Dans le cadre d’une recherche collective que j’ai pu diriger, intitulée Des insectes et des hommes, l’étude des représentations sociales de l’insecte nous a conduits à diverses approches1. Or la figure de l’apiculteur est (avec celle de l’éleveur du ver à soie) particulièrement originale et singulière du rapport des êtres humains et de l’insecte. Aussi dans le cadre du séminaire estival de sociopoétique2 des chercheurs ont été réunis dans le village de Charroux (Allier) en juin 2022 pour analyser les différentes représentations courantes et les représentations construites de l’apiculteur dans les fictions par les écrivains ou les cinéastes, et cela dans une perspective sociopoétique à partir des représentations sociales.
Il y a en effet des figures originales et singulières qui sont passionnantes comme l’oiseleur, l’accordeur de piano, le pêcheur à la ligne, le collectionneur, ou le bibliomane, figures attachées à une pratique demandant patience et passion, sens de l’observation et méticulosité, et dont la singularité leur assigne une place particulière dans la société et ses représentations. La figure de l’apiculteur pourrait en partie entrer dans le type du Sonderling, de l’original, un type littéraire particulièrement en vogue dans la littérature allemande, comme le rat de bibliothèque ou encore le chevalier Gluck et les musiciens excentriques d’E.T.A. Hoffmann. Centrée sur la vie intérieure, cette figure a été particulièrement étudiée par Herman Meyer dans une célèbre étude Der Sonderling in der deutschen Dichtung publiée en 1948. Mais l’original est un type également présent aussi dans la littérature française (on pense au Neveu de Rameau et à bien d’autres, comme le collectionneur de faïence de Champfleury). C’est évidemment cet aspect poétique qui intéresse, l’apiculteur pouvant par ailleurs être rangé également dans le type littéraire des professions (berger, paysan, etc.)
De l’apiculteur et de l’abeille
L’apiculture est une construction culturelle, car autrefois la récolte de miel se faisait par des chasseurs, cueilleurs, voleurs de miel qui s’attaquaient directement aux nids d’abeilles, pratiques souvent très destructrices pour les abeilles, avant que ne s’instaure un système collaboratif avec la construction de ruches. Avec celles-ci apparaît alors la figure de l’apiculteur.
L’une des premières impressions pour le profane devant l’apiculteur est la surprise et l’étonnement face à son étrange et singulier costume qui lui donne l’aspect d’un cosmonaute, d’un scaphandrier voire d’un extraterrestre (autant de qualificatifs que l’on trouve dans les œuvres de fiction). Le costume en impose et Henrietta Rose-Innes ne l’ignore pas qui, dans son roman Ninive montre que l’uniforme de son héroïne la rend plus sûre d’elle-même : « Quand elle l’enfile, quelque chose en elle se transforme3 » – c’est « grisant ».
La seconde est aussi la surprise et l’étonnement devant ses agissements mystérieux. Cette danse bizarre que suscite l’affairement autour de la ruche, ces gestes dont le profane ne conçoit pas la finalité et l’utilité. La gravure de Breughel, analysée ici par Irène Salas, et bien d’autres offrant l’image d’une sorte de sorcier avec son enfumoir, un être en marge (voire un hérétique), qui élève des êtres sauvages (car l’abeille n’est pas un animal domestique) en témoignent4. « Il y a beaucoup de merveilleux dans la ruche », écrivait Maeterlinck. Si le rucher est sous l’œil du maître, ce dernier exerce un contrôle symbolique, car les abeilles restent des hôtes, pas des esclaves. La crainte de les voir s’enfuir est le leitmotiv de tous les traités d’apiculture.
L’abeille elle-même est un insecte étonnant. Dès l’Antiquité on sait qu’« elle n’a pas besoin de Pythagore comme conseiller » (Elien). Elle est mathématicienne et sa géométrie de l’hexagone est digne d’admiration. « Elles sont devineresses, au point qu’elles peuvent connaître à l’avance la venue des pluies et du gel » (Elien, I, 11).
Partout où des abeilles mellifères partagent un territoire avec des hommes, il existe des pratiques apicoles plus ou moins évoluées techniquement. De manière schématique, on distingue la cueillette des miels sauvages, la chasse ou le piégeage d’essaims et l’élevage des abeilles. Ces trois catégories d’activités peuvent cohabiter sur un même territoire et concerner une ou plusieurs espèces à la fois.
