Variations, retournements, inversions mythiques

La figure du Passeur dans Le Cavalier et son ombre de Boubacar Boris Diop

DOI : 10.52497/sociopoetiques.574

Résumé

Résumé : Les romans de Boubacar Boris Diop présentent une écriture dont l’abord n’est pas facile, en raison notamment de la stratification thématique foisonnante, de la coexistence du merveilleux et du réel, de l’épique et du fantastique qui les caractérisent. Dans Le Cavalier et son ombre, le lecteur est confronté à un jeu de miroirs déformants qui finissent par précipiter le lecteur dans un vertige ininterrompu, à la fois enchanteur et inquiétant, où des données et des figures mythiques s’insinuent dans la réalité contemporaine la plus concrète.

Index

Mots-clés

Diop (Boubacar Boris), Enfer, conte, histoire de l’Afrique, subversion mythique, enfer, démon, contemporanéité africaine

Keywords

Diop (Boubacar Boris), Hell, traditional tales, african history

Texte

Si j’ai choisi pour mon titre des expressions empruntées à une page d’Alain Montandon illustrant la sociopoétique des mythes1, c’est qu’elles définissent d’une manière accomplie des techniques d’écriture qui – tout en se liant étroitement à la représentation de la réalité contemporaine – structurent les romans de Boubacar Boris Diop (né à Dakar en 1946), « un des plus éminents écrivains contemporains de langue française2 », que je vais présenter synthétiquement.

Chose rare parmi les intellectuels sénégalais de sa génération, Boubacar Boris Diop a vécu sa jeunesse et fait ses études au Sénégal, sans jamais étudier ailleurs. Dans son enfance, il a été charmé d’une part par les contes de la culture orale traditionnelle que lui narrait sa mère ; d’autre part, son père disposait d’une riche bibliothèque, qui a permis au futur romancier d’être avant tout un très grand lecteur. Pendant ses études en lettres modernes puis en philosophie à l’Université de Dakar (dans les années 1970), Boubacar Boris Diop se range parmi les jeunes intellectuels et militants de gauche, luttant surtout contre ce que l’on appelle le néo-colonialisme ; la conscience politique acquise pendant les années universitaires contribuera puissamment à la construction de son œuvre. Après des études de journalisme à Dakar, Boubacar Boris Diop a été conseiller technique au ministère de la Culture, professeur de lettres et professeur de philosophie. Dans les années 1980, il choisit la profession de journaliste, profession qu’il exerce encore aujourd’hui. Une grande partie des textes réunis dans l’œuvre de réflexion critique, littéraire et sociopolitique, L’Afrique au-delà du miroir3, avait été publiée dans les journaux.

Parallèlement, Boubacar Boris Diop se consacre à une vaste production littéraire. Le premier roman : Le Temps de Tamango, paraît en 1981, suivi de la pièce Thiaroye terre rouge4 ; le roman est réédité en 2002, sans la pièce de théâtre que l’auteur considère mauvaise. Il publie en 1987 Les Tambours de la mémoire, qui reçoit le Grand Prix de la République du Sénégal pour les lettres5. En 1993, c’est le tour des Traces de la meute6. En 1997, un nouveau roman (sur lequel je vais m’arrêter dans ces pages), Le Cavalier et son ombre, est couronné du Prix Tropiques7.

En 1998, Boubacar Boris Diop est engagé dans le projet collectif pour le Rwanda (Rwanda : écrire par devoir de mémoire), qui prévoyait une résidence d’écriture sur les lieux du génocide des Tutsis de 1994 ; ce séjour l’a profondément marqué : toute la première section de L’Afrique au-delà du miroir, « Rwanda, contre l’habitude du malheur », est consacrée au génocide des Tutsis, dont l’auteur analyse à fond et révèle courageusement les vraies causes et les enjeux les plus cachés, tout en revendiquant le rôle primaire de l’écriture romanesque dans la préservation de la mémoire. Le roman né de cette expérience, Murambi, le livre des ossements8, est l’ouvrage le plus connu de Boubacar Boris Diop, lui garantissant une renommée internationale.

Après le choc du séjour au Rwanda, l’écrivain éprouve le besoin de marquer sa distanciation par rapport à la France, impliquée dans le génocide ; « cette expérience rwandaise m’a profondément perturbé – reconnaît-il dans une interview – j’ai eu besoin de ma langue pour me réconcilier avec moi-même9 ». C’est ainsi que naît Doomi golo10, un roman écrit en wolof, la langue maternelle de l’auteur, qu’il a traduit et en partie réécrit en français, publié en 2009 avec le titre Les petits de la guenon11. Désormais le romancier va travailler dans les deux langues, le français et le wolof, avec une préférence toujours plus marquée pour sa langue maternelle. En 2006 il a publié le roman écrit en français, Kaveena12, une histoire terrible et magnifique, comme d’ailleurs tous les romans de cet auteur, dénonçant les enjeux des dictatures africaines ; en wolof, il va publier prochainement Bàmmeelu Kocc Barma (dont nous attendons impatiemment la version en français), pendant qu’il dirige Céytu, une collection d’ouvrages célèbres traduits en wolof chez les Éditions Zulma & Mémoire d’encrier.

Les romans de Boubacar Boris Diop présentent une écriture dont l’abord n’est pas facile, non pas tant pour les choix linguistiques (l’écriture en est « limpide, précise et économique13 »), que pour leur complexité structurale, pour « les méandres du récit dont la trajectoire est presque toujours inattendue14 », pour la stratification thématique foisonnante, pour la coexistence du merveilleux et du réel, de l’épique et du fantastique : comme il le dit de l’un de ses personnages les plus saisissants, Boubacar Boris Diop choisit volontiers « d’installer le Mythe au cœur du Réel, quitte à faire grincer et grimacer celui-ci au-delà du raisonnable15 ». C’est ce qui arrive dans Le Cavalier et son ombre, « livre à la structure et aux significations complexes16 » qu’on pourrait définir comme un jeu de miroirs déformants qui finissent par précipiter le lecteur dans un vertige ininterrompu, à la fois enchanteur et inquiétant, où des données et des figures mythiques s’insinuent dans la réalité contemporaine la plus concrète.

