Elina Absalyamova et Valérie Stiénon (dir.), Les voix du lecteur dans la presse française du xixe siècle,

Limoges, PULIM, 2018, 360 p.

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Elina Absalyamova et Valérie Stiénon (dir.), Les voix du lecteur dans la presse française du xixe siècle, Limoges, PULIM, 2018, 360 p.

Texte

Cet ouvrage propose une réflexion collective sur un aspect de la communication médiatique, celui de la présence des voix des lecteurs, authentiques ou inventées, dans les périodiques au xixe siècle. À une époque où la presse s’invente, se diversifie et se développe, on assiste à une réorganisation des lectorats comme à une diversification des genres d’écriture à partir de l’épistolaire, de la causerie, de la chronique qui offrent une place au lecteur et/ou à la lectrice.

Il était très intéressant et judicieux d’examiner les voix du lecteur apparaissant sous diverses formes (témoignages, conseils, plaintes, jugements, prises de position, réponses). Cette complexité des « voies » du lecteur participe d’un espace dialogique « dans lequel les contributeurs se répondent tout en interagissant avec une figure plus ou moins concrète ou fantasmée de destinataire ». C’est ce qui retient plus spécifiquement l’attention du sociopoéticien, car l’horizon d’attente des rédacteurs implique une sociologie de leur lectorat, et ici, la place donnée (ou refusée) à l’intervention des lecteurs permet d’affiner la représentation des lectorats de certaines presses. Intervention qui prend divers aspects, formes et statuts qui sont précisément l’objet de l’enquête de ce livre.

L’étude des réactions des lecteurs n’est pas aisée et il « reste à savoir si ces voix percent jusqu’aux pages du journal, et la question est d’autant plus difficile qu’une forme de circularité entre les producteurs du périodique et la fabrique de leurs récepteurs en journal semble inévitable, tant elle est structurante de la relation médiatique » (p. 10). On peut distinguer plusieurs niveaux, le premier consistant dans les archives des journaux où subsisteraient des lettres envoyées et non publiées, le second consiste dans des lettres envoyées qui peuvent être authentiques et citées telles quelles, le troisième est la réécriture de la voix du lecteur, sa mise en forme plus ou moins fidèle et la quatrième est l’invention d’adresses fictives d’un lecteur créé de toute pièce par le rédacteur du journal. Ces deux derniers cas sont largement développés et analysés à travers de nombreux exemples.

La démarche est fort bien venue et l’étude sociologique cherche à retracer les profils et les parcours des lecteurs réels par l’examen des listes de souscripteur, les circuits de distribution (lectures collectives, registres d’abonnement) et les modalités de fonctionnement des équipes rédactionnelles.

Ainsi qu’il est rappelé « la forme-journal porte en elle-même sa propre représentation et l’imaginaire de sa réception » et le contenu lui-même participe de la représentation des mentalités, la manière dont le média est perçu et imaginé. À cet égard, les illustrations, images, caricatures témoignent amplement des représentations des lecteurs quant au média. On ne peut d’ailleurs que se féliciter des très nombreuses illustrations et documents iconographiques qui enrichissent considérablement l’ouvrage.

L’un des aspects singuliers est l’étude de la petite presse qui échappant au cautionnement et au timbre a une plus grande liberté et une connivence plus accentuée avec ses lecteurs, et tout particulièrement la presse satirique (le Charivari, la Caricature, Le Tintamarre, Le Chat noir, L’Hydropathe).

L’importance des valeurs économiques n’est pas négligée, car la voix des lecteurs a une force commerciale qu’il convient de relever, aussi la place qui lui est accordée peut aller jusqu’à transformer le lecteur en auteur, en lui ouvrant les colonnes du journal, ou en le faisant participer en l’impliquant dans une enquête, comme ce fut le cas avec l’affaire Troppmann qui éclate en 1869, fait divers qui contribue au succès du Petit Journal. D’autre part « La publicité révélatrice de l’influence des lecteurs sur les stratégies éditoriales et économiques des petites revues. Le cas de La Plume (1889-1899) » montre l’importance des voix de lecteurs-consommateurs qui contraignent le journal à participer à la sphère commerciale. La lecture des pages publicitaires permet de préciser l’identité d’un lectorat et sa composition sociale.

L’ouvrage se divise en trois parties : « Émergence et continuité des lectorats », « Vedettes et lecteurs » et « (Re)définitions et fonctions du médiatique ». La première partie offre le contraste entre la persistance d’anciens modèles élitaires et l’apparition de nouveaux lecteurs que sont les ouvriers, les femmes et les enfants. Une analyse très intéressante est faite d’Ariel, journal du monde élégant, fondé par Charles Lassailly et Théophile Gautier en 1836 et qui ne connut qu’une vingtaine de numéros. Destiné à un public fashionable, il fait le portrait d’un lecteur dilettante, intéressé par les publicités pour des produits de luxe (l’assortiment de vins du caviste Lafleur ; le sirop et le punch des Bayadères ; le « chocolat adoucissant au lait d’amande, dit rafraîchissant »), par les critiques littéraires et les événements mondains (rencontres hippiques, bal, etc.). Projection des ambitions esthétiques de la rédaction sous le signe de « l’art pour l’art » dénonçant l’indifférence de la « foule », le journal militant pour le romantisme tient par souci de distinction le lecteur à distance1.