Si l’apiculteur pratique l’élevage intensif au sens d’un développement de son cheptel, il n’exerce aucun contrôle direct sur la reproduction de l’animal et n’a pas davantage la maîtrise des rythmes physiologiques liés à son alimentation. Cela n’empêche pas certaines expressions de connoter une relation de dépendance de l’abeille vis-à-vis de l’homme. Ainsi le vocable « berger d’abeilles » évoque-t-il l’élevage du petit bétail, et avec les transhumances, la conduite du troupeau domestique.
Il arrive que les apiculteurs se fassent photographier avec une colonie d’abeilles posée sur eux, parfois en s’en faisant une barbe qui rappelle la relation privilégiée entre le « maître » et ses abeilles ; la fascination produite par ce type d’exhibition repose sur la soudaine familiarité corporelle entre l’homme et un animal sauvage virtuellement dangereux. La proximité et même une certaine intimité de l’homme et de la ruche se montrent lors des rituels des deuils, lorsque les ruches sont mises en deuil elles aussi lors d’un décès dans la maison de l’apiculteur et recouvertes d’un drap noir.
L’apiculteur ou l’ostréiculteur agissent sur le milieu naturel sans que cela entraîne des modifications biologiques majeures pour l’animal mis en domestication à la différence d’autres espèces. Ces spécificités ne sont pas séparables des caractéristiques très particulières de l’apis mellifera, ces musiciennes chastes et tempérantes, aux dimensions tout autant biologiques que mythiques, mystiques et symboliques.
On a pu faire porter des types d’apiculteurs à des figures célèbres pour en souligner la majesté. Ainsi en 1804, Napoléon Bonaparte, qui n’est alors que Premier Consul, songe déjà à constituer un empire, avec de nouveaux symboles. Parmi les animaux proposés, les abeilles eurent une place préférentielle, car elles étaient, selon Jean-Jacques Régis de Cambacérès, archichancelier de l’Empire, « l’image d’une république qui a un chef ». De plus, Virgile ainsi que les Pères de l’Église avaient vu auparavant dans la société des abeilles un modèle social parfait pour les hommes.
Il y avait une autre raison pour ce choix symbolique : les abeilles étaient l’emblème des Mérovingiens, dynastie royale qui avait autrefois gouverné la France. La mémoire populaire de ces abeilles avait été rafraîchie chez les Français quand on avait découvert en 1653, à Tournai, la tombe de Childéric Ier, mort en 481, père de Clovis, roi des Francs. Dans la tombe figurait une trentaine de petits joyaux émaillés en forme d’abeille.
Napoléon Bonaparte porta ainsi des abeilles d’or sur son manteau pourpre le jour de son sacre. Elles étaient aussi présentes sur les tentures de son palais ainsi que sur celles des tribunaux et administrations impériales.
L’iconologie du Moyen Âge et de la Renaissance avait déjà ajouté une dimension nouvelle : l’image d’un royaume où les abeilles sont les sujets et leur roi (au masculin, car on a très longtemps ignoré qu’il s’agissait d’une reine) est le souverain. Brunetto Latini, un des encyclopédistes les plus reconnus de cette époque, écrit en 1263 :
Les abeilles établissent une hiérarchie dans leur peuple et maintiennent une distinction entre le menu peuple et la communauté des bourgeois. Elles choisissent leur roi. […] celui qui est choisi pour roi et qui devient leur seigneur à tous est celui qui est le plus grand, le plus beau et de meilleure vie. […] Cependant, même s’il est roi, les autres abeilles sont entièrement libres, et jouissent de pleins pouvoirs : mais la bonne volonté que la nature leur a donnée les rend aimables et obéissantes à l’égard de leur seigneur. […] Sachez que les abeilles aiment leur roi de si bon cœur et avec tant de fidélité qu’elles pensent qu’il est bon de mourir pour le protéger et le défendre.
Ce passage illustre clairement l’idéologie typique de cette époque par rapport à la royauté et à la servitude. C’est sans doute cet aspect qui a tant séduit Bonaparte. Ce sera le thème du premier roman publié en 1996 de José Luis de Juan, né à Majorque en 1956, juriste, spécialiste des relations internationales collaborant régulièrement au quotidien El País, L’Apiculteur de Bonaparte5.