Lisons la première phrase du roman :

Je suis arrivé hier, peu après minuit, à l’hôtel Villa Angelo. C’est mon tout premier séjour dans cette paisible ville de l’Est et je sens, déjà, à quel point il me sera difficile de trouver une pirogue pour Bilenty, ma destination finale, sur l’autre rive du fleuve17.

Le je narrateur, Lat-Sukabé Cissé, ouvre par ces paroles sa première journée, qui constitue la première partie d’un ouvrage qui en compte trois (Première journée, Deuxième journée, Troisième journée), trois jours d’attente donc dans la petite ville non nommée (mais qui fut « la capitale d’un prestigieux royaume », p. 18). La difficulté de trouver la pirogue évoquée dans la phrase citée ne dépend apparemment que de l’hivernage très pluvieux qui rend ardue la traversée du fleuve. Cependant, cette raison vraisemblable est immédiatement démentie par le narrateur, qui reconnaît : « voilà du moins ce que je croyais avant de venir ici. En fait, la situation n’est pas aussi simple et il me faudra faire preuve d’une certaine patience » (p. 11). En homme d’affaires adroit (dans la capitale il gère un magasin de jouets thaïlandais « qui marche très bien », p. 96), le narrateur avait pourtant essayé de tout organiser pour son voyage ; mais la traversée dépend d’une seule pirogue et (semble-t-il) du bon vouloir du Passeur (la majuscule semble souligner l’importance du rôle de ce personnage), qui au téléphone s’était montré « pour le moins évasif » (p. 12) ; pourtant Lat-Sukabé se rend compte que son « sort [est] entre les mains du Passeur » (p. 19). Aussi, une atmosphère alarmante s’insinue dès les premières pages, intensifiée par la motivation du voyage : Lat-Sukabé veut à tout prix rejoindre Khadidja, la femme aimée mystérieusement disparue depuis huit ans, qui lui a envoyé une lettre pleine de détresse : « Lat-Sukabé, viens avant qu’il ne soit trop tard » (p. 13), en lui faisant redouter qu’elle est « en train de mourir à Bilenty » (p. 13), un endroit qu’on chercherait inutilement dans une carte géographique, mais qui, dans ces premières pages, apparaît comme parfaitement référentiel, selon les lois de l’effet de réel.

Le milieu assez lugubre de la ville et de l’hôtel où a échoué le narrateur, l’attitude équivoque, gênée ou malveillante, des gens qu’il rencontre et du personnel de l’hôtel, qui évitent tous, embarrassés, ses questions sur Bilenty et sur le Passeur dont Lat-Sukabé attend avec impatience l’appel téléphonique promis, le plongent dans un malaise profond, accru par son état fiévreux, attente qui semble assumer une fonction de retraite spirituelle en vue d’une initiation. En effet, c’est un peu de cette manière que Lat-Sukabé vit ce délai forcé dans une solitude anxieuse, surtout après les avertissements donnés par une vieille vendeuse de maïs grillé qui, inexplicablement, semble tout savoir de sa situation :

Pour arracher Khadidja à l’ombre – lui dit-elle – il faudra d’abord que tu parviennes jusqu’à elle. Ce ne sera pas facile. […] Le Passeur […] ne souhaite pas que ses clients essaient de se mettre en contact avec lui. Il sait que tu es là et il viendra te chercher à l’hôtel […]. As-tu bien réfléchi à ce que tu veux faire ? On ne va pas à Bilenty comme on va ailleurs, mon fils. (pp. 28-29)

Intrigué par un « mystère [qui] se fait de plus en plus épais » (p. 30) mais décidé à attendre « le temps qu’il faudra » (p. 29), Lat-Sukabé se rend compte que, « croyant aller à la rencontre de Khadidja » (p. 30), il est peut-être « en train d’accomplir [son] propre destin » (p. 31) et qu’il lui faut mettre de l’ordre en lui-même en refaisant le parcours de sa vie et de son histoire d’amour. Dès ce moment, une analepse immense se développe, qui constitue la presque totalité du roman, exception faite pour quelques rares et courts retours à la diégèse, dominés par le personnage du Passeur, sur lesquels je reviendrai.

En suivant les souvenirs du protagoniste, le lecteur apprend que Lat-Sukabé et Khadidja, deux jeunes intellectuels, amoureux depuis leur séjour en Europe et revenus au Pays, vivent sans travail, dans la misère la plus noire, à Nimzatt, un quartier populaire très dégradé de Dakar. Voici pourquoi Khadidja n’hésite pas à accepter une étrange proposition de travail très bien payé : celle de conter des histoires pour un auditeur invisible, dans « une grande maison blanche et cossue dans le quartier résidentiel » (p. 49), où son seul contact humain est un gardien en livrée, compassé et distant.

