétations métaphoriques et politiques, comme Brave New World (Le Meilleur des mondes) d’Aldous Huxley, Le Voyageur imprudent de René Barjavel, ou plus récemment Les Fourmis de Bernard Werber.
Dans La Ruche d’Hellstrom, deux systèmes communautaires très hiérarchisés se font face et s’opposent, la « ruche » sur un modèle biologico-chimique et l’agence d’investigation sur un modèle politique. Ces deux systèmes correspondent aux deux grands ensembles potentiellement en conflit dans le roman : d’un côté les « humains » hybrides hommes-insectes et les insectes eux-mêmes, et de l’autre l’humanité. Ce genre d’opposition structurante n’apparaît pas chez Maja Lunde, qui développe plutôt un discours sur les risques liés aux conséquences de la crise environnementale, en imaginant en 2098 une disparition totale des insectes pollinisateurs et des oiseaux, et une suite de catastrophes écologiques qui remet fondamentalement en cause et dissout toute la société et ses hiérarchies. Chez Wang Jinkang, ce discours politique apparaît d’une autre manière, beaucoup plus allusivement, d’un point de vue à la fois scientifique et philosophique. Le lecteur comprend en effet progressivement que le chercheur en informatique retrouvé mort travaillait sur l’intelligence collective, c’est-à-dire sur les réalisations qui mettent en œuvre un ensemble d’agents coopérant, partageant leurs analyses et coordonnant leurs réactions pour aboutir à des procédures et à des résultats infiniment plus efficacement qu’un individu seul ou que des individus isolés. La thématique scientifique de ce qu’on a appelé l’« intelligence distribuée », aussi appelée, très significativement ici, « intelligence en essaim » prend effet dès lors qu’une certaine masse critique d’individus agissent collectivement, chaque individu agissant de façon très simple – mais l’ensemble aboutissant à une gestion très complexe et très efficace des situations. L’intelligence distribuée est étudiée et utilisée en informatique et en robotique : elle permet d’aboutir à des effets très complexes et efficaces à partir d’« essaims » constitués de nombreux robots de conception très simple – voire simpliste – agissant en commun, dans l’interaction et la synergie. La métaphore de l’« essaim », en contexte scientifique, fait sens. Elle rappelle que les travaux sur l’intelligence collective sont à l’origine dus aux naturalistes et aux éthologues qui étudient les insectes sociaux (fourmis, abeilles, termites), mais aussi certains autres animaux (on en trouve d’autres exemples, en particulier dans les systèmes collectifs de prédation, avec les bancs de poissons, les loups ou les chiens qui chassent en meute). L’intelligence collaborative des fourmis et des abeilles est mise en évidence et étudiée à partir des années 1980, puis transférée vers les sciences de l’informatique et de la robotique au tournant des xxe et xxie siècles. Tous les textes cités se montrent particulièrement sensibles à la dimension collective du fonctionnement de la ruche, face à laquelle l’apiculteur apparaît comme une sorte d’autorité suprême : la ruche de Nils Hellstrom est organisée selon une stricte hiérarchie biologique qui suppose une chaîne de commandement parfaite, et dans Une Histoire des abeilles, l’essaim est d’emblée représenté comme « un ensemble d’individus fonctionnant comme un seul et même organisme – un superorganisme10 ».
Dans le roman de Wang Jinkang, un ensemble d’indices et de suggestions permettent de comprendre que le chercheur a trouvé auprès de l’apiculteur une confirmation « naturelle », pratique et pragmatique, de ses hypothèses en matière informatique sur l’intelligence collective ou partagée. L’intelligence collective atteint une parfaite efficience dès lors qu’une certaine masse d’individus agit en synergie et en réseaux d’interactions partagées. C’est cette théorie qu’expose une étudiante aux enquêteurs qui l’interrogent parce qu’elle avait pu écouter la victime lors de l’une de ses dernières conférences à l’université. Cette forme d’intelligence peut même atteindre un niveau de perfection absolue qui lui donne une dimension que l’on pourrait quasiment qualifier de « divine » – quelque chose en tout cas qui transcende largement le point de vue et les possibilités d’un individu. On devine que cette découverte fut à la fois exaltante et fondamentalement insatisfaisante pour le chercheur : exaltante, parce qu’elle suppose les grandes possibilités de l’intelligence collective, fondamentalement insatisfaisante parce qu’elle cantonne les individus à des actes simples fondés sur des points de vue limités. Si l’intelligence collective parvient à une efficacité remarquable, l’individu voit quant à lui ses possibilités et sa conscience de l’ensemble toujours restreintes. Ce qui semble tolérable pour un insecte ou un robot (sans conscience de soi) apparaît alors comme une limitation insupportable à l’esprit humain, individuel et conscient de lui-même : c’est pourquoi M. Lin écrit qu’il ne faut pas « réveiller les abeilles », c’est pourquoi aussi la prise de conscience de cette limitation fondamentale a pu le conduire au suicide, comme le laisse entendre la fin du récit.