Napoléon, empereur déchu, vit son premier exil dans l’île d’Elbe, en mai 1814. Mais loin de se désintéresser de ce nouveau territoire, il en prend immédiatement possession. Elbe n’est pas un hasard, l’île est réputée pour son miel. Passionné d’apiculture, Bonaparte avait toujours envisagé d’y venir, donnant corps à l’emblème impérial. Il est un autre homme d’intuition qui pressentait ce séjour : Andrea Pasolini, apiculteur, qui est, dans le secret, un lettré, un conspirateur, un lecteur des manifestes contre tous les pouvoirs établis et paradoxalement un homme fasciné par Napoléon. Ces deux existences, longtemps parallèles, finiront par se croiser. Tout le roman de José Luis de Juan est construit autour de cette rencontre, redoutée et espérée. Partagé entre les tiraillements intérieurs de l’empereur, les fascinations de Pasolini et l’observation jubilatoire d’un narrateur omniscient, L’Apiculteur de Bonaparte est un petit roman d’atmosphère et de mystère.
Mais la relation entre l’esprit de la ruche et la théorie du complot se retrouve aussi dans le roman policier de Valérie Valeix, Échec à la reine où l’on fait connaissance d’un ordre semi-religieux Apis, ce qui permet de mieux comprendre l’amphibologie du titre, puisque la reine en question n’est pas seulement celle de la ruche, mais aussi une jeune femme nommée Elizabeth Neyrat, cheffe d’une organisation criminelle pseudo-mystique, et qui finit « poignardée au cours d’une rixe entre détenues6 ». Voici le résumé qu’en donne Isabelle-Rachel Casta : Audrey Astier, le personnage principal, est une éminente apicultrice dans un petit village de la vallée de la Dordogne et consultante dans le Quercy. Elle parcourt le monde à la recherche de méthodes de travail différentes dans le but d’assurer la sauvegarde des abeilles. Alors qu’elle a rendez-vous avec son vieux maître de stage, Janissou Laborde, dit la Papé, celui-ci disparaît mystérieusement… Aux côtés du troublant lieutenant Steinberger, fraîchement affecté à la gendarmerie de Rocamadour après son retour d’Afghanistan, Audrey va courir le Causse pour tenter de déjouer les pièges d’une effroyable société secrète prête à tout pour arriver à ses fins…
Isabelle-Rachel Casta s’est intéressée aux sept romans policiers de Valérie Valeix où l’apicultrice est une détective mêlée à des aventures qui tournent toujours autour des ruches, du miel et des abeilles. Abeilles, crime et champagne ; Mort d’une bougie ; Échec à la reine ; La fumée du Diable ; Dix petits frelons ; Confession d’un pot de miel ; Une coccinelle sur la Lande. Isabelle-Rachel Casta en développe l’analyse dans « Abeilles en série, crime au rucher… » où elle explore les liens entre apiculteur et roman policier. Si la publicité de l’éditeur évoque les « enquêtes de l’apicultrice » mêlant habilement intrigue (tous les ingrédients d’un excellent roman policier sont réunis : enquête, suspense, action…), écologie (en rappelant l’importance de la protection des abeilles et de l’apithérapie), histoire (de nombreux faits marquants locaux ou nationaux sont abordés) et patrimoine (on découvre avec plaisir les richesses et traditions des régions), Isabelle-Rachel Casta ne manque pas de signaler le sentimentalisme, le baroque et le kitsch d’une telle littérature qu’elle critique acerbement, tout en en s’amusant.
Avec un prix Nobel de littérature en 1969, on passe de la littérature populaire à la haute littérature. Ce sera donc En attendant l’abeille…avec le livre de Martin Page L’Apiculture selon Samuel Beckett publié en 2013 aux éditions de l’Olivier7. Un été à Paris, le narrateur, un doctorant en anthropologie, est chargé par Samuel Beckett de classer ses archives : cette rencontre lui semble si improbable qu’il décide de consigner dans un journal tous les événements de cette incroyable expérience. Le Beckett qu’il décrit est un Beckett inattendu, barbu et chevelu bien loin de l’homme austère que l’on connaît : un gourmand amateur de chocolat chaud, un original à la garde-robe extravagante avec des chemises hawaïennes, un joueur de bowling et un apiculteur passionné. Outre le portrait désopilant d’un écrivain dont la clairvoyance n’a d’égale que l’humour, le récit est surtout une réflexion sur l’image officielle de l’écrivain et l’utilisation que l’on fait de son œuvre.