Trois jours par semaine, dans un vaste salon somptueux et glacial, assise en face d’une « pièce plongée dans l’obscurité et le silence » (p. 53), Khadidja doit parler de tout ce qu’elle veut, « ou même raconter des contes » (p. 56) (contes qui sont rapportés dans le texte), jusqu’au moment où une sonnerie signale la fin de la séance. Elle commence donc son travail de conteuse professionnelle pour quelqu’un qu’elle ne pourra jamais rencontrer, comme le lui a clairement signifié le gardien. Cependant, la jeune femme s’interroge avec un trouble de plus en plus tourmenté sur l’identité de son invisible auditeur : elle finit par supposer qu’il pourrait s’agir d’un enfant « condamné à une mort précoce […]. Un enfant solitaire et triste, peut-être même un grand malade » (p. 59). Alors, aimante et compatissante, et bien qu’elle soit gênée de parler vers le vide et vers l’ombre, Khadidja se passionne de plus en plus pour son travail : « Khadidja prétendait faire des recherches sur la tradition orale, sur les techniques du conte africain […]. Elle dévorait aussi des livres sur les légendes et les mythes de peuples presque oubliés d’Europe et des Amériques » (p. 66). Un jour, cependant, elle découvre que l’enfant-auditeur tant rêvé n’existe pas ; il y a bien quelqu’un au-delà de la cloison, mais il s’agit d’un homme dont elle a entrevu l’« ombre immobile contre le mur » (p. 116). « Alors – raconte notre narrateur – commença une impitoyable bataille entre Khadidja et l’inconnu » (p. 118) envers lequel la jeune femme éprouve une colère folle qui « ressemblait beaucoup à du dépit amoureux » (p. 64). Khadidja, animée par « un mélange inextricable de peur, de haine et d’admiration » (p. 121), semble être « en train de faire le choix lucide de la folie » (p. 78), en inventant pour l’inconnu le conte Le Cavalier et son ombre, qui occupe à lui seul une grande partie du roman (les pages 123-265 de l’édition Stock) et presque toute la deuxième journée, si bien que « le récit-cadre est dévoré par la mise en abyme18 ».

Mais c’est la rencontre avec le Passeur qui oblige Lat-Sukabé à reprendre en entier le conte, qu’il avait liquidé auparavant, en affirmant :

Nous nous étions beaucoup amusés, quelques années plus tôt, avec les aventures du Cavalier, mais il était temps, à notre âge, de tenir toutes ces fantaisies à l’écart de notre existence réelle. C’était autre chose, la vie pratique […]. Que l’on me comprenne bien : j’aime écouter les belles histoires […]. Il faut cependant qu’elles restent à leur place, qui n’est sûrement pas dans le train-train ordinaire des braves gens. (p. 77-78)

On le voit : Lat-Sukabé, homme mûr et de bon sens, semble parfaitement convaincu de la séparation étanche entre le merveilleux et le réel, et c’est justement cette rassurante conviction qui va chanceler à cause du Passeur. Le soir de la première journée, il a en effet appelé Lat-Sukabé, comme il l’avait promis, mais il n’arrête pas d’étonner et en même temps d’indisposer son interlocuteur :

Il m’a demandé s’il était vrai que je voulais aller à Bilenty. « Bien sûr », ai-je-fait, sur un ton particulièrement sec. […] Ce monsieur commençait à m’exaspérer au plus haut point. Il a dit, comme pour s’excuser : « Je pose toujours cette question à ceux qui veulent aller à Bilenty ». (p. 95)

Pourquoi le Passeur insiste-t-il tellement sur la destination ? C’est ce que Lat-Sukabé (et le lecteur avec lui) n’arrive pas à comprendre ; et la suite du dialogue téléphonique, entre équivoques et malentendus, ne fait qu’accroître l’incompréhension et l’irritation du protagoniste, qui n’arrête pas d’insister sur le jour et l’heure du départ ; mais il ne reçoit qu’une réponse « à peine croyable » (p. 97) :

Pour vous répondre avec précision, monsieur Cissé, j’ai besoin de savoir si vous voulez vous rendre effectivement à Bilenty ou non. […] Si vous maintenez malgré tout votre décision de vous rendre à Bilenty, nous irons quand le fleuve le voudra (p. 97).

Puis, après avoir prononcé en passant, de façon inattendue, le nom de Khadidja, il fixe une rencontre pour deux jours plus tard. Comment ne pas comprendre Lat-Sukabé, qui est furieux contre « l’infernal individu » (p. 97) ? Cependant, le matin de la deuxième journée s’ouvre avec une rencontre apparemment fortuite entre les deux personnages, au moment où Lat-Sukabé, de plus en plus agressé par la fièvre, est à la recherche d’une pharmacie. L’aspect du Passeur est imposant, et même un peu redoutable :

Le Passeur est un peu voûté, mais cette particularité physique, loin d’en faire un être diminué et vulnérable, suggère au contraire une sorte de tension intérieure perpétuelle. On dirait un fauve prêt à bondir sur sa proie, ou un guetteur sur le point de lâcher le coup de feu mortel. […] Le Passeur s’exprime avec lenteur, en tirant sur sa cigarette, avec les yeux mi-clos, très attentif. Aucun détail ne lui échappe. (p. 103).

Il est évident que les rapports entre les deux personnages sont désormais renversés : Lat-Sukabé, homme d’affaires de la capitale, qui croyait « pouvoir impressionner le bonhomme […] réduit, pour nourrir sa famille, à faire passer les gens de l’autre côté du fleuve » (p. 104), éprouve maintenant « un affreux sentiment d’infériorité » (p. 104), sa confiance en lui-même est ébranlée, il se rend compte qu’il est « pratiquement à la merci du Passeur » (p. 104) et petit à petit, au fil de ses réflexions, il est contraint de reconnaître la supériorité de ce dernier, qui a tout l’air d’assumer la fonction de maître de l’initiation :

Je me sentais un peu dans la position du jeune homme turbulent à qui un aîné bienveillant conseille de ne pas faire des bêtises (p. 106).