Les écritures qui mettent en scène l’apiculteur et l’apiculture aboutissent donc en quelque sorte à des « révélations » ou à des « dévoilements », qui structurent la trame narrative dans sa dimension littéraire et qui permettent des lectures traditionnellement politiques et philosophiques, et plus récemment écologiques et écologistes. Toutes étant liées et non exclusives les unes des autres. La lecture politique (et économique) articule des réflexions et des concepts finalement assez rebattus, en donnant à s’interroger sur l’opposition entre modes de vie collectifs et libertés individuelles, sur la question des hiérarchies sociales et de l’autorité dans les collectivités, sur les problématiques de l’ordre social ou de la division du travail, par exemple. Cette vision collective apparaît chez Frank Herbert avec une dimension à la fois biologique et politique. Dans La Ruche d’Hellstrom, où les apiculteurs créent une société hiérarchisée biologiquement, chaque humain-insecte est chimiquement programmé pour accomplir une série de tâches utiles à la communauté et bien définies – un peu comme dans Brave New World d’Aldous Huxley, mais de façon plus radicale encore. Dans des systèmes de pensée et de valeurs où la satisfaction et l’accomplissement personnels ou individuels sont devenus prééminents (aujourd’hui aussi bien en contexte occidental qu’oriental, en dépit d’histoires différentes), le modèle de la ruche, qu’il soit collectivité politique, biologique ou fondé sur l’intelligence collective, apparaît souvent considéré et critiqué en mauvaise part. La figure de l’apiculteur devient dès lors très suspecte : il est considéré comme le symbole d’une autorité absolue, politique et sociale, fondée sur un déterminisme biologique forcé, chez Frank Herbert, ou comme une sorte d’autorité qui organise l’intelligence collective à son profit, dans une posture transcendante qui n’envisage aucune forme de liberté pour les individus constituant la communauté qu’il domine, chez Wang Jinkang. Dans Une Histoire des abeilles, la situation est tout à fait différente : l’apiculteur est montré en échec, aussi bien en 1851 qu’en 2007 et, en 2098, ils ont totalement disparu, à la suite des abeilles, pour laisser la place à une nouvelle fonction professionnelle, identifiée à une activité féminine, la « pollinisatrice ». La lecture scientifique et philosophique peut ainsi envisager les individus soit pris dans des déterminismes biologiques, soit enfermés dans les processus d’une intelligence collective qui améliore « en essaim » la communauté tout en niant les libertés personnelles, soit enfin contraints et menacés par les conséquences de la crise écologique.
Les représentations de l’apiculteur et de l’apiculture dans l’évolution des conceptions écologiques et la prise de conscience de la crise environnementale
Même s’il est possible de remonter un peu avant dans le domaine français, en citant Les Racines du ciel11 (1956) de Romain Gary, dans l’histoire littéraire on date généralement la première prise de conscience de la crise écologique des années 1960, avec le roman de non-fiction scientifique de Rachel Carson, Silent spring (Printemps silencieux)12 qui envisageait un monde bouleversé par la disparition des insectes, puis des oiseaux, du fait de l’utilisation massive des insecticides. C’est, au moins en partie, grâce au livre de Rachel Carson que le DDT fut interdit aux États-Unis, pour être peu après remplacé par d’autres formules de pesticides. Or dans les décennies qui suivirent, on constate que de nombreux reportages animaliers et des films de science-fiction développent à propos des insectes des thématiques et des points de vue à l’exact inverse de la thèse et de l’anticipation écologiques de Rachel Carson. À partir de la fin des années 1950 et plus encore dans les années 1960 et 1970, quantité de films d’horreur et de séries B développent des scénarios qui mettent en scène d’effrayantes invasions d’insectes hostiles aux humains : The Deadly Mantis (La chose surgit des ténèbres) de Nathan Juran en 1957, Bug (Les insectes de feu) de Jeannot Szwarc en 1975, ou encore The Bees (Les Abeilles) d’Alfredo Zakarias en 1978, entre autres exemples. Si l’on avait voulu lancer une vaste campagne de propagande cinématographique pour renouveler et renforcer la peur et la haine des insectes dans les populations, on n’aurait sans doute pas fait mieux… Les insectes sont très souvent représentés avec une taille gigantesque, ou en très grand nombre, ou doués de pouvoirs étonnants (comme mettre le feu), et leur objectif est généralement d’attaquer voire d’éliminer purement et simplement l’espèce humaine. Étonnante inversion fantasmatique des rôles, au moment où se développent massivement l’industrie agricole et la gestion chimique des sols et des parasites.