Pourquoi alors présenter l’écrivain irlandais dans son logement parisien s’occupant des abeilles sur le toit de son immeuble ? Quelle image de l’apiculteur apporte cette fantaisie littéraire, extravagante, car tout est fiction dans ce portrait, exception faite d’une représentation de En attendant Godot par des prisonniers en Suède ? En quoi l’apiculteur vient-il s’opposer au portrait public de Samuel Beckett ?
L’écrivain invite le jeune étudiant à monter sur le toit et à revêtir comme lui une combinaison blanche et un masque d’apiculteur, ce qui amène la réflexion : « Nous avions l’air d’astronautes8 ». De l’une des six ruches disposées au milieu du toit, Beckett sort un rayon pour lui montrer le miel qui scintillait : « J’ai besoin des abeilles pour me rappeler que des choses merveilleuses sont possibles », dit-il, informant qu’il avait acheté ces ruches huit ans plus tôt lors d’une période de dépression. S’occuper d’autre chose que ses écrits et de sa propre vie, font pour lui de l’apiculture une éthique. « Nous devons être à la hauteur des abeilles. Être des alchimistes et faire notre miel. »
Cette dernière phrase pourrait d’ailleurs bien s’appliquer à Martin Page lui-même, alchimiste de la fiction qui se joue entre l’œuvre et la vie, l’imaginaire et le réel et qui place en exergue une phrase de Nietzsche qu’il trouve convenir à l’activité d’écrivain :
Notre cœur se trouve là où sont les ruches de notre connaissance. Nous sommes toujours en route vers elles, nous qui sommes ailés et collecteurs du miel de l’esprit, nous n’avons qu’une seule et unique chose à cœur – rapporter quelque chose chez nous9.
Mais Beckett va plus loin évoquant le pouvoir divinatoire des abeilles par l’intermédiaire des Thries, de ces femmes-abeilles, créatures d’Hermès10 : « Nous avons à apprendre d’elles. Toute chose est une fleur dont nous devons faire notre miel ». Nul doute que Beckett ne pense alors que parmi ces trois prêtresses, c’est Antalia, celle qui apprend à voir l’invisible, qui retienne plus particulièrement son attention (les deux autres, Rosanna et Pausania détenant le savoir du passé et de l’avenir). Voir l’invisible c’est regarder différemment et en l’occurrence qu’il y a des abeilles et des fleurs à Paris et que pour les abeilles la ville est la nature. Aussi l’écrivain, fort de ce savoir, est amené à se situer autrement : « Depuis il se sentait toujours un peu à la campagne, même parmi la foule des jours de solde et la circulation automobile11 ».
Ayant terminé son inspection des ruches et enlevé quelques brindilles, l’écrivain redescend chez lui boire un chocolat, ayant quitté ce qui apparaît comme un mystérieux et surprenant autel. Plus tard, un violent orage étant annoncé, il va protéger ses ruches :
Nous avons terminé d’installer l’abri pour les ruches et nous sommes redescendus dans l’appartement. (L’orage éclate alors que j’écris ces lignes dans mon lit. J’ai une pensée pour les abeilles, je suis rassuré de savoir qu’elles sont protégées.) Quand Beckett a rangé les tenues d’apiculture dans le placard, j’ai aperçu des vêtements colorés et des chapeaux étranges. Il m’a expliqué qu’il aimait les costumes et les habits. Mais impossible de révéler cette passion quand il était encore un jeune auteur : on ne l’aurait pas pris au sérieux si on avait su qu’il aimait se balader en vêtements traditionnels coréens, qu’il collectionnait les chapeaux exotiques et les colliers de perles. Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie.
L’apiculteur c’est l’enfant, la jeunesse que le monde adulte ignore, c’est l’autre face de l’existant, l’envers de l’image d’Épinal, cette « pollution de la renommée12 » que la société, le public, le monde des lecteurs lui ont collée sur le visage, un masque qu’il rejette en privé pour mettre le masque du gardien des abeilles, le vrai.