Aussi ne peut-il pas s’empêcher de souligner le pouvoir incontestable et le mystère gênant qui entoure la figure et la réelle identité de son interlocuteur :

Il y a quelques semaines, je ne soupçonnais même pas l’existence d’un tel individu. Aujourd’hui, le Passeur se trouve au centre de mon existence. Je dois aller vers Khadidja et, s’il ne le veut pas, il me sera impossible de faire le moindre pas en avant. Je le dévore des yeux. Qui est-il donc, cet homme sans qui je ne pourrai jamais accéder à Khadidja ? Le Passeur a quelque chose d’indéfinissable. Il en impose en dépit de ses vêtements minables et de son physique grossier. […] Le Passeur est un être peu commun. Un de ces êtres qui ne se laissent pas duper par les apparences et qui se donnent toujours le temps, avec une patience infinie mais non sans passion, de comprendre le fond des phénomènes. (p. 104-105)

La continuation du colloque, fragmentaire et sibylline, ne fait qu’accroître l’énigme entourant le Passeur et la destination de Bilenty, surtout lorsqu’il affirme connaître très bien non seulement Khadidja mais aussi le Cavalier qui, dit-il, « tient le village de Bilenty et fait bonne garde autour de Khadidja. Aucune embarcation ne peut s’y rendre » (p. 107).

Étant donné que le Cavalier est censé n’être qu’un personnage fictif, inventé par Khadidja, Lat-Sukabé se convainc que le Passeur le prend pour un fou ; pourtant il le supplie de fixer la date du départ, à quoi le Passeur répond qu’avant « il s’agit de savoir qui de Khadidja ou du Cavalier est l’ombre de l’autre » (p. 108). Cette phrase apparemment insensée, qui efface la prétendue séparation entre réalité et merveilleux, d’une part met Lat-Sukabé hors de lui, mais d’autre part l’oblige – dans l’attente du nouveau rendez-vous confirmé pour le jour suivant – à rappeler à sa mémoire le conte du Cavalier et son ombre.

Le conte se fonde sur la dérivation d’un hypotexte antérieur19, à savoir le mythe de Wagadou (c’est-à-dire l’empire du Ghana de l’ethnie Soninké qui a dominé la région soudanaise aux ive-xie siècles). Le Bida, dieu totémique du royaume, est un serpent noir à sept têtes, qui exigeait chaque année le sacrifice de la plus belle vierge de la noblesse en échange de la prospérité assurée au pays. Un jour, le fiancé de la jeune fille désignée tue le dieu-serpent, qui en retour maudit le pays, en provoquant la chute de l’empire. Boubacar Boris Diop s’empare du mythe, tout en le pliant aux exigences de son roman : le royaume (imaginaire) est celui de Dapienga, la vierge prédestinée au sacrifice est la Princesse Siraa, le dieu-serpent devient Nkin’tri, le monstre du lac Tassele. Au Cavalier qui s’offre pour tuer le monstre, le Roi promet la main de sa fille, de laquelle le Cavalier espère « avoir un fils aussi brave que lui et il veut l’appeler Tunde [nom qui signifie “l’espoir”] » (p. 176). Mais après que le Cavalier a vaincu le monstre, le Roi n’est plus disposé à tenir sa parole ; il invente une opposition entre les « inexistantes ethnies20 » des Twis (la race méprisable à laquelle appartiendrait le Cavalier) et des Mwas (la race des élus, de lui-même donc et de la Princesse), et le mariage devient impossible. À partir de cette lâche trahison masquée d’irréductible opposition ethnique, les espaces et les temps du conte se dilatent et basculent : puisque les personnages mythiques ne meurent jamais, pendant des siècles et des siècles la malheureuse Princesse attend son Cavalier, et Tunde, « l’enfant à naître, lui donne la force de vivre » (p. 180) ; pendant des siècles et des siècles le Cavalier erre de bataille en bataille, toujours dans l’espoir de retrouver sa Princesse, jusqu’à échouer dans l’Afrique moderne. Il parvient à la fin au cœur des guerres ethniques qui ravagent l’ancien royaume de Dapienga (dans lequel le lecteur reconnaît la figuration du Rwanda et du génocide de 1994) ; il y retrouve Siraa, et tous les deux, désemparés, errent en essayant de saisir la raison des barbares luttes civiles, auxquelles ils ont eux-mêmes pris part sans trop bien les comprendre. Le vrai but que donnent à leur vagabondage le Cavalier et la Princesse est désormais la recherche de Tunde, de « celui qui maintient l’espoir intact » (p. 202), de « l’enfant qui refera l’unité du peuple de Dapienga » (p. 228). Cependant, au fil de leur pérégrination, d’autres rencontres jalonnent leur parcours, et ces différents personnages consentent à « dresser une vaste fresque historique de l’Afrique contemporaine21 ». Aussi, dans une figuration emblématique de certaines dictatures africaines, se trouvent-ils face à face avec le Roi de Dapienga, devenu Président de la République, un Président haï par le peuple, qui le croit en fuite à l’étranger après avoir attisé « la haine entre les communautés tant qu’il y trouva son compte » (p. 226), mais bien présent, au contraire, et capable de se dédoubler dans Maa Ndumbe, aimé par la foule qui ne reconnaît pas l’imposteur et se laisse charmer par ce nouveau candidat à la présidence. Ils se rendent ensuite chez Gormack, celui qui « a dirigé la lutte contre les forces étrangères » (p. 236), le « seul homme resté pur » (p. 236), vers qui d’ailleurs le Président même a dirigé le Cavalier et la Princesse comme étant peut-être le seul capable de dire où se trouve Tunde. Retiré depuis longtemps dans un village abandonné, très vieux désormais et presque aveugle, il attend sa mort « sans crainte ni amertume, ayant donné toute sa jeunesse à la libération de son pays » (p. 239), puis ayant assisté, dans l’écœurement et dans l’impuissance, à l’échec de « son œuvre foulée au pied de manière éhontée » (p. 239), à l’échec des Indépendances.

