Introduction

Texte

Il est frappant de voir le vêtement devenu dans ces dernières années un sujet d’analyse universitaire particulièrement redondant. Nous en sommes il est vrai partie prenante avec les deux colloques organisés au Centre National du Costume de Scène (le CNCS de Moulins)1, un dictionnaire du dandysme2, mais aussi on le voit dans diverses publications comme le premier numéro de la revue roumaine Meridian Critic3 ou encore l’ouvrage de Virginie Geisler, Victor Hugo, chiffonnier de la littérature. « Je ne sais pas écrire avec une épingle4 » ou les trois volumes dédiés à Liana Nissim dont nous faisons plus loin le compte rendu par exemple5. C’est que la littérature est d’emblée inscrite dans le vêtement.

La littérature a donc à voir avec le vêtement, et même plus généralement avec ce qui l’accompagne, avec la toilette, la coiffure, le maquillage et les bijoux, « le fard » et les « parures6 ». On ne se prive pas d’ailleurs d’habiller un roman (à l’antique, de manière réaliste ou de manière plaisante). Métaphoriquement, la littérature peut aussi être présentée comme l’habit de la philosophie morale par les partisans de la moralité des Belles Lettres. Pour Bouhours, employer de vieux mots, c’est « porter des habits qui ne sont plus à la mode7 » et le vieux mot n’est autre qu’un vêtement usé et dont on s’est lassé pour un Callières, dans Des Mots à la mode et des nouvelles façons de parler.

Les métaphores vestimentaires remplacent souvent le mot désignant une chose obscène ou érotique. Enfiler son aiguille signifie « faire bien ses affaires auprès de quelqu’un » ; courir l’aiguillette, quand l’aiguillette désigne le lacet attachant les chausses au pourpoint, signifie avoir des aventures galantes. Edme Boursault a fait une plaisante comédie avec Les Mots à la mode en 1694 dans laquelle il joue des quiproquos et des malentendus provenant de l’ambiguïté et du caractère équivoque de la mode dont le langage technique trahit de fait l’érotisme latent de la chose. Les termes employés pour désigner les agréments du costume féminin peuvent en effet être pris à double sens. Ainsi le mari qui découvre le livre de comptes de sa femme est-il scandalisé par le Tâtez-y, le Boute-en-train, la gourgandine tant en raison du coût de la chose que par le sens trouble qui s’y rattache. La liste des achats inscrits dans le Mémoire de la dépense que j’ai fait en galanterie de Mme Josse révèle la culebute avec un Mousquetaire, un Boute-en-train et un Tâtez-y, des Engageantes, des Laisse-tout-faire, la Gourgandine et l’Innocente. Dans le théâtre de Labiche les accessoires et les vêtements sont aussi la source de quiproquos. Sans parler du célèbre Chapeau de paille d’Italie, on pourra penser par exemple à Un bal en robe de chambre, La Femme qui perd ses jarretières, En manche de chemises, L’Avare en gants jaunes, etc. L’accessoire de mode devient la cause d’un malentendu provoquant une suite d’équivoques comiques tout en en théâtralisant l’érotisme latent. La mode comme critère d’affirmation de soi et de distinction a été longuement étudiée par les sociologues. Edmond Goblot, dans La Barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (Paris, Félix Alcan, 1925), lui consacre le quatrième chapitre de son ouvrage. Selon lui la distinction concerne tout ce qui est perceptible du dehors dans le costume de la personne. Parmi les différentes fonctions du vêtement (hygiénique, pudique, esthétique) le caractère distinctif est particulièrement important :

Il est le signe extérieur, aisément saisissable, des fonctions, des rangs et des classes. Il efface des inégalités individuelles ; il crée ou consacre et manifeste des égalités et des inégalités sociales […]. Nous nous habillons surtout pour faire savoir qui nous sommes.

La mode est d’ailleurs perçue comme une contrainte sociale extérieure qui condamne l’individu à se soumettre au jugement d’autrui au risque de tomber dans la confusion ou le ridicule8.