Lors de la récolte du miel, Beckett offre aux abeilles une douzaine de bouquets d’orchidées sur lesquelles elles se précipitent en bourdonnant. On offre des fleurs à une femme, à une abeille, à une femme abeille, aussi l’air est-il empli du parfum des fleurs et du miel avec un Beckett en combinaison blanche entouré d’insectes dans le jour déclinant. C’est alors que l’étudiant se risque à avouer à l’écrivain qu’il aime ses livres et le parallèle saute alors aux yeux entre les nombreux pots de miel qui prennent toute place dans les placards et les livres de l’écrivain découverts dans une librairie par l’étudiant.
À l’inverse de l’image publique habituelle d’un Beckett austère et froid, on découvre un homme sensible et gourmand, gastronome rêvant d’écrire un livre de recettes, fondé moins sur la mesure des ingrédients que sur l’intuition, sur une théorie pratique de l’intuition : « Il enseignerait la manière d’être familier avec les produits et les ustensiles. À partir de ce moment-là, tout est possible13. »
Ainsi le monde intérieur de l’écrivain est-il plein de couleurs, pour lutter contre le gris et le noir à l’image de l’abeille dans « sa belle robe jaune, orange, or, brune14 ». Et l’auteur de ce récit de conclure : « Je sais qu’une chose ne s’effacera pas : Beckett en habit d’apiculteur, sur le toit parmi ses abeilles dans le soleil d’un été parisien15. »
Apiculteurs à l’écran
Le nombre de films consacrés à l’apiculture et aux apiculteurs est étonnant. Sans doute la vie remuante et l’affairement mystérieux des abeilles ont-ils leur part dans cet intérêt, tout comme l’agitation de l’apiculteur envoyant sa fumée et la curiosité suscitée par la fabrication du miel à toutes les étapes. L’un des éléments récurrents est d’abord la marginalité sociale de l’apiculteur entraînant la création de personnages cinématographiques originaux.
Les Merveilles (Le meraviglie) est un film dramatique italien écrit et réalisé par Alice Rohrwacher, sorti en 2014. Le film est présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2014 où il reçoit le Grand Prix, grand prix d’ailleurs très fortement controversé. Il se déroule en Ombrie dans une famille d’apiculteur. Wolfgang, patriarche irascible, a quitté l’Allemagne pour s’installer en Italie. Convaincu que la fin du monde est proche, il a trouvé refuge avec les siens dans une ferme isolée et délabrée. Ils y produisent un miel très pur selon lui. Mais ne respectant aucune condition d’hygiène, ils sont menacés d’expulsion imminente par les autorités.
La famille est constituée de Gelsomina qui vit avec ses parents et ses trois jeunes sœurs et Coco une amie. Pour protéger ses filles de la société et de ses vices, du délabrement et de la corruption, Wolfgang a décidé de vivre en autarcie. Volontairement tenues à distance du monde par leur père, qui prône un rapport privilégié à la nature, les filles grandissent en marge de la société. Pourtant, les règles strictes qui tiennent la famille ensemble vont être mises à mal par l’arrivée de Martin, un jeune délinquant accueilli dans le cadre d’un programme de réinsertion, et par le tournage du « Pays des merveilles », un jeu télévisé que propose une animatrice (interprétée par Monica Belluci) et qui envahit la région. Les concurrents sont abêtis, mais la victoire pourrait sauver l’exploitation.
Sorte de fable autour de l’utopie communautaire, les abeilles peuvent être vues comme un corps social en danger. Lorsqu’il trouve les abeilles mortes, Wolfgang se rend chez le fermier voisin qui lui montre le produit qui a empoisonné les abeilles, en se défendant que rien n’empêche son emploi, puisque c’est la coopérative qui a donné le produit !