Le Cavalier et Siraa sont réconfortés par l’honnête transparence de Gormack et par son rêve d’un futur où les gouvernants seraient animés d’un idéal de pauvreté, d’honneur, d’humilité ; cependant, face à l’entêtement de ses visiteurs à vouloir trouver Tunde en chair et en os, sans comprendre qu’il ne peut être qu’un symbole, pour les détourner de leur recherche, il leur raconte ses dialogues avec le monstre Nkin’tri qui n’a pas disparu de ce monde : tout simplement, comme le Cavalier et la Princesse, il s’est considérablement transformé, car – ainsi qu’il arrive à tout personnage mythique – il est soumis à la ductilité et à la malléabilité propres à la reprise des mythes à des époques différentes22. Le lecteur avait déjà eu l’occasion de constater le changement de Nkin’tri que le Cavalier et la Princesse avaient rapidement revu pendant leurs pérégrinations. Si, dans la réécriture du mythe ancien, Nkin’tri n’était pas décrit, mais seulement présenté comme « le monstre du lac Tassele [qui] exige en sacrifice, chaque année, une des filles du Roi de Dapienga » (p. 170), auquel le Cavalier, après un long combat, avait tranché la tête, au moment de leur rencontre dans les temps modernes, un système de rapports tout différents s’instaure entre eux, des rapports affectueux de part et d’autre, et il prend le loisir de leur donner, de « sa voix bizarre » (p. 207), en « ouvrant sa gueule dépourvue de dents » (p. 207), sa version du mythe et des graves conséquences de sa propre mort :

Le monstre Nkin’tri […] n’était plus le même. Sa voix était celle d’un vieillard bougon et affectueux et ses gestes très lents. […] « Tundé n’est pas né – dit-il au Cavalier  – parce que tu as jadis empêché mes noces avec sa mère. […] tu faisais de grandes phrases qui affolaient le cœur des princesses et tu prétendais combattre le mal… Que sais-tu donc du mal ? Hélas, dès le lendemain de ma mort, le Roi de Dapienga m’a remplacé par un autre monstre, imaginaire et bien plus dangereux, le Twi […]. Pour sauver la Princesse Siraa, tu as conduit cette nation à sa perte. » (p. 205-206)

Puis, en s’adressant à la Princesse, il poursuit :

« Crois-moi, ma fille, je n’ai jamais éprouvé du plaisir à dévorer les Princesses de Dapienga. […] ce prétendu festin ne valait pas certaines espèces de poisson du lac Tassele, soit dit sans vouloir te vexer. Il fallait en passer par là, pour la tranquillité du royaume. […] Parmi les nations de la terre, il s’agit toujours de trouver un moyen d’éloigner les épidémies et la famine, le temps de se tenir debout et de voir plus clair et plus loin. […] Un roi sans caractère et un jeune guerrier vaniteux ont conduit Dapienga à la division et à la servitude. M’avez-vous bien compris, tous les deux ? » (p. 208)

Malgré les torsions parodiques du mythe et le raisonnement assez cryptique du monstre, il s’agit d’un discours très sérieux et il n’est pas étonnant que, dans ses rencontres avec Gormack, quand celui-ci combattait contre les étrangers, Nkin’tri soit revenu sur les mêmes idées ; il voulait le convaincre de lui rendre « son poste dans le lac Tassele » (p. 259), en lui proposant une sorte de renaissance du mythe, à savoir « un peuple fort mais qui verse son sang une fois l’an » (p. 259). Et le monstre admonestait ainsi Gormack :

Un peuple qui ne donne pas un nom et un visage à ses démons perd toute sa force. Tu vaincras les étrangers mais cela ne servira à rien, tu seras vaincu par tes rêves insensés, car tu es de ces naïfs qui croient au règne de l’Amour parmi les nations de la terre. (p. 259)

« Son obsession – poursuit Gormak en racontant ces rencontres au Cavalier et à la Princesse Ò– était de faire converger notre part nocturne vers le lac Tassele, afin qu’elle n’explose pas en tueries désordonnées » (p. 259). Instaurant une étonnante « comparaison implicite […] entre Nkin’tri et le Christ »23, le monstre – dit-il – était prêt à « se charger de nos pleurs et de nos péchés » (p. 259) ; mais Gormak refuse l’offre du monstre et, pour éclairer les raisons de son refus, il expose sa vision du monde, qui n’est guère éloignée de celle du réalisme et du bon sens que Lat-Sukabé avait faite sienne :

Mon avis est qu’il faut séparer le jour et la nuit, vivre dans un univers clair et cohérent, tracer une ligne nette entre les morts et les vivants, entre l’ici et l’ailleurs, se méfier des enflures et des labyrinthes et ne pas vider les mots de leur sens à force d’incantations. (p. 259)

Si je me suis longuement arrêtée sur le personnage du monstre, c’est à cause d’une phrase de celui-ci, que Gormak cite à ses deux interlocuteurs : « Il disait toujours : “Moi, Nkin’tri, je ne suis qu’un modeste Passeur, celui qui relie les Morts et les Vivants et je suis prêt à me dévouer” » (p. 259) : c’est cette phrase qui (par le mécanisme incontournable de la lecture rétroactive) éclaire tout d’un coup les mystères et les énigmes qui entouraient le personnage du Passeur, en permettant au lecteur de comprendre la fin du conte et les événements de la troisième journée. En effet, dans la suite du conte, le Cavalier et Siraa ne renoncent pas à leur quête ; ils n’ont « jamais perdu l’espoir, car tel était justement le nom de Tunde » (p. 264). Ainsi, après avoir assisté avec une profonde mélancolie au retour dans le pays « des troupes étrangères venues rebâtir leur empire » (p. 261) (allusion aux différents enjeux du néo-colonialisme, toujours très actif) et à l’élection à la présidence de Maa Ndumbe l’imposteur (personnifiant les présidents-pantins asservis aux puissances étrangères), ils décident de se retirer à Bilenty pour « donner à la colline le visage de Tunde » (p. 264).