Après avoir étudié sous l’angle sociopoétique les fonctions du vêtement dans la littérature française plus particulièrement à l’âge classique et au xixe siècle, la présente revue élargit le champ des explorations en commençant par le Moyen Âge pour aller jusqu’à l’époque contemporaine9 pour explorer les spécificités historiques et socioculturelles dans l’appréhension et les représentations du costume et considérer l’apport des écrivains à cette sociopoétique du vêtement. Aussi avons-nous pu privilégier ici dans leur diversité quelques perspectives originales.

1 Alain Montandon (dir.), Tissus et vêtements chez les écrivains au xixe siècle. Sociopoétique du textile, Paris, Honoré Champion, 2015, 484 p. ;

2 Alain Montandon (dir.), Dictionnaire du dandysme, Paris, Honoré Champion, 2016, 728 p.

3 Meridian Critic. The Discourse of Clothing, vol. 24, n° 1, 2015.

4 Virginie Geisler, Victor Hugo, chiffonnier de la littérature. « Je ne sais pas écrire avec une épingle », Paris, Honoré Champion, 2014, 592 p.

5 Marco Modenesi, Maria Benedetta Collini, Francesca Paraboschi (éd.), La Grâce de montrer son âme dans le vêtement, , Milan, Ledizioni, 3 vol., 2015

6 Voir à ce sujet Carol Rifelj, Coiffures. La Chevelure dans la littérature et la culture françaises du dix-neuvième siècle, Paris, Honoré Champion

7 Dominique Bouhours, Doutes sur la langue française, G. Dotoli (éd.), Fasano/Paris, Schena/Didier Érudition, 1998, p. 226.

8 Voir à ce sujet Alain Montandon, « Sociopoétique de la mode », Meridian Critic, op. cit., p. 9-10 et SocioPoética, Universidade Estadual da Paraíba

9 Outre les romanciers évoqués ici, il en est bien d’autres qui ont pu être étudiés sous un angle sociopoétique, par exemple Michel Houellebecq par

Notes

1 Alain Montandon (dir.), Tissus et vêtements chez les écrivains au xixe siècle. Sociopoétique du textile, Paris, Honoré Champion, 2015, 484 p. ; Carine Barbafieri et Alain Montandon (dir.), Sociopoétique du textile à l’âge classique. Du vêtement et de sa représentation à la poétique du texte, Paris, Hermann, 2015, 486 p.

2 Alain Montandon (dir.), Dictionnaire du dandysme, Paris, Honoré Champion, 2016, 728 p.

3 Meridian Critic. The Discourse of Clothing, vol. 24, n° 1, 2015.

4 Virginie Geisler, Victor Hugo, chiffonnier de la littérature. « Je ne sais pas écrire avec une épingle », Paris, Honoré Champion, 2014, 592 p.

5 Marco Modenesi, Maria Benedetta Collini, Francesca Paraboschi (éd.), La Grâce de montrer son âme dans le vêtement, , Milan, Ledizioni, 3 vol., 2015.

6 Voir à ce sujet Carol Rifelj, Coiffures. La Chevelure dans la littérature et la culture françaises du dix-neuvième siècle, Paris, Honoré Champion, 2014 ; Sophie Pelletier, Le Roman du bijou fin de siècle : Esthétique et société, Paris, Honoré Champion, 2016.

7 Dominique Bouhours, Doutes sur la langue française, G. Dotoli (éd.), Fasano/Paris, Schena/Didier Érudition, 1998, p. 226.

8 Voir à ce sujet Alain Montandon, « Sociopoétique de la mode », Meridian Critic, op. cit., p. 9-10 et SocioPoética, Universidade Estadual da Paraíba, vol. 1, n° 12, janvier-juin 2014.

9 Outre les romanciers évoqués ici, il en est bien d’autres qui ont pu être étudiés sous un angle sociopoétique, par exemple Michel Houellebecq par Ioana-Cătălina Rezeanu dans Meridian Critic, vol. 24, n° 1, 2015 (vol. 24), p. 67-78 ou encore Amélie Nothomb ou l’esthétique de la mode, par Teodora-Cristina Popa, Cluj-Napoca, 2013, 350 p.

Citer cet article

Référence électronique

Alain MONTANDON, « Introduction », Sociopoétiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 05 novembre 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=323

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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