C’est dans ce contexte qu’en juin 1971, un film fit particulièrement sensation, en mêlant de façon très ambiguë documentaire animalier et film d’horreur, de sorte qu’il est souvent présenté par des formules peu usitées et oxymoriques comme « quasi documentaire », « documentaire/drame » ou « documentaire de fiction » : The Hellstrom Chronicle13 (dont le titre fut traduit en français Des insectes et des hommes), écrit par David Seltzer et dirigé par Walon Green. Ce documentaire atypique reçut le Grand Prix de la Commission technique du cinéma français au Festival de Cannes en 1971, puis aux États-Unis l’Oscar du meilleur documentaire en 1972, et la même année le British Academy Films Awards dans la même catégorie. C’est en quelque sorte la version horrifique du futur Microcosmos (1996) de Marie Pérennou et Claude Nuridsany. The Hellstrom Chronicle est particulièrement important dans notre perspective puisque c’est après l’avoir vu que Frank Herbert, qui en fut particulièrement marqué, imagina son roman La Ruche d’Hellstrom. La genèse de ce roman se présente ainsi comme un exemple finalement assez rare de création littéraire tirant ses origines d’un film, quand le parcours d’adaptation inverse est si fréquent. Frank Herbert donne d’ailleurs à son héros apiculteur, le chef de la ruche, le même nom que le scientifique fictionnel qui prend la parole dans le film : Nils Hellstrom. Dans The Hellstrom Chronicle, Nils Hellstrom – joué par Lawrence Pressman – apparaissait principalement sous la forme d’une voix off. Il entendait démontrer, à l’aide de données scientifiques et d’images spécialement horrifiques, jouant en particulier sur la macrophotographie et la captation de très gros plans rapprochés, la force et l’adaptabilité des insectes promis à dominer la planète et à survivre seuls à l’issue de la sélection naturelle.
Le roman de Frank Herbert peut se considérer comme un complément littéraire à ce « quasi documentaire », qu’il intègre allusivement à la fiction : la « ruche » vit en effet sous couvert d’une société cinématographique spécialisée dans le tournage de documentaires animaliers sur les insectes, et dirigée par Nils Hellstrom. L’entomologiste inquiétant du film devient dans le roman un apiculteur, en charge du commandement de cette ruche semi-humaine semi-animale, et en même temps un réalisateur de cinéma. Parce qu’il est lui-même, ainsi que ses collaborateurs, un hybride homme-insecte, il parvient à ne pas effrayer ces étranges acteurs et à obtenir d’eux tout ce qu’il veut. En ce sens, il réalise par excellence le fantasme de la pulsion scopique, face à la ruche et plus généralement à l’insecte, matérialisée dans le roman par la présence d’appareils cinématographiques, d’un vaste studio et de toute une équipe de tournage. Comme le personnage du film, le personnage du roman fonde son action sur la certitude de la supériorité de la classe des insectes sur l’humanité, condamnée à la fois pour sa faiblesse biologique, pour son ignorance et pour son individualisme. Les discours de Nils Hellstrom dans The Hellstrom Chronicle sont redoublés et développés dans le roman, par le truchement des discours (souvent intérieurs) du personnage du même nom et par des extraits cités des propos de l’apicultrice fondatrice de la ruche, Trova Hellstrom, que nous avons déjà évoquée.
L’argumentaire principal du film et du roman convergent donc, mais pas complètement. Le roman comme le film suggèrent constamment l’idée que les insectes sont promis à régner sur la terre et à rester les seuls survivants de la grande lutte des espèces pour la vie. Mais ce qui est remarquable et original par rapport au film dans le roman de Frank Herbert, c’est que le romancier se détourne des insectes stricto sensu, en imaginant quant à lui une espèce hybride humain-insecte qui permet à l’humanité d’envisager au contraire une victoire, ou une demi-victoire, au prix de sa transformation chimique et biologique insectoïde. Cette hybridation humain-animal, inventée, théorisée puis mise en œuvre par plusieurs générations d’étranges « apiculteurs » et « apicultrices » n’apparaissait pas dans le film. L’idée originale de Frank Herbert modifie ainsi profondément la vision de The Hellstrom Chronicle, en faisant de l’apiculteur une figure démiurgique et mégalomane, dont les projets (transformer par hybridation l’espèce humaine, envahir et dominer la planète) rappellent l’archétype du « savant fou ».