Pour aller à Bilenty, le Cavalier et la Princesse doivent s’arrêter (mise en abyme vertigineuse) dans la ville où se trouve Lat-Sukabé (avatar, on le comprend désormais, de la capitale du royaume de Dapienga) et attendre la pirogue qui les conduira sur l’autre rive. Le monstre Nkin’tri, qui leur avoue « qu’il allait vivre désormais, sous un visage d’emprunt, parmi les descendants de Dapienga pour mieux les comprendre » (p. 264) est leur Passeur et il les dépose à Bilenty. Mais, puisque le conte du Cavalier et son ombre (raconté par Khadidja à son auditeur invisible) nous est raconté, à nous lecteurs, par Lat-Sukabé même, ne savait-il donc pas, avant son arrivée, que le Passeur n’était autre que le monstre Nkin’tri du mythe, celui qui « relie les Morts et les Vivants » (p. 259) ? Il avait sans doute tout oublié, mais l’examen de sa propre vie, de sa relation avec Khadidja, de l’étrange travail de celle-ci, de sa progressive identification à la Princesse Siraa, de sa mystérieuse disparition à Bilenty, fonctionne comme une sorte de retour du refoulé, comme si – pour être prêt à traverser le fleuve – il fallait que Lat-Sukabé reconnaisse l’identité du Passeur et sa propre identité, celle du Cavalier, à la place de l’ombre-auditeur, que Khadidja même, en terminant son conte, avait fini par confondre avec le Cavalier de l’ancien mythe…

Désormais la troisième journée peut commencer, car Lat-Sukabé est prêt à la dernière rencontre avec le Passeur, son maître d’initiation le soumettant pour la dernière fois au choix ultime de son existence : revenir paisiblement à la banalité de sa réalité quotidienne de représentant commercial ou bien renoncer à tout, renoncer à la vie, rejoindre Khadidja et se consacrer avec elle à la résurrection de Tunde (à la résurrection de l’espoir), pour redonner « à [leur] peuple le goût de la liberté » (p. 272). Le Passeur ne manque pas de le mettre en garde : « Tu dois renoncer à ce voyage. […] l’endroit où se trouve Khadidja ne s’appelle pas Bilenty » (p. 283-284), lui dit-il, et ensuite : « Va reprendre ton magasin de jouets thaïlandais. Khadidja n’est pas belle à voir. Tu vivras le reste de tes jours dans la tristesse » (p. 290) ; enfin, encore plus clairement : « L’endroit où tu veux que je t’emmène n’existe pas » (p. 296). Mais Lat-Sukabé, qui par ailleurs est très malade (« J’ai le corps brûlant […] ravagé par la fièvre », p. 270-271) et se sent menacé par la folie, comme Khadidja autrefois (« Je suis en train de perdre la tête, c’est clair. Depuis hier, je délire », p. 272), ne peut et ne veut pas revenir en arrière : « Il s’agit d’aller trouver Khadidja à Bilenty et, quoiqu’il ait pu lui arriver, de rester à ses côtés » (p. 283) ; « j’irai à Bilenty – dit-il encore – […] je veux aller là où elle est. Peu m’importe comment s’appelle ce lieu » (p. 288).

Ainsi tout est prêt pour la scène finale, qui laisse l’œuvre ouverte sur l’incertitude (Jean Sob parle d’une « fin indéterminée et arbitraire »24) : une fois monté dans la pirogue, Lat-Sukabé voit que le Passeur/Nkin’tri a laissé tomber son visage d’emprunt pour assumer « les traits d’un démon grimaçant » (p. 296), bien semblable à Charon, le passeur des Enfers de la mythologie grecque, qui se tenait aux portes d’Hadès et avait pour rôle de faire traverser le fleuve Achéron aux ombres des défunts. « Caron dimonio, con occhi di bragia » (Charon démon aux yeux de braise), ainsi le définit Dante au v. 109 du troisième chant de l’Enfer, dans la Divine Comédie, mais Boubacar Boris Diop tient à souligner que :

Cette référence est plus universelle qu’occidentale. Elle existe également chez nous cette vision d’une personne qui se tient aux portes des Enfers. Cela vaut autant de l’Islam que de la culture proprement africaine. Je voulais suggérer cette idée que Khadidja se trouve peut-être en Enfer25.

Cependant, les dernières pages du roman nous invitent à quelques considérations conclusives sur cette œuvre et sur la vision du monde de Boubacar Boris Diop.

La première concerne le lien étroit qui s’établit entre le mythe et la réalité contemporaine : en effet, au moment de commencer son dernier voyage, ce n’est pas le fleuve Achéron que Lat-Sukabé va traverser, mais le lac Tassele, qui est dans le roman le lieu symbolique d’où le génocide rwandais a pris son essor. « La pirogue nous attend sur la berge du lac Tassele » (p. 297) dit le Passeur, et la phrase finale de l’œuvre est l’image d’une pirogue glissant sur le lac Tassele transportant un Lat-Sukabé en Cavalier mélancolique :

Pendant que la pirogue glisse lentement vers Bilenty, je contemple, songeur, les eaux du Tassele (p. 296).

C’est dire que les événements et les sentiments personnels – si graves soient-ils, comme pour Khadidja et Lat-Sukabé, confrontés à l’amour, à la folie, à la mort – ne peuvent en aucune manière faire abstraction du contexte social et collectif, qui au contraire les marque au fer rouge, jusqu’à en déterminer les destins.

