Anouchka Vasak, 1797, Pour une Histoire météore, Paris, Éditions Anamosa, 2022, 429 p.

Texte

Ce beau livre, enrichi de nombreuses illustrations, entend examiner l’année 1797, année « entre deux eaux », ou « en l’air », sans événement exceptionnel, qu’on hésite à situer dans la période de la « Révolution française », faute de pouvoir sans discussion en fixer le terme, ou dans le moment d’une transition confuse vers d’autres étapes. C’est une année idéale pour « Faire de l’histoire », ainsi que le revendique l’introduction, et plus spécialement pour mettre en application ce que l’autrice désigne comme une « histoire météore ». 1797 apparaît, en effet, ici comme un moment exemplaire pour en revenir aux conséquences de la Révolution commencée en 1789, conséquences interrogées dans tout le volume, mais aussi plus largement pour se demander comment écrire l’histoire, et pour proposer d’adopter dans cette intention un « penser météore ». L’Histoire, ici, n’est pas tant celle des événements marquants dans leurs chronologies aussi claires que simplificatrices, mais plutôt celle des idées et des représentations – littéraires, philosophiques, sociales, politiques, collectives et individuelles. C’est la perspective d’une histoire culturelle, convoquant plusieurs spécialités (histoire sociale, histoire de la médecine, histoire des arts, par exemple) et plusieurs autres disciplines (études littéraires, philosophie, psychologie, météorologie…) – de sorte qu’Anouchka Vasak reconnaît dans sa conclusion que tous les « spécialistes » seront déçus par son livre… Là est, pourtant bien sûr, tout l’intérêt de sa tentative, croiser les points de vue, les approches et les sources, pour expérimenter une appréhension « contextualiste » (Hayden White) de l’histoire, mais aussi – méthodologiquement et métaphoriquement – s’aider pour la construire d’une vision météorologique. Sans doute l’événement révolutionnaire était-il le plus susceptible de s’écrire à travers la métaphore climatique de la tempête, de l’orage ou de l’ouragan, ce que n’ont pas manqué de faire les plus célèbres écrivains témoins de l’époque, comme Chrétien-Guillaume de Malesherbes ou François-René de Chateaubriand – ainsi que l’avait déjà montré Anouchka Vasak dans sa belle thèse (Météorologies. Discours sur le ciel et le climat des Lumières au romantisme, Honoré Champion, 2007). Mais le « penser météore » s’applique ici à des moments relativement plus apaisés, et dont les limites sont mouvantes et fluentes, indécidables, à la façon cette fois des nuages qui parcourent le ciel en se transformant sans cesse. L’histoire météore, ainsi que l’expose l’introduction, entend donc reconnaître et étudier des transformations, des réseaux, des évolutions, des fluidités, sans jamais établir de point de partage net entre deux périodes, ni même entre deux espaces. La pensée météore consiste ainsi à « cesser de voir les frontières et les définitions, être sensible au mobile, au diffus, accueillir l’aléatoire », pour observer une histoire devenue « règne des fluides » (Michel Serres). Il s’agit par conséquent d’observer les événements, les biographies des hommes et des femmes de ce temps, leurs œuvres et leurs réalisations comme on observerait le climat, à l’horizon de phénomènes non linéaires, indéterminés, imprédictibles. « Comprendre un climat, c’est saisir une atmosphère », explique l’autrice en citant Emmanuele Coccia, et en glissant ainsi, toujours métaphoriquement, de la philosophie de la botanique à celle de l’histoire humaine. Pour mener à bien ce projet, elle saisira plusieurs fils à la fois, sans exhaustivité, sans concaténation causale rigoureuse, comme pour envisager la cartographie d’un archipel (« On sautera ainsi d’île en île. »), ou le mouvement d’un nuage de pluie : « Un jour, peut-être », écrit-elle en exergue en citant le poète américain Dylan Thomas, « je penserai pluvieusement ».