À aucun moment, dans tous les films que nous avons cités, ni dans ce roman, les insecticides et les menaces chimiques qui planent sur les insectes ne sont envisagés ou évoqués. Au contraire, les insectes sont montrés avec toute la résistance et la combattivité d’une espèce hors d’atteinte et de danger, et même promise à dominer le vivant. Moins d’un demi-siècle après ces productions cinématographiques et ce roman, Maja Lunde renoue avec l’imaginaire environnemental opposé qui était celui de Rachel Carson, pour mettre en scène à l’inverse la disparition progressive puis totale des insectes. Dans Une Histoire des abeilles, elle alterne comme nous l’avons dit trois temporalités : au milieu du xixe siècle, c’est-à-dire avant le développement des industries chimiques, l’anglais William Savage étudie les ruches en entomologiste et en apiculteur, pour tenter d’en concevoir de nouvelles, dans un environnement où les abeilles sont très présentes, comme tous les autres insectes. En 2007, l’apiculteur américain George voit ses essaims mourir les uns après les autres, sans pouvoir précisément parvenir à expliquer les causes de cette hécatombe. Déjà les insectes pollinisateurs manquent, et il gagne davantage en transportant ses ruches d’une exploitation agricole à une autre pour aider à la pollinisation qu’en vendant son miel. Significativement, il se brouille avec son fils qui refuse de reprendre l’entreprise familiale d’apiculture, car il pressent les difficultés à venir. En 2098, il n’y a plus aucun insecte depuis le « Grand Effondrement » de la nature, dont le roman anticipe l’histoire en retraçant les grandes étapes d’un désastre environnemental qui commence en 2007 avec la disparition massive des abeilles puis s’étend à toute la biosphère dans les années 2030-204014, avec pour conséquences d’importants problèmes alimentaires, la désertification des centres urbains puis la dissolution de tous les anciens cadres sociaux. Les humains sont alors l’une des dernières espèces animales qui survivent, très difficilement ; une pomme ou une prune est devenue un aliment exceptionnel et précieux. Dans ce contexte, les figures de l’apiculteur – ou aussi bien de l’entomologiste – sont désormais absentes.
Par comparaison avec le roman de Frank Herbert et avec les films des années 1950-1970, on constate ainsi un retournement total des représentations environnementales chez Maja Lunde, de la même façon que dans d’autres romans écologiques récents, comme Dernière fleur avant la fin du monde15 (2020) de Nicolas Cartelet. Dans ce roman, la disparition des abeilles a d’abord une conséquence naturelle, qui est aussi esthétique, la fin des fleurs, qui marque un premier bouleversement aussi bien environnemental que psychologique. Dans Le Crépuscule des abeilles16 (2022), Célestin Robaglia met en scène de façon romancée l’histoire des controverses, à la fois scientifiques et juridiques, autour de l’interdiction du glyphosate et des néonicotinoïdes. Aux côtés de ces textes littéraires, les essais à la fois scientifiques et journalistiques sur ce thème se multiplient, avec par exemple Et le monde devint silencieux17, de Stéphane Foucart, ou The Insect Crisis (L’Apocalypse des insectes18), d’Oliver Milman.
La prise de conscience désormais générale de la crise écologique a fait basculer en quelques décennies les représentations d’un extrême à un autre, de la terreur face à la domination et à l’invasion d’insectes hostiles, à la terreur face à l’anticipation de leur disparition complète. Significativement, de The Hellstrom Chronicle à Microcosmos, les représentations filmiques de l’insecte sont passées de l’horreur à l’émerveillement attendri… De La Ruche d’Hellstrom à Une Histoire des abeilles, les représentations littéraires ont évolué de l’utopie paranoïaque à la fiction de la fragilité, fragilité des abeilles comme des humains, fragilité de toute la nature. Les dernières pages du roman de Maja Lunde restent ambiguës : le lecteur comprend enfin que Wei-Wen, le fils de Tao, a été hospitalisé parce qu’il a fait une réaction allergique à une piqûre d’abeille. Mais nul ne sait si cette abeille était la dernière, piquant une dernière fois, ou si sa présence était annonciatrice d’un retour du vivant et d’une reprise de la vie naturelle.