On déplore aussi bien la perte des repères identitaires des régions rurales, qu’une Italie pétrifiée dans la vulgarité des images commerciales…
L’apiculteur ici est un ancien militant libertaire reconverti en apiculteur écolo, tendance baba cool, mais de nature très frustre. Il s’occupe de ses ruches, tout en essayant d’impliquer ses enfants qui le craignent et qu’il fait travailler durement. Sans doute est-il difficile de vivre en dehors de tout système, dans une petite communauté patriarcale, car le patriache, Wolfgang, est non seulement un être marginal, taciturne, solitaire et replié sur lui-même, rejetant les autres, dominateur, misogyne, machiste, mais un personnage très négatif qui s’oppose au monde féminin qui l’entoure, plein de douceur, de résignation, d’innocence, de fraîcheur et de naïveté. L’apiculteur a un rapport plein de tension avec les abeilles, sans poésie aucune, mais entièrement économique. Il doit les supporter comme il supporte leurs dards qu’il demande chaque fois à ses filles de les lui enlever du dos. Seule sa grande fille Gelsomina est proche de la nature, elle met l’abeille dans sa bouche, la laisse sortir par les lèvres et se promener sur son visage. Elle la prend entre ses doigts et sait s’occuper de l’extraction du miel dont elle sait vanter la qualité. À Wolfgang, figure très négative d’un apiculteur vivant refermé dans son propre monde, figé dans sa dureté, est opposée l’image de la jeune fille, celle d’une apicultrice plus en harmonie avec le monde des abeilles.
Le film Der Imker (L’Apiculteur) sorti en Suisse en juin 2013 et réalisé par Mano Khalil, d’origine syro-kurde est un film mi-documentaire, mi-fiction. Il raconte le destin émouvant d’un apiculteur kurde, Ibrahim Gezer que les troubles de la guerre turco-kurde dans les années 1990 ont dépouillé de tout. Il vivait heureux avec sa nombreuse famille et ses quelque 500 colonies d’abeilles produisant entre 10 et 18 tonnes de miel annuelles. Il était devenu prospère, avait une voiture et construit une maison (qu’il n’a jamais pu habiter). La soldatesque turque pleine de mépris envers les Kurdes détruisit toutes ses ruches. Une fille d’Ibrahim a été tuée. On l’a arrêté, torturé, sa famille éclate, sa femme se suicide, lui-même vit sept ans dans le maquis. Pourtant il avait désiré une famille à l’image des abeilles qui sont pour lui le grand modèle de la vie. Au bout d’une longue odyssée marquée de privations, il se réfugie en Suisse où il est accueilli avec une grande chaleur qu’il justifie en disant que si on aime les hommes, ceux-ci vous aiment également.
La représentation de la bonté suisse présentée comme modèle de vertu hospitalière, les vaches suisses et les belles montagnes comme dans une publicité touristique sont autant de clichés involontairement ridicules. L’histoire d’une intégration inhabituelle et exemplaire dans cette Suisse conservatrice laisse rêveur. Les cadres administratifs acceptent de changer sa date de naissance erronée, ce qui lui fait quitter l’entreprise de Ricola où il travaillait au milieu de personnes handicapées pour goûter les joies de la retraite et lui permettre de s’occuper pleinement de ses abeilles, ce qu’il n’avait pu faire antérieurement, l’apiculture étant considérée en Suisse non comme un travail mais comme un hobby.
L’intérêt de cette présentation d’un exilé réside d’abord dans les nombreux gros plans immobiles du visage de l’apiculteur et la lenteur du déroulement imposant le calme (à la différence du film évoqué précédemment). Sans doute la paix intérieure est-elle pour toujours absente, lorsqu’il apprend la mort de son fils et lorsqu’il se souvient de son village, de ses amis et de la beauté des paysages qu’il ne pourra plus jamais revoir. Mais son visage reflète l’amour de ses abeilles auquel il initie avec tendresse son petit-fils. À l’inverse du film Les Merveilles, les piqures d’abeille sont prises avec humour, également justifiées parce qu’elles guérissent des rhumatismes.
Resté fidèle à lui-même dans son amour des abeilles et des montagnes en dépit de sa douloureuse odyssée, ce réfugié plein de sagesse et de douleur, se reconstruit lentement dans cet environnement étranger, profitant de rencontres pleines d’humanité et d’amitié nouées par-delà l’incompréhension de la langue, mais grâce au langage du cœur. Les abeilles et les enfants irradient ainsi une sérénité apaisée.