C’est donc l’étude d’un choix très libre d’événements, de personnalités et d’œuvres, tous directement ou indirectement liés à l’année 1797, qui forme ensuite le corps de l’ouvrage. On se limitera dans le propos qui suit à signaler quelques étapes marquantes et quelques illustrations, afin de donner à découvrir une première présentation de cet essai. Les aventures étonnantes de l’« enfant sauvage » découvert dans l’Aveyron cette année-là (ch. I) ouvrent une réflexion originale, nourrie d’histoire administrative, politique et médicale, mais dont les conclusions sont à la fois philosophiques et psychologiques, révélant des évolutions fondamentales dans la perception de l’Autre en cette toute fin du xviiie siècle. Ce personnage d’enfant marginal, découvert aux confins – géographiques et intellectuels –, permet d’en arriver aux origines de ce « mal du siècle » qu’Alfred de Musset analysera en 1836, pour se fixer sur ses manifestations les plus marquantes ou les plus radicales, les formes d’idiotie ou de démence que les aliénistes du temps, comme Jean-Étienne Esquirol ou Philippe Pinel dont l’ouvrage analyse les travaux, tenteront de classifier, et de soigner. La période autour de 1797, ce « moment 1800 » qui avait déjà suscité les réflexions de Michel Serres, voit, en effet, naître la « médecine philosophique », reliant les approches « morales » et médicales. Entre la « manie de la classification » – l’ouvrage s’attarde sur les cas de nostalgie, d’hystérie et de mélancolie, et sur toutes les « historiettes » médicales qui en illustrent les conséquences, notamment dans la Nosographie philosophique de Philippe Pinel dont la première version paraît en 1797 – et les premières recherches encore bien hypothétiques sur les causes anatomiques supputées de ces affections (ch. II et III). Mais la météorologie, dont l’histoire occupe les pages qui suivent (ch. IV), est bien le domaine où se troublent et s’épuisent toutes les tentatives de classification et leurs tendances fixistes. L’histoire de l’étude des nuages, et de l’échec de la tentative de Jean-Baptiste de Lamarck dans ce domaine face à la classification proposée par le britannique Luke Howard en 1802 (et encore utilisée de nos jours) illustre la victoire du transformisme sur le fixisme, que Lamarck finira aussi par accepter en annonçant par ses intuitions certaines idées que le darwinisme confirmera définitivement. C’est alors, écrit Anouchka Vasak, que « l’âge des fluides commence. » Le chapitre suivant en revient à Charenton, « établissement consacré au traitement de l’aliénation mentale » qui rouvrit en 1797, et au séjour qu’y fit Donatien de Sade (jusqu’à sa mort en 1814). Le marquis inclassable, dont l’œuvre reste irréductible à quelque lecture critique que ce soit, apparaît alors comme emblématique des ambiguïtés de la période, entre Terreur et « modernité », entre résistance face à des sociétés répressives et scandale moral absolu. La dernière page du chapitre se termine par une observation révélatrice de la géographie de Paris dans la décennie 1787-1797, décennie pendant laquelle, dans un « mouchoir de poche », on voit Louis XVI, Chénier, Sade, on découvre les charniers collectifs des guillotinés de la Terreur dans les jardins de Picpus, le Trône puis la place du Trône-Renversé où la guillotine fait son office, l’hospice de Charenton fermé puis rouvert, comme la barrière du Trône et l’octroi, rétabli en 1798. Dans cette instabilité, la métaphore de l’orage ne pouvait disparaître pour s’interroger sur la Révolution, et c’est bien une « langue-tempête » (ch. VI) qu’examine l’autrice dans quatre textes rédigés ou publiés dans l’année 1797 : l’Essai sur les révolutions de François-René de Chateaubriand, Considérations sur la France de Joseph de Maistre, Du Fanatisme dans la langue révolutionnaire de Jean-François de La Harpe, et L’Éclair sur l’association humaine de Louis-Claude de Saint-Martin. Les arts visuels occupent les chapitres suivants (VII et VIII), à travers le Portrait de Jean-Baptiste Belley par Anne-Louis Girodet qui ouvre une réflexion sur les débats sur l’esclavage, puis à propos des inventions techniques qui permettent à l’image de devenir mobile en anticipant sur le cinéma. L’examen s’élargit ensuite à l’art du portrait et à la peinture de paysage. La même démarche de contextualisation et d’exemplification préside aux développements sur la « mort des hommes illustres » (ch. IX), ceux-là mêmes qui ont rendu possible la Révolution sans toutefois explicitement le revendiquer ou la souhaiter, les « frères ennemis » Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot. Après la disparition de ces « grands hommes », 1797 serait le moment de l’irruption des « hommes moyens » et des idéologies de la classe moyenne, dont la monarchie de Juillet consacra l’ascension quelques décennies plus tard. Le chapitre X regarde la « révolte brisée » (Jean-Clément Martin) des femmes, en proposant de se pencher sur trois vies exemplaires de femmes qui se sont aventurées pendant cette période en dehors de l’espace privé du foyer, Mary Wollstonecraft, Théroigne de Méricourt et Germaine de Staël. Un chapitre est ensuite consacré à Stendhal et aux souvenirs du « moment 1800 » qu’on découvre dans son œuvre romanesque La Chartreuse de Parme comme dans son autobiographie inachevée, la Vie de Henry Brulard. Le douzième et dernier chapitre, « Mille gouttelettes », se développe à partir de La Relation d’un voyage en Suisse (1797) de G. W. F. Goethe, où se manifeste la sensibilité de l’auteur allemand aux météores et aux climats, dans une écriture « pulvérisée », fragmentaire, paratactique – et pourtant emportée par une perception totale, esthétique et érudite, dans le double mouvement de vaporisation et de distinction qui marque la perception et la restitution des paysages. La prise en compte simultanée de la fragmentation et de la totalité, exprimant dans le même mouvement la cohérence et les dissociations, est montrée caractéristique du premier romantisme. Le nouveau régime d’écriture qui se met alors en place est aussi une manière d’appréhender le monde naturel dans les déploiements d’une « pensée météore », sensible aussi bien que savante, à travers les « mille gouttelettes » qui le composent. En ce sens, les exemples sélectionnés en cette toute fin du xviiie siècle anticipent selon Anouchka Vasak la pensée écologique contemporaine, selon laquelle il est impossible d’envisager la nature comme extérieur à l’humanité.