Mais – et il s’agit de la deuxième notation qui surgit à la conclusion du roman – pour essayer de lire et de comprendre sa propre époque, on ne peut qu’avoir recours à son bagage culturel et s’en servir au prix de retournements, de distorsions, d’adaptations : c’est ce que font Khadidja et Lat-Sukabé avec l’ancien mythe du Wagadou, dont la malléabilité leur permet de participer activement à une réalité autrement incompréhensible, terrifiante et insupportable, et de trouver en même temps le moyen de concilier à tout prix le désespoir et l’espérance, jusqu’à l’acceptation sereine de la mort.

Cependant, ce qui frappe le plus dans l’adaptation du mythe à la réalité africaine contemporaine qu’élabore Boubacar Boris Diop, est la subversion des mythèmes de l’enfer et du démon, dont témoignent d’une part le rêve de Bilenty et d’autre part les étonnantes métamorphoses de l’avatar démoniaque qu’est Nkin’tri. Conçu au départ (c’est-à-dire dans la variation de l’ancien mythe offerte par le roman) comme un monstre aquatique dévorateur de vierges (et aussi des « plus vaillants guerriers », p. 173), comme « un monstre assoiffé de sang » (p. 257) qu’il faut combattre et tuer pour effacer du monde l’emblème du mal, au fil des événements historiques qui frappent les terres et les hommes de l’ancien royaume, il apparaît aux yeux mêmes du Cavalier, son tueur, sous une lumière bien différente :

En dévorant les filles du Roi, – reconnaît-il – le monstre Nkin’tri sauvait […] Dapienga de la pureté. Le mal avait un nom et un visage, il était dans les eaux du lac Tassele. La mort de Nkin’tri nous a rendus innocents et incapables de défendre nos terres dans un monde sans pitié pour les faibles. (p. 258)

C’est ce que le monstre lui-même s’acharne à expliquer au Cavalier, à la Princesse, à l’ancien combattant Gormak, jusqu’à se rendre disponible à la fonction christique de rédemption de son peuple, en se chargeant de ses peurs et de ses péchés. De même, après avoir assumé son identité de Passeur, tout en gardant – de par sa nature démoniaque – un caractère ambigu et redoutable, il dirige et suit patiemment l’initiation de Lat-Sukabé, en l’aidant à la lourde tâche du retour du refoulé, puis en le soumettant à l’épreuve d’un éventuel renoncement à son voyage dangereux pour revenir à la banalité de sa vie quotidienne (« tu dois renoncer à ce voyage », lui dit-il de sa voix « lente et profonde », p. 283) et en le guidant petit à petit, avec sa voix « pleine d’amitié et de sagesse » (p. 290) à la prise de conscience que le seul moyen pour se réunir à Khadidja est d’accepter sa propre mort (jamais nommée pourtant, mais laissée à l’intuition du personnage et du lecteur) pour rejoindre la femme aimée en Enfer, jamais nommé non plus, et soumis aux mêmes métamorphoses éblouissantes du diabolique Passeur.

Certes, nous ne saurons pas si Lat-Sukabé arrivera vraiment à Bilenty ni quelle est au juste la configuration de l’endroit infernal ; mais l’un des derniers discours du Passeur laisse entrevoir un lieu de paix, où construire « la fable à venir » (p. 272), c’est-à-dire où Khadidja la Princesse et Lat-Sukabé le Cavalier pourront se consacrer à la construction du nouveau mythe de Tunde (l’enfant qui n’est pas encore né, et dont le nom – ne l’oublions pas – signifie l’espoir). Voici les paroles du Passeur :

Khadidja est au pied de la colline, en compagnie de l’ombre. Ou plutôt elle ne sait pas très bien. Elle guette du coin de l’œil la venue du Cavalier, même si parfois elle prétend qu’ils sont ensemble, occupés à donner à la colline le visage de Tunde. C’est peut-être toi qui l’aideras dans sa tâche. Khadidja veut arracher de la pierre les éclats précieux de la fable à venir : la résurrection de Tunde. (p. 272)

Ainsi Boubacar Boris Diop, en subvertissant la perception habituelle de l’Enfer comme l’endroit de la damnation éternelle et celle du diable comme la personnification du Mal absolu, nous laisse imaginer l’Enfer comme l’endroit d’une paix enfin retrouvée, comme la contrée où rejoindre peut-être, avec l’aide charitable du diable, la femme aimée et perdue, pour cultiver l’espoir de sauver l’humanité. En effet, telle est, selon Boubacar Boris Diop, la vraie fonction des mythes : celle de sauver les sociétés humaines du désarroi et des horreurs dont les hommes sont capables, comme le monstre Nkin’tri n’arrête pas de répéter. Certes, Boubacar Boris Diop considère les mythes comme des fables, et des fables qui ne sont pas exemptes de dangers ; c’est ce qu’affirme clairement le commissaire Malick Dia, alter ego de l’auteur dans le roman Les Traces de la meute. Pourtant il considère que les mythes sont nécessaires à toutes les époques de l’histoire humaine :

Il ne croyait pas un mot de ces récits pour enfants. Mais il avait vécu assez longtemps pour savoir que sans le secours de ces récits pour enfants toutes les sociétés humaines seraient en grand désarroi. L’important à son avis c’était moins une introuvable vérité que ce qu’on décidait d’admettre comme telle afin de faire tenir l’édifice, quitte ensuite, pour garder intacte l’hallucination, à exterminer des peuples entiers. Il ne pouvait imaginer sans effroi une société humaine fondée sur la pure raison. Il lui paraissait bien plus raisonnable de donner, pendant la dérisoire traversée du fleuve, tout le pouvoir au rêve et à la fantaisie, car le rêve et la fantaisie coûtaient, en définitive, moins de larmes et de sang26.

Cette méditation du commissaire Dia affirmant en même temps l’irréalité et le pouvoir des mythes, constitue – me semble-t-il – la clé de voûte pour comprendre le recours constant de Boubacar Boris Diop au patrimoine mythique, ainsi que le retournement et les subversions qu’il opère dans ses romans, et dans Le Cavalier et son ombre en particulier, pour interpréter et raconter notre époque et nos sociétés tourmentées par les larmes et le sang.

