L’auteure réunit trois perspectives pour l’analyse du roman de Flaubert Madame Bovary : d’une part celle de la fermeture de l’espace à travers l’image du jardin clos, celle de la Vierge et des attributs mariaux et enfin le textile et la couture. Car l’histoire d’Emma n’est pas seulement celle d’une héroïne plongée dans des lectures romanesques qui l’empoisonnent au propre et au figuré. Ses pratiques couturières incitent aux rapprochements implicites faits par Flaubert avec l’activité de la Pénélope homérique, avec l’Arachné d’Ovide et avec la Vierge Marie – autant de figures qui rendent signifiante cette clôture de l’espace. Pour Kathrin Fehringer, Flaubert écrivant dans la réclusion de sa tour d’ivoire conçoit également son récit comme un travail de couture, identifiant texte et textile et par là s’identifiant à son héroïne. Le livre sur rien est submergé avec une inégalable ironie par un flot d’images engendrées par les nouvelles techniques de reproduction. L’image idyllique de l’hortus conclusus, cliché imposant, nourrit la vision stéréotypique de la féminité penchée sur sa lecture ou son ouvrage de couture.
Flaubert met en scène Emma, comme une vierge dans son jardin, figée dans l’image de celle qui coud, et la critique a pu longuement analyser Emma comme une moderne Arachné (Lowe, Staub, Nissim, Schmider, Zollinger, etc.). L’activité textile est d’une part replacée dans le discours de la mode et du commerce capitaliste (représenté par le sieur Lheureux, marchand de nouveautés qui conduit à la ruine et rend bien malheureux) et d’autre part le récit lui-même envahi par ces textiles qui submergent la petite ville provinciale et laisse filer le mouvement vers Rouen puis Paris.
Rappel est fait que le lieu du roman est la Normandie, centre de l’industrie des toiles de coton (« il pleut du coton », écrivait Maupassant !). M. et Mme Bovary, accompagnés de Homais et de Léon rendent visite à une filature de lin qui s’établit dans la vallée dans un grand terrain vide. Homais est enthousiaste du progrès technique tandis qu’est donné à voir l’ennui du paysage. À la fin du roman, la fille d’Emma est placée chez une tante pauvre qui l’envoie dans une filature de coton pour gagner sa vie, suprême d’échéance sociale. On sait qu’au début du roman le jeune Charles habitait à Rouen près d’une fabrique de coton et qu’il voyait de sa fenêtre les ouvriers se laver les bras dans l’eau colorée de cette ignoble Venise et les perches qui des greniers laissaient pendre des écheveaux de coton qui séchaient à l’air. Le père de Charles lui-même, qui avait épousé la fille d’un bonnetier, s’était lancé sans profit dans la fabrique d’indienne. Emma elle-même est victime de l’essor du textile qui sert de cadre à Flaubert pour situer le roman.
Une première partie intitulée « Espaces textiles » s’attache d’abord aux objets de la lingerie qui régissent l’existence des quatre femmes Bovary. De fait le monde d’Emma est très limité, rétréci, étroit, mais cependant « bourré » par des objets qui en le remplissant au maximum augmentent encore l’effet d’emprisonnement selon Vercollier. La thèse de Fehringer s’attache à montrer la formation de l’espace par les objets et en l’occurrence par les objets textiles. Héloïse comptait son linge dans les armoires et c’est en étendant son linge qu’elle trouve la mort, crachant du sang comme le fera plus tard Emma. Étendre le linge, c’est créer un espace, déplier c’est animer, comme le fait Lheureux qui « donnait un coup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées dans toute leur longueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger, en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites étoiles, les paillettes d’or de leur tissu. – Combien coûtent-elles ? Une misère, répondit-il, une misère ». Le père d’Emma, M. Rouault, porte dans son nom déjà le destin d’Emma, repris par celui de la mère Rolet qui file du lin sur son rouet et dont le bruit énerve Emma couchée regardant au plafond écaillé « une longue araignée marchant au-dessus de sa tête dans la fente d’une poutrelle. »
L’objet textile crée l’espace à la fois physique, mental, narratif et fatal.
Si suivant l’auteur de La Femme, Michelet, « La femme est une fileuse, la femme est une couseuse. C’est son travail, en tous les temps, c’est son histoire universelle », Flaubert ne cesse d’exhiber le caractère dévastateur des travaux d’aiguille dont Kathrin Fehringer souligne combien le temps de l’imparfait immobilise la femme qui « faisait des reprises », « cousait des habits pour les pauvres » et « décousait la doublure d’une robe, dont les bribes s’éparpillaient autour d’elle » en un tableau de la femme figée sous le regard de Charles « qui regardait coudre sa femme ». Des parallèles sont établis avec Madame Couaën de Volupté, avec Marie Arnoux dans L’Éducation sentimentale, Frau Dörr dans Irrungen, Wirrungen et Effi Briest de Théodor Fontane.
Un intérêt tout particulier est accordé aux représentations religieuses, à commencer par celle de la Vierge Marie dans son jardin en train de coudre, car Flaubert dès l’origine s’est intéressée aux figures de Marie et à l’origine avait baptisé Emma de Marie et dans ses travaux préparatoires il l’avait pensée vierge et mystique. Les images évangéliques, homériques et les gravures et tableaux donnant à voir l’activité textile dans un espace clos animent les textes (et particulièrement chez Fontane) et sont données en exemple (Van Eyck, Dante Gabriel Rosseti, et l’intéressante Lady of Shalott de William Hunt illustrent le propos). Celles du jardin avec Paul et Virginie, La Princesse de Clèves, les contes de Perrault et toute l’intertextualité et l’intericonicité envahissantes de Flaubert permettent à Kathrin Fehringer d’analyser en détail le roman, à commencer par l’arrivée de Charles chez les Bertaux (voir La Belle au bois dormant) et l’apparition sur le seuil d’une « jeune femme en robe de mérinos bleu garnie de trois volants ». La situation liminaire (le seuil et la fenêtre) et le jardin font l’objet de comparaisons éclairantes avec le mythe d’Éros et Psyché, avec le Père Goriot, l’espace de Yonville. La dernière partie est consacrée à la narrativité textile (broder/causer) et son côté spectaculaire, l’auteure insistant tout spécialement sur le fait que le discours du textile est un discours de l’image (en un sens on pourrait dire qu’il anticipe la spécularité de la légende de Saint-Julien) et sur le tissage du texte (« tissu de style » écrit Flaubert à Louise Colet) comme « art de la représentation ». À force de ruminer le conflit de Minerve et d’Arachné et la punition cruelle de celle-ci en araignée, l’écrivain est pleinement investi corporellement, y compris la main gauche brûlée que défait la main droite (l’auteure reprenant l’analyse de Koppenfels).
Cette thèse est riche d’aperçus et en dépit de certaines redites et quelques répétitions, l’ensemble fourmille de remarques et d’analyses fort pertinentes, nourries d’une bonne connaissance de Flaubert et de références critiques fécondes qu’il s’agisse des hétérotopies de Michel Foucault, des imageries de Philippe Hamon, du parallèle Flaubert/Fontane de Rainer Warning, etc. Constitution de l’espace et activité textile sont très solidement articulées de manière précise et convaincante, invitant et incitant le lecteur à relire attentivement le roman de Flaubert pour en suivre les fils.