1797, Pour une histoire météore se lit avec une curiosité et un intérêt constants, et parvient à brosser un portrait pointilliste original du « moment 1800 », tout en proposant de théoriser une étonnante méthode historique, fondée sur l’intuition de rapports analogiques entre les événements de l’histoire et les phénomènes climatiques. Car la « pensée météore » est aussi une pensée métaphorique. La métaphorisation, dans les sciences, est le plus souvent portée par une intention de vulgarisation. Elle vise, en procédant par glissements analogiques, à expliquer des phénomènes complexes et peu connus en renvoyant à des manifestations plus immédiates et plus familières. Elle rend inutiles les jargons et évite ainsi les obscurités des lexiques savants spécialisés. La métaphore météorologique est particulièrement efficace ici parce qu’elle restitue, dans son instabilité, ses fluidités, son imprédictibilité, les incertitudes mêmes de l’histoire et plus globalement du rapport des individus au monde. La référence aux manifestations météorologiques est donc dans cette perspective un moyen de dire le flux constant du monde, ses mouvements et ses transformations, sans se contraindre aux rigueurs de l’argumentation conséquentielle et de corpus strictement délimités qui peuvent toujours être discutés et complétés. Elle offre à l’essayiste toutes les libertés de ce qu’elle-même appelle une « démarche buissonnière », en particulier pour le choix des sujets, des personnalités et des œuvres évoqués, quitte à pointer parfois « la limite de l’entreprise 97 » – par exemple en reconnaissant que la proximité des « trois femmes » choisies pour illustrer le chapitre X ne tient qu’à une « contiguïté historique ». La simultanéité n’est-elle qu’une coïncidence hasardeuse, ou naît-elle d’une conjonction révélatrice ? L’écriture comme la pensée, dans ce livre, suivent bien le modèle du météore, elles mêlent à l’écriture de l’histoire, l’érudition littéraire et une vision poétique filant avec cohérence l’une des métaphores les plus stimulantes pour dire l’histoire de l’humanité – cette histoire n’est-elle pas, après tout, elle aussi, un phénomène naturel ? On ne pourra en tout cas pas discuter à cet ouvrage l’élégance et la cohérence de ses approches – fussent-elles métaphoriques – pour parvenir à un essai qui illustre richement l’une des belles citations présentées pour définir la « pensée météore », à la manière du moraliste Joseph Joubert :

Je voudrois que les pensées se succédassent dans un livre comme les astres dans le ciel, avec ordre, avec harmonie, mais à l’aise et à intervalles, sans se toucher, sans se confondre ; et non pas pourtant sans se suivre, sans s’assortir. Oui, je voudrois qu’elles roulassent sans s’accrocher et sans se tenir, de sorte que chacune d’elles pût subsister indépendantes. Point de cohésion trop stricte ; mais aussi point d’incohérences : la plus légère est monstrueuse.

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Référence électronique

Yvan DANIEL, « Anouchka Vasak, 1797, Pour une Histoire météore, Paris, Éditions Anamosa, 2022, 429 p. », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 28 octobre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1743

Auteur

Yvan DANIEL

CELIS, Université Clermont Auvergne

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