1 Alain Montandon, « Avant-propos » à Mythes de la décadence, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 9.

2 Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne, « Préface » à Des mondes et des langues. L’écriture de Boubacar Boris Diop, Nasrin Qader et Souleyman

3 Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, Paris, Philippe Rey, 2007.

4 Boubacar Boris Diop, Le Temps de Tamango (1981), Paris, Le Serpent à plumes, 2002.

5 Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire (1987), Paris, L’Harmattan, 1990.

6 Boubacar Boris Diop, Les Traces de la meute, Paris, L’Harmattan, 1993.

7 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997, puis Paris, Philippe Rey, 2009.

8 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000 et Paris, Zulma, 2011.

9 Boubacar Boris Diop, « Le français n’est pas mon destin », Africultures, n. 57, octobre-décembre 2003, p. 109.

10 Boubacar Boris Dop, Doomi golo, Dakar, Papyrus Afrique, 2003.

11 Boubacar Boris Diop, Les petits de la guenon, Paris, Philippe Rey, 2009.

12 Boubacar Boris Diop, Kaveena, Paris, Philippe Rey, 2006.

13 Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne, « Préface » à Des mondes et des langues. L’écriture de Boubacar Boris Diop, Nasrin Qader et Souleyman

14 Ibidem.

15 Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire, op. cit., p. 90-91.

16 Catherine Mazauric, Opération Rwanda. Écrire par devoir de mémoire : à quoi bon des poètes ? Communication lors de la journée d’étude Violences

17 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997, p. 11. Toutes les citations étant tirées de cette édition, j’en signalerai la

18 Jean Sob, L’impératif romanesque de Boubacar Boris Diop, Ivry-sur-Seine, Éditions A3, 2007, p. 16.

19 Ibid., p. 37.

20 Maria Benedetta Collini, « Quand le Mythe s’installe au cœur du Réel : Le Cavalier et son ombre », in Boubacar Boris Diop, Interculturel

21 Jean Sob, op. cit., p. 121.

22 Alain Montandon, op. cit., p. 7.

23 Maria Benedetta Collini, art. cit., p. 218.

24 Jean Sob, op. cit., p. 16.

25 Éloise Brezault, À l’occasion de la sortie du dernier livre de B. B. Diop : ‘Murambi, le livre des ossements’, entretien avec Boubacar Boris Diop

26 Boubacar Boris Diop, Les Traces de la meute, op. cit., p. 81.

Notes

1 Alain Montandon, « Avant-propos » à Mythes de la décadence, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 9.

2 Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne, « Préface » à Des mondes et des langues. L’écriture de Boubacar Boris Diop, Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne (dir.), Paris, Présence africaine, 2014, p. 7.

3 Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, Paris, Philippe Rey, 2007.

4 Boubacar Boris Diop, Le Temps de Tamango (1981), Paris, Le Serpent à plumes, 2002.

5 Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire (1987), Paris, L’Harmattan, 1990.

6 Boubacar Boris Diop, Les Traces de la meute, Paris, L’Harmattan, 1993.

7 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997, puis Paris, Philippe Rey, 2009.

8 Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Paris, Stock, 2000 et Paris, Zulma, 2011.

9 Boubacar Boris Diop, « Le français n’est pas mon destin », Africultures, n. 57, octobre-décembre 2003, p. 109.

10 Boubacar Boris Dop, Doomi golo, Dakar, Papyrus Afrique, 2003.

11 Boubacar Boris Diop, Les petits de la guenon, Paris, Philippe Rey, 2009.

12 Boubacar Boris Diop, Kaveena, Paris, Philippe Rey, 2006.

13 Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne, « Préface » à Des mondes et des langues. L’écriture de Boubacar Boris Diop, Nasrin Qader et Souleyman Bachir Diagne (dir.), op. cit., p. 9.

14 Ibidem.

15 Boubacar Boris Diop, Les Tambours de la mémoire, op. cit., p. 90-91.

16 Catherine Mazauric, Opération Rwanda. Écrire par devoir de mémoire : à quoi bon des poètes ? Communication lors de la journée d’étude Violences, conflits et crises en Afrique subsaharienne, Université Toulouse II Le Mirail, Réseau Afrique, mai 2002, p. 10.

17 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre, Paris, Stock, 1997, p. 11. Toutes les citations étant tirées de cette édition, j’en signalerai la page dans le texte, entre parenthèses.

18 Jean Sob, L’impératif romanesque de Boubacar Boris Diop, Ivry-sur-Seine, Éditions A3, 2007, p. 16.

19 Ibid., p. 37.

20 Maria Benedetta Collini, « Quand le Mythe s’installe au cœur du Réel : Le Cavalier et son ombre », in Boubacar Boris Diop, Interculturel francophonies, Liana Nissim (dir.), Lecce, Alliance française de Lecce, 2010, p. 205.

21 Jean Sob, op. cit., p. 121.

22 Alain Montandon, op. cit., p. 7.

23 Maria Benedetta Collini, art. cit., p. 218.

24 Jean Sob, op. cit., p. 16.

25 Éloise Brezault, À l’occasion de la sortie du dernier livre de B. B. Diop : ‘Murambi, le livre des ossements’, entretien avec Boubacar Boris Diop, Paris, le 3 avril 2000 [En ligne] URL : http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=2577. Voir aussi Maria Benedetta Collini, art. cit., p. 219.

26 Boubacar Boris Diop, Les Traces de la meute, op. cit., p. 81.

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Référence électronique

Liana NISSIM, « Variations, retournements, inversions mythiques », Sociopoétiques [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 05 novembre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=574

Auteur

Liana NISSIM

Università degli Studi di Milano

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