L’Esprit de la ruche (El Espíritu de la colmena) réalisé par Víctor Erice et considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéma espagnol, est sorti en 1973, durant les dernières années de la dictature de Francisco Franco. Il se déroule dans les années 1940 mêlant Frankenstein et les abeilles. L’apiculteur est pour l’occasion un personnage cultivé comme en témoigne sa bibliothèque et ses travaux d’écriture. Ce qui caractérise le rapport avec les abeilles est essentiellement visuel, scopique. Le regard instaure la distance comme il instaure le silence. La ruche dans la maison est une ruche avec des parois de verre pour examiner les mouvements des abeilles, abeilles prisonnières comme dans leurs cadres dont elles ne s’échappent pas. Vincent Leroy en explique ici les raisons. Un autre critique, Vicente Sánchez-Biosca, en dévoile aussi le dispositif :
Erice enferme ses personnages dans le paradoxe d’un monde physiquement ouvert, celui du très beau et très vaste paysage du plateau de Castille, où les minuscules figures enfantines se perdent, mais il les place aussi dans l’atmosphère d’intérieurs baignés d’une lumière ocre que leur donne la magnifique photographie de Luis Cuadrado, comme si la couleur miel du rayon, où les abeilles se consacrent à leur infatigable (et inutile, d’après ce qu’écrit Fernando dans un livre) labeur, avait imprégné l’univers de la famille en la plongeant dans le silence d’une rêverie impossible16.
Le film macédonien de Ljubomir Stefanov et Tamara Kotevska, Honeyland, sorti en 2019 offre un autre portrait d’apiculteur, puisque c’est celui d’une apicultrice et l’une des dernières gardiennes d’abeilles sauvages d’Europe. Là encore vivant dans une grande solitude et marginalité dans une région reculée et inhospitalière, cette femme forte est la gardienne de vieilles traditions qui vont se heurter à l’arrivée picaresque d’une famille turque bruyante et cupide. Catherine Tauveron présente ici ce documentaire ethnologique mi-fictionnel.
Autre document ethnologique, le film de J. Michael Schumacher, Les Ruches de maître Xing (un apiculteur itinérant dans le Yunnan) qui a été diffusé sur Arte en 2016. Le film retrace l’apiculture itinérante de maître Xing, qui récolte le miel dans le Yunnan, une tâche rendue difficile par le dérèglement climatique. Depuis des millénaires, les apiculteurs itinérants sillonnent la Chine, notamment le Yunnan. Xing, à la fin de l’été, s’installe avec sa famille sur les "terres rouges" de Dongchuan. C’est là que fleurit le colza blanc. Son nectar riche en sucre en fait un miel réputé. Mais voilà des années que la récolte est compromise en raison d’une interminable saison des pluies. La disparition des abeilles est aussi un souci pour l’apiculteur. Les représentations sociales de ces apiculteurs itinérants en Chine sont ici l’objet de l’article de Caroline Grillot.
Il faudrait aussi évoquer Miel de Semih Kaplanoglu, film turc de 2010, présentant un petit garçon de six ans qui vit avec ses parents dans un village isolé d’Anatolie et qui est fasciné par la forêt environnante et mystérieuse où il aime accompagner Yakup, son père apiculteur. Il le regarde avec admiration installer ses ruches et récolter le miel à la cime des arbres. Mais les abeilles se faisant de plus en plus rares, le père apiculteur est obligé de partir travailler plus loin dans la forêt. Il tarde à revenir et le monde se retrouve soudain plein de son absence.
Enfin le célèbre film d’Angelopoulos L’Apiculteur de 1986 fait de l’apiculteur Spyros (joué par Marcello Mastroianni) un quinquagénaire ayant rompu toutes les attaches, ayant quitté sa femme et son foyer le jour du mariage de sa fille. Il va, dans sa camionnette, traverser la Grèce, du nord au sud, en suivant la « route des fleurs » avec ses ruches. Il finit par s’apercevoir qu’il est un étranger dans son propre pays au cours d’un voyage dominé par la désillusion et un vide où il se perd. La rencontre d’une jeune auto-stoppeuse n’arrêtera pas une longue déchéance dont la fin sera bercée par les bourdonnements des abeilles.
Un dernier film, tout récent (2022) est La Ruche de la yougoslave Blerta Basholli, adapté du roman de Arthur Loustalot La Ruche, mais reposant partiellement sur une histoire vraie, l’histoire d’une femme d’un petit village dont le mari a sans doute péri pendant la guerre du Kosovo, mais dont le corps n’a toujours pas été retrouvé. Fahrije tente de s’occuper des ruches que son mari, porté disparu, avait installées devant chez eux. Elle n’a pas sa dextérité et chacun de ses essais se conclut par des piqures. Avec d’autres femmes, ne tirant que de modestes revenus de son activité d’apicultrice, elle décide de lancer sa petite entreprise en conditionnant une recette régionale, l’ajvar, à base de poivrons rouges, d’aubergines grillées et d’ail, surnommé le « caviar rouge des Balkans ». Une initiative qui ne peut que heurter le patriarcat traditionnel constitué par les plus vieux du village qui n’ont de cesse de voir son affaire échouer. C’est moins un film sur l’apiculture proprement dite que sur les conséquences de la guerre et une histoire de résilience, de courage et de solidarité féminine, mais aussi sur les résistances d’esprits conservateurs refusant le travail d’apiculteur à une femme.
À travers toutes ces références, certaines figures de l’apiculteur se dégagent, celles d’un être original, singulier, replié sur lui-même et ses occupations apicoles, un peu ermite, un peu sage, un peu fou… « Il avait passé plus de temps avec ses abeilles qu’avec les hommes » écrit Slobodan Despot dans Le Miel17 à propos du vieil apiculteur où nul ne venait plus lui reprocher son mutisme et sa sauvagerie dans son ermitage18 : « Il avait passé son temps à ausculter les essaims et à contempler leur danse affairée et chargée de sens. L’idée de redescendre parmi les humains ne lui était pas venue à l’esprit 19». Mais inversement et paradoxalement, le miel de l’apiculteur sert, comme dans le roman de Despot, de moyen de communication, lui permettant de traverser sans trop d’encombres la guerre et ses obstacles et d’entrer immédiatement et mystérieusement aux yeux de son fils effaré et désemparé en relation avec des inconnus. L’ermite apparaît dès lors grâce au miel comme un humaniste, en contact profond avec ses semblables grâce au don (ou à la vente) du précieux miel. Est-ce là la représentation d’un sage20 ? De quelle sagesse l’apiculteur peut-il être la figure ?
Les portraits d’apiculteurs tant réels que fictifs multiplient à foison la question de cette mystérieuse relation de l’homme et de l’abeille et de ses conséquences tant sociales qu’existentielles. Si la représentation de l’apiculteur comme un sage, un homme proche de la nature et en harmonie avec elle est la plus récurrente, on ne saurait faire abstraction de la grande violence qui apparaît dès l’origine. On se souvient de l’énigme de Samson dans l’Ancien Testament : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux ». Elle a pour origine l’anecdote suivant laquelle Samson voit arriver à sa rencontre un jeune lion rugissant et qu’à ce moment l’Esprit de l’Éternel saisit Samson et celui-ci, rien qu’avec les mains, « déchire le lion comme on déchire un chevreau ». Quelque temps après, en se rendant à Thimna pour prendre femme, il voit le cadavre du lion : « Et voici, il y avait un essaim d’abeilles et du miel dans le corps du lion. Il prit entre ses mains le miel, dont il mangea pendant la route ; et lorsqu’il fut arrivé près de son père et de sa mère, il leur en donna, et ils en mangèrent.” » (Livre des Juges, chapitre 14, versets 8 et 9). La pleine ambivalence de cette histoire (outre le fait que l’abeille se dit Deborah, féminin de dibbour, la parole et que l’essaim est appelé communauté, opposée au monde de la violence) réside d’abord dans l’acte brutal avec lequel Samson dépèce le lion et dans le fait que du cadavre surgissent les abeilles et le miel.
Un destin assez semblable concerne le mythe d’Aristée, où il est question de viol et de mort. La bougonie, qui fait naître les abeilles de la mort d’un taureau en putréfaction incarne cette cruauté sous-jacente qui rompt avec l’image traditionnelle chrétienne d’une aimable virginité propre à l’insecte fournisseur d’immortalité par ce miel incorruptible. Au fondement même de la figure de l’apiculteur il y a de manière sous-jacente un sacrifice dont on ne saurait gommer la part de cruelle violence.
Aussi les récits de l’apiculteur, loin du calme rêvé, narrent des aventures mouvementées, pleines de rebonds, de surprises, de déconvenues, de douleurs tant physiques que psychiques.