La voix des ouvriers dans Les Mystères de Paris est un cas exemplaire de vedettisation de l’auteur (Eugène Sue) par le dialogue avec ses lecteurs. Mais le dispositif de participation effective des voix ouvrières est verrouillé par le rédacteur du roman-feuilleton « parce qu’il s’inscrit dans l’idéologie philanthropique qui conçoit le rapport au peuple comme une forme de tutelle par l’élite ».

Ce verrouillage des voix est également flagrant dans les organes de la presse féminine où la plupart des écrits sont le fait d’hommes dont certains empruntent des noms féminins, ainsi qu’il est démontré avec Le Papillon et Le Conseiller des femmes publiés à Lyon. Le peu de succès de ces publications viendrait selon Léon Boitel « en grande partie de l’incapacité du journal à véritablement donner un espace d’expression à ses lectrices ». Il en est de même avec la presse pour la jeunesse qui ne cesse de s’affermir tout au long du siècle pour un nouveau lectorat auquel la parole n’est guère donnée et auquel on s’adresse avec autorité (Journal des jeunes personnes). La réciprocité est illusoire et fictionnelle, même si L’Image entreprend de répondre personnellement aux questions envoyées par ses abonnés. L’enfant réel n’est pas pris comme un sujet véritable ayant son mot à dire.

De fait la voix du lecteur est relayée par les auteurs, telle George Sand appelée Blaise Bonnin qui se veut la voix des paysans ou encore Alphonse Daudet qui publie dans L’Événement les Lettres de mon moulin dans un dialogue à une voix !

Léo Lespès, alias Timothée Trimm a choisi dès 1863 dans Le Petit Journal la forme du dialogue en créant un courrier des lecteurs (« Réponses à plusieurs demandes » ; « Ce que le facteur m’a apporté » ; « La boîte à lettres d’avril » ; « Les lettres de la quinzaine » ; « Réponses à ceux qui m’ont écrit »). Les lettres adressées ne sont pas publiées comme telles, mais le chroniqueur en fait état pour y répondre dans une mise en scène polyphonique où se croise tout un concert de voix. L’auteur de l’article s’interroge sur l’authenticité de certaines lettres et fait l’hypothèse d’un lissage, d’une uniformisation voire d’une réécriture des lettres. Ce qui nous amène à l’article suivant : « Lecteurs truqués : sur la fabrique médiatique du lectorat au xixe siècle ». Valérie Stiénon aborde la fabrication des voix du lecteur sous l’angle de la construction médiatique des discours. Entre l’époque de la gazette largement configurée par le modèle épistolaire et celle de la culture participative émergente (jeux, concours, courrier du cœur) qui se situent aux deux extrémités du xixe siècle, elle constate des emplois souvent ambigus et protéiformes des paroles attribuées aux lecteurs : « La fabrique du pseudo-discours lectorial se réalise dans une tension entre la nécessité de faire exister des retours externes au journal pour rapporter des données sur le monde et le besoin de filtrer les messages reçus pour les inscrire dans le projet éditorial du périodique […]. Faux profils, détournements ludiques de la lettre, rubriques convenues, individualisation artificielle d’une catégorie de destinataires, confusion entre les récepteurs et l’équipe de rédaction sont autant de cas fréquents. » Le courrier du cœur est un exemple frappant d’un espace discursif des lecteurs détourné par la rédaction.

L’étude de l’interface complexe entre l’enquête sociologique (qui permet aussi de connaître le lecteur avec ses lieux de lecture que sont le café, le train, ses priorités avec l’actualité d’abord et les Variété à la fin) et la poétique du médium, se conclut sur le relatif échec des tentatives menées par les périodiques au XIXe siècle pour laisser véritablement s’exprimer les nouvelles catégories de lecteurs, tout en notant une évolution vers un rôle plus dynamique concédé par le pouvoir socio-économique du lecteur. On voit tout l’intérêt que de telles analyses peuvent offrir pour l’étude des représentations sociales tant des rédacteurs que des lecteurs.

1 On remercie l’auteur de donner en annexe la table des numéros.

Notes

1 On remercie l’auteur de donner en annexe la table des numéros.

Citer cet article

Référence électronique

Alain MONTANDON, « Elina Absalyamova et Valérie Stiénon (dir.), Les voix du lecteur dans la presse française du xixe siècle, », Sociopoétiques [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 12 juin 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=206

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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