Le personnage de Blanche-Neige et son histoire évoquent aujourd’hui comme hier le conte rendu célèbre par les frères Grimm dès la première édition des Kinder und Hausmärchen de 18121. Mais c’est le scénario de la version de 1819, remanié et euphémisé, qui s’est répandu en Europe, c’est-à-dire l’histoire de la jeune princesse confrontée à la colère jalouse de sa marâtre2. La réception de ce conte est tributaire des différentes traductions auxquelles il a donné lieu et des diverses adaptations et éditions qui en ont modifié la forme au cours du xixe, puis des xxe et xxie siècles. Souvent escorté d’un paratexte (préface, titre et sous-titre) qui définit ses objectifs et qui prétend désigner le ou les destinataires du texte, ou bien combiné avec des images qui forment un « iconotexte » dans le cas de l’album, le conte est constitué de l’ensemble ouvert de ses variantes, dans un domaine (la littérature pour la jeunesse) dont les frontières se distendent jusqu’à déborder les contours qui semblaient lui avoir été fixés initialement. En effet, alors que les différentes éditions réalisées par les frères Grimm tout au long du xixe siècle avaient pour perspective une progressive adaptation de leurs récits à un public enfantin, les reprises, transpositions, reconfigurations étonnamment nombreuses de « Blanche-neige » dans les pays de langue européenne3 aux xxe et xxie siècles offrent une double perspective. Toujours d’abord destiné à l’enfance, le conte décline ses refigurations en fonction d’un discours iconographique de plus en plus audacieux qui lui-même élargit, voire modifie, l’horizon d’attente initial suscité par le genre4. Mais parallèlement, il s’exporte dans des domaines variés, qui sont ceux de la littérature : théâtre, poésie, roman ; des arts de la scène : danse et théâtre encore ; du cinéma ou des arts graphiques, avec notamment la bande dessinée. Et la pluralité de ces reconversions témoigne d’un type de réception nouveau, qui est le signe d’un processus de mythification.
En 2006, Jack Zipes soulignait déjà la « pléthore » de ces reconfigurations, parmi lesquelles il distinguait « deux versions filmiques importantes, Willa : An American Snow White de Tom Davenport (1996) et Snow White : A Tale of Terror de Michael Cohn (1997) avec Seagourney Weaver et Sam Neil5 » ; il mentionnait en outre l’existence d’un site Internet dédié à l’héroïne, celui de Kay Vandergrift. Mais il est plus frappant encore de constater à quel point la période actuelle révèle un intérêt particulièrement vif pour le conte des frères Grimm. La seule année 2012 a vu fleurir un nombre étonnant de créations cinématographiques et télévisuelles : Blanche Neige de Tarsem Singh, Blanche-Neige et le chasseur de Rupert Sanders, Blancanieves de Pablo Berger et Miroir mon amour de Siegrid Alnoy6 pour le petit écran. Le personnage, certains de ses attributs, et le scénario qui constitue le socle de son histoire deviennent alors autant d’éléments disponibles, réagencés ou reconvertis, et qui sont partie constitutive d’une nébuleuse de créations qui témoigne elle-même d’un processus de production inséparable de l’environnement socioculturel qui le génère.
En 2008, Véronique Gély attirait l’attention sur le fait que « la littérature », mais aussi « les œuvres de fiction en général » doivent être considérés « non seulement comme le conservatoire des mythes, mais aussi comme le lieu de leur création7 » et qu’il convient dès lors d’observer « les œuvres elles-mêmes dans leur “devenir-mythe”8 ». Or la compréhension d’un tel processus est tributaire de l’observation des représentations sociales dans le milieu concerné. S’agissant de Blanche-Neige, un état des lieux sur le statut du féminin et sur les relations intergénérationnelles dans la société contemporaine occidentale s’avère déterminant pour comprendre les raisons de ce « devenir-mythe » et pour en saisir les enjeux. Dans le présent numéro, Alain Montandon explique que dans le domaine de la mythographie, « la sociopoétique se donne […] pour objet d’études la manière dont les représentations sociales (prises au sens large) d’une époque articulent, génèrent et structurent le mythe9 ». Il s’agit bien en effet dans le cas qui nous intéresse de « générer » un mythe (ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres contes rédigés par les Grimm, pour ne se référer qu’à ce seul corpus). Et, pour répondre à une optique « sociopoétique », il convient de s’interroger non seulement sur le « pourquoi », mais aussi sur le « comment » de ce phénomène, question bien trop vaste pour être traitée in extenso dans le format d’un article.
La refiguration du personnage de Blanche-Neige en effet varie considérablement en fonction des médias ou des genres, qui donnent à voir une Princesse bien reconnaissable et pourtant inédite à bien des égards. Nous proposerons ici une réflexion partielle et donc modeste, qui prendra pour focale un trait saillant très révélateur de la nouvelle saisie de ce personnage et de sa (re)création dans les sociétés européennes : la prise de parole de la jeune fille. La Princesse, on le sait, n’est guère loquace dans le conte des frères Grimm, et ses propos répondent pour l’essentiel à une intention pragmatique : il s’agit pour elle de faire fléchir la détermination du chasseur10, de résumer ses aventures aux sept nains de la forêt (lorsqu’ils la découvrent dans leur maisonnette, puis à chaque intervention de la reine déguisée en « vieille mercière ») et enfin de réagir à ce qui lui est successivement proposé (entretenir la maison, ou faire entrer la vieille femme). Le discours direct, volontiers attribué aux autres personnages – le chasseur, la reine, les nains, le prince – reste parcimonieux en ce qui la concerne et surtout, on note l’absence de cohérence et d’efficacité de ses propos11, voire une absence pure et simple de réaction verbale à un moment pourtant décisif : c’est un assentiment muet qu’elle donne à la demande en mariage du prince12.
La “nouvelle” Blanche-Neige, celle qui est issue d’un faisceau de représentations du féminin dans les sociétés contemporaines, se caractérise au contraire par une prise de parole insistante, tour à tour accusatrice, revendicatrice, exigeante et analytique, qui lui permet au besoin de faire retour sur sa propre histoire. Le sujet féminin parvient à une expression particulièrement efficace dans ce contexte où le conte scénarise une tentative d’entravement de la venue à maturité de la jeune héroïne par une instance répressive. Cette tendance générale dans les textes contemporains (qui consiste à donner voix à l’héroïne généralement reconnue pour sage, pure et passive) fait contrepoint à la perception commune que l’on a généralement du personnage des Grimm. Il va de soi qu’elle se traduit diversement en fonction de l’époque exacte, du genre littéraire adopté et de l’environnement culturel concernés. Toujours est-il que Blanche-Neige parle ; elle ne fait même que parler dans Les Carnets secrets de Blanche-Neige de Jesús Del Campo13, roman en forme de journal intime où l’auteur préfacier explique avoir voulu « écrire ce livre de façon à ce que les phrases, dans une succession de subordonnées, permettent de relier les pensées de la narratrice et de leur imprimer un rythme fébrile14. ». Mais le théâtre offre évidemment un champ privilégié à cette mise en voix, qu’il s’agisse d’Howard Barker et de sa réflexion sur la tragédie « de l’être-femme » dans Le Cas Blanche-Neige. Comment le savoir vient aux jeunes filles15, ou des dramolets (ou dramuscules) de langue allemande de Robert Walser ou d’Elfriede Jelinek consacrés à cette même héroïne. Dès lors que Blanche-Neige devient personnage de théâtre, elle prend corps et voix, voire seulement voix. Je me concentrerai sur ces deux derniers exemples pour des raisons de cohérence du corpus (genre et langue adoptés), mais aussi pour mieux prendre en compte les différences de mise en œuvre du processus de mythification du personnage dans des œuvres non dénuées de filiation mais écrites à un siècle d’écart : pour l’une, à l’aube du xxe siècle (Blanche-Neige de Robert Walser16) et pour l’autre (La Jeune Fille et la Mort I. Blanche-Neige d’Elfriede Jelinek17) dans l’ère dite post-moderne.
Qui parle ?
Le dramolet de Robert Walser paraît en 190118dans la revue die Insel, considérée comme « l’un des principaux laboratoires de l’avant-garde autour de 190019 ». Blanche-Neige, dans cette pièce d’un seul tenant qui se situe dans la quasi-continuation du conte des Grimm (mais avant la mort de la marâtre) y apparaît aux côtés de « La Reine », sa belle-mère20, du « Chasseur », du « Prince » et du « Roi ». Elle dialogue avec chacun de ces personnages – principalement avec « La Reine » et « Le Prince ». La réplique inaugurale est attribuée à « La Reine », mais la brève question que celle-ci formule a pour unique fonction de donner sans plus attendre la parole à la jeune fille, sur un mode qui est d’emblée celui de la confidence :
La Reine :
Dis, tu es malade ?
Blanche-Neige :
Quelle question, quand vous n’avez
Que vœux de mort pour la trop belle
Qui blesse à tout instant vos yeux21.
De fait, l’apostrophe en forme d’injonction (« Dis ») suscite la parole et accorde la primauté à ce dire qui est celui de la princesse.
Autre fait remarquable, cette parole se déroule volontiers en de longues tirades qui confinent parfois au monologue. Ainsi la parole se fait-elle introspection ou jugement, surtout lorsqu’elle s’orne d’aphorismes. Par là, Blanche-Neige devient un être sensible qui analyse ses sentiments, ce qui correspond en partie à la remarque de Peter Utz lorsqu’il souligne que dans « la comédie lyrique Dichter (Poètes) que Walser publie [comme Blanche-Neige puis Cendrillon] dans Die Insel il est dit : “Que veut-on que je fasse des sentiments, sinon les laisser frétiller et mourir dans le sable du langage.”22 ». Or le « sable du langage », loin d’enliser la pensée, en fait un instrument fondateur et Blanche-Neige devient également apte – sinon à réécrire son histoire – du moins à la mettre à distance dans un mouvement auto-créateur qui participe de ce « devenir-mythe » qui nous intéresse ici, comme on le verra plus loin.
En 2003, Elfriede Jelinek rassemble les cinq dramolets qu’elle a publiés entre 1999 et 2002 chez les éditeurs Rowohlt et Berliner Taschenbuch Verlag sous le titre Der Tod und das Mädchen I-V. Princessendramen. Le premier volet a pour titre Schneewittchen. On ne peut faire l’économie de la composition globale de l’ouvrage, qui fait suivre Blanche-Neige de quatre autres volets : La Belle au bois Dormant, Rosamunde23, Jackie (Onassis) et Le Mur, consacrés à la Sylvia Plath et Ingeborg Bachman. Il s’agit de faire discourir des mortes qui sont des survivantes grâce à leur voix, qui les érige en figures pensantes et parlantes. Celles-ci, des « Princesses », sont reliées par ce terme à une même catégorie, qui croise personnages de fiction (ceux des contes notamment) et actrices de la société contemporaine. Cette galerie de mortes est pour cette raison en réalité une galerie de « non-mortes ». Gitta Honneger souligne le fait que dans l’œuvre de Jelinek,
[…] the dead are doomed to return again and again, in a macabre recycling process. The undead have haunted Jelinek’s plays ever since a woman dying in childbirth returned as a vampire in her 1987 play Illness or Modern Woman. Most recently, her collection of short performance texts features Snow White, Sleeping Beauty, Jackie (Onassis), Sylvia Plath (in a postmortem encounter with the Austrian writer Ingeborg Bachmann), Rosamunde (of Schubert fame), and Princess Di, all of