Entre les lignes de nos textes, de nos cultures et de nos vies, se glissent les bêtes, familières, indifférentes, fascinantes ou effroyables. Dans l’effroi de ce ravissement, Anne Simon témoigne qu’elles hantent le langage et l’écriture. Car l’autrice s’intéresse avant tout à ces bêtes de papier qui fourmillent sous la plume d’écrivains qui, bien souvent, loin de ramener les bêtes à eux, s’en extasient parce qu’elles les font dériver, changer de plan, sortir de leur moi, « au risque parfois de la déflation psychique » devant la démesure terrassante des formes inhumaines du vivant. Cet essai veut montrer que les bêtes et l’animalité informent de part en part ce qui peut être considéré comme un propre de l’espèce humaine : le langage créateur. Pour l’autrice la langue est animale, la parole est animée, elle est souffle. La spécialiste de Proust sait le lien entre création littéraire et corporéité, elle connaît l’entrelacs du sens et des sensations. Pour elle la zoopoétique est une approche charnelle du langage et c’est par le langage que l’animalité qui nous constitue de part en part en tant qu’êtres humains est rendue visible, dans ce qu’elle appelle, en lectrice de Merleau-Ponty, le surgissement de l’apparaître sensible.
Il s’agit donc de plonger dans les manières stylistiques (à commencer par les notations concernant les étymologies et l’alphabet) par lesquelles les bêtes sont introduites ou se faufilent dans nos trames culturelles, des plus créatives aux plus politiquement nauséabondes (on retiendra les « noms d’oiseaux », anathèmes et jurons dans la ménagerie pamphlétaire à l’exemple d’Hergé et de Céline). La zoopoétique privilégie les récits ou les poèmes qui nous emmènent sur les bords de la perception animale, sur les lignes de vie quasi inassimilables et pourtant assez puissantes pour induire des désorientations où notre identité spécifique s’altère. S’il s’agit de ressaisir l’animalité sans la trahir chez le romancier, c’est par un anthropomorphisme heuristique que ce dernier pourra pratiquer un zoomorphisme défini comme « faire l’autre tout en ne se perdant pas de vue ». Cette poussée rythmique vers la sortie de soi serait propre à cette « zooécriture » par laquelle les mots créateurs de monde instillent « la conviction qu’une sortie de soi à l’intérieur d’une extrême intimité est possible ».
Après une première partie « Histoires de souffles », une deuxième partie « Sur le vif, hybrides et êtres de fuite » décline l’analyse de sept textes. En proustienne avertie sur lequel elle avait d’ailleurs fait sa thèse, Anne Simon commence par la ménagerie de Proust sur laquelle elle écrit de très belles pages, montrant comment les comparaisons animales foisonnantes de l’auteur de la Recherche bousculent un sujet labile, intermittent, en déconstruction et reconstruction permanentes. L’incongruité et l’étrangeté de l’animal se retrouvent à chaque page dans l’histoire naturelle des comportements humains révélés chez la servante-guêpe, le vieillard-chrysalide, les aristocrates-poissons, la « tante »-bourdon : « dans quelle arche foutraque Proust fait-il entrer l’espèce humaine, elle qu’on croyait si bien classée sur l’étagère du cabinet de zoologie tout en haut ! » (p. 128). Les lectures de Proust, mais aussi Balzac et sa comparaison entre Humanité et Animalité, puis Fabre et ses Souvenirs entomologiques et leurs descriptions insolites d’un anthropomorphisme allant jusqu’à la cocasserie apparente permettant de se placer dans la perspective du scarabée ou de la guêpe fouisseuse, mais aussi Maeterlinck et Michelet permettent de ressaisir la complexité et la poésie du vivant en dehors des préjugés étriqués. Proust, à l’inverse de la focalisation actuelle sur les emphatiques rapports de l’homme et des bêtes, les tient à distance tout en animalisant le social par de nombreuses comparaisons et des métaphores filées. Le parallèle avec L’Île du docteur Moreau amène une réflexion sur des métamorphoses dégradantes, celle du temps étant facteur non d’accomplissement mais d’une tragique dégradation de l’être. C’est l’image du « Bal de tête » qui fait dire au narrateur :
Il me semblait que l’être humain pouvait subir des métamorphoses aussi complètes que celles de certains insectes. J’avais l’impression de regarder derrière le vitrage instructif d’un muséum d’histoire naturelle ce que peut être devenu l’insecte le plus rapide […].
Reprenant le mot de Paul Ricœur Soi-même comme un autre, Anne Simon décline le soi-même comme un chien, soi-même comme un coq, une poule, une mite, une guêpe, une araignée… Avec le protéiforme bestiaire proustien, c’est tout l’art d’Anne Simon et de son écriture délicate et inventive que de retracer cette omniprésence de l’animal sous les mots.
Autant Giono dévoile la violence intrinsèque d’une animalité originaire, autant le zoomorphisme se fait quotidien, tranquille et joie chez Béatrix Beck écrivant :
Grâce au Nouveau Roman, j’ai pu regarder avec sympathie une mouche qui faisait sa toilette, nettoyant avec amour ses pattes. J’avais quitté le point de vue de la personne qui a horreur des mouches pour celui de la mouche qui s’aime et prend soin d’elle (L’Enfant chat).
Avec elle, le continuum entre le corps et le monde interpelle la capacité du langage à se faire le médium d’une autre espèce, à se désanthropomorphiser, à traduire simplement le comportement de l’animal en paroles. Une certaine ivresse de l’empathie amène à changer d’échelle, à voir que la fourmi porte une poutre, que les glaïeuls sont des « baobabs » pour la chatte grâce à la magie performative de la comparaison qui vaut une transposition. Mais l’échange interspécifique pourrait se réduire à un monologue humain devant l’indifférence du lézard à la présence de l’autrice.
C’est sans doute avec Jacques Lacarrière, fidèle lecteur de Jakob von Uexküll, que l’on a une plongée originale dans la métamorphose, dans le non-humain, pour la découverte de ce qu’il y a « sous l’écorce ». Changement d’échelle et renouvellement perspectiviste qui dans l’exercice de la « dé-focalisation » amène une mue linguistique singulière, ce que Anne Simon appelle le risque de l’inénarrable. Entre la mouche et la lancinante discontinuité d’une vie dans l’instant sans mémoire et inconsciente d’elle-même et l’Épeire se projetant dans l’attente et l’attaque, c’est la grammaire incroyable des gestes qui fascine par leur étrangeté. Que dire de l’horreur de cette nuit charnelle de la reine des termites pondant les œufs du temps, que dire des extases érotiques de l’apprenti naturaliste épousant l’orgasme du papillon, de ces expériences et de l’attente d’une empathie réciproque entre les bêtes et le narrateur qui ne peut s’accomplir ? L’échec n’est que relatif, car l’onirisme zoomorphique possède une performativité qui lui est propre dans le geste d’un décollement de soi toujours incomplet dont le narrateur finit par en marquer les limites avec humour : « Le monde des insectes est en réalité un univers où l’on ne cesse de se bouffer les uns les autres. Je n’aimerais pas être de la taille d’un insecte. »
Autre manière de se mettre dans la peau de l’autre, celle de Cyril Casmèze et l’entreprise de « démimétisme » que la performance théâtrale de la Compagnie du Singe Debout, la Compagnie Shanju ou celle du Guetteur expérimentent dans un exercice de déterritorialisation/reterritorialisation.
Caractéristique de l’animal est la fuite, l’esquive, celle de la baleine, du phasme, du renard, du cerf (de Melville à Genevoix) comme ce jaillissement de ce dont, comme être humain, je serai toujours exclu. Fuite, mais traces dont la chasse met en abyme l’herméneutique, une chasse qui entraîne son lecteur vers un lyrisme de la vivacité.
La troisième partie « À vif : politiques animales » nous replonge dans cet « Oxydent » qui prône la domination et l’opposition radicale de l’homme et de l’animal. La transformation du vivant en produits consommables, les représentations et les enjeux de l’élevage industriel, tout cela témoigne d’un malaise dans la civilisation, d’un trouble dans la domestication où désanimation et déshumanisation vont de pair avec, comme exemples, Que font les rennes après Noël ? d’Olivia Rosenthal, La Part animale d’Yves Bichet, Rivières dans la nuit de Xavier Boissel. L’extinction de l’orang-outan d’Éric Chevillard n’est pas seulement un trou dans la biodiversité, mais la disparition de l’homme de la forêt. La question est bien celle de savoir ce que serait l’humain sans l’animal. Avec la guerre (Tadeusz Konwicki, Chronique des événements amoureux) l’enfer des animaux et des hommes révèle une même déshumanisation.
Face au naufrage symbolique de l’arche, la littérature apparaît comme une arche infiniment plastique en investissant à tel point les animaux de valeurs et de significations, qu’on en vient à croire qu’elles se réalisent. En déployant la texture imaginaire du réel entomologique, Anne Simon insiste sur le lien entre animaux fabuleux et animaux réels : « on perdra les premiers si on perd les seconds, on perdra les seconds si on perd les premiers… » (p. 361).
En somme, une belle invitation à lire sous l’écorce des lignes…