Avec Le Mangeur du XIXe siècle, Une folie bourgeoise : la nourriture, Jean-Paul Aron donnait un intéressant panorama des pratiques alimentaires dans la période qui suivit la Révolution française, correspondant à un « modèle inédit » en raison de la démocratisation de la gastronomie dès lors répandue jusque dans la petite bourgeoisie. Dans cette étude, envisageant les lieux, les rituels et les mets, Aron puisait au besoin ses exemples dans la littérature, sans toutefois en faire une source privilégiée. Dans son livre, La gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1830), Jean-Claude Bonnet, qui se situe dans le sillage de l’histoire de la vie privée, puisant aussi bien dans la littérature culinaire, L’Encyclopédie que les « Civilités », choisissait pour sa part d’accorder une place de choix à la littérature, consacrant des études à Rousseau, Diderot, Mercier ou Chateaubriand.
Le titre de l’ouvrage de Karin Becker a quant à lui le mérite d’allier fort explicitement deux termes renvoyant, pour l’un, à un objet social (la notion de « gastronomie ») et pour l’autre, à l’univers de la création et de la fiction littéraires : le pont est ainsi jeté entre deux types de discours et d’études sous le signe d’une approche transdisciplinaire particulièrement pertinente au siècle de la Physiologie du goût. L’ouvrage rassemble un certain nombre d’articles convergents parfois remaniés et se décline en cinq chapitres suivant un parcours qui part d’une appréhension extérieure des phénomènes pour nous conduire à une perception de plus en plus intime, grâce aux lectures croisées de Balzac, Baudelaire, Flaubert, Hugo, Zola et Maupassant.
Les deux premiers chapitres s’attachent à l’évolution des notions et des valeurs qui sont le corollaire de ce nouvel engouement pour la gastronomie. L’importance nouvelle de l’« art culinaire » dans la société post-révolutionnaire est flagrante chez des romanciers qui mettent à l’honneur le personnage du gourmand (voire du parasite : on pense au cousin Pons) et érigent la gastronomie en art ou en spectacle. C’est l’occasion de distinguer mets et pratiques en fonction des lieux et des milieux (de la « grande cuisine » à la « cuisine bourgeoise », puis aux « cuisines régionales ») et de s’introduire dans les foyers domestiques, mais aussi dans les auberges de campagne. Un roman comme Les Misérables de Victor Hugo réunit par exemple un ensemble remarquable de données sur les différents types de repas en fonction des conditions des protagonistes, et sur le prix des denrées alimentaires. Et même si le peuple est au cœur des préoccupations du narrateur (c’est Marius qui fait ses comptes, ce sont les Thénardier qui rêvent canard quand reviennent les sempiternels plats de pommes de terre), les considérations sur la cuisine bourgeoise masquent mal « la fascination de l’auteur pour le luxe de table de la société gourmande » (p. 63). Ainsi se déploient les valeurs symboliques du gras et du maigre, dichotomie qui se retrouve en particulier chez Émile Zola. Mais si la nourriture délivre ses leçons, la lecture d’une géographie parisienne riche en hauts lieux gastronomiques est tout aussi révélatrice avec la nouvelle vogue des restaurants (Véfour, Véry et autre Café Riche) qui jalonnent le parcours de personnages en quête d’ascension sociale ou de plaisirs plus charnels. À cet égard, le roman contribue à propager « les bonnes adresses », notamment en territoire parisien.
Le chapitre III s’intéresse aux civilités et aux arts de la table : « cérémonies du dîner prié », bonnes ou mauvaises manières du mangeur, « règles de conversation », en puisant maint exemple chez Balzac, Zola, Maupassant, dans des veines parfois parodiques ou satiriques. La table revêt tour à tour une fonction critique (on pense au souper chez Nana) ou politique (rôle des plans de table chez les Dambreuse dans L’Éducation sentimentale ou chez Saccard dans La Curée). L’emploi du couteau et de la fourchette, l’utilisation de la serviette, la toilette qu’arborent les invités et leur tenue à table sont autant d’indices permettant d’étudier le type de regard porté sur le milieu social décrit ou de mettre en évidence d’éventuelles dissonances. La portée herméneutique de la scène de table dans toutes ses dimensions est ainsi parfaitement analysée grâce à une analyse comparative des textes.
Dans les chapitres IV et V, on explore les liens bien connus entre la chair et la chère à la lumière des pratiques en vigueur. C’est la notion de gourmandise qui fait le lien : celle des écrivains (Balzac dans ses phases pantagruéliques ; Flaubert le gros mangeur ; Zola le goulu angoissé ; Maupassant enfin, convivial, mais sans « goût pour la cuisine »), mais aussi celle des personnages à l’apparence déterminée par « les théories physiologiques et phrénologiques de Lavater et de Gall » (p. 133) et dont l’embonpoint, souvent étranger à tout raffinement culinaire, est un signe grossier d’appétence pour la jouissance. Une typologie des gourmands se dessine alors, qui oppose le « gros bourgeois égoïste » et provincial aux gourmets plus délicats. Le corps féminin, quant à lui, répond à d’autres déterminismes, régulé qu’il est par une perception genrée des appétits, signe de la « tendance misogyne de la société gourmande » (p. 140) qui n’autorise au relâchement gustatif que les femmes de mauvaise vie ou fait d’elles des objets de consommation. L’érotisme enfin s’insinue dans l’alimentation, ce qui détermine de nouvelles typologies : le café « intellectuel » s’opposant au chocolat sensuel, par exemple. Érotisme et repas, enfin, reposent sur une scénographie liée à des lieux spécifiques : toute une étude de scènes de roman dans le cabinet particulier des boulevards en donne un intéressant aperçu.
Si le principe de composition de l’ouvrage n’évite pas certaines reprises (sur l’érotisme, précisément, ou le restaurant), là où l’on aurait préféré des synthèses plus resserrées, l’ensemble, vigoureux, est très stimulant et la mise en contexte historique toujours précise et passionnante. Histoire des mœurs, histoire des goûts, déterminent l’ensemble, éclairent le soubassement social de ces romans et leur portée parfois critique et en enrichissent la lecture. La séduction des textes – caustiques ou jubilatoires – n’en est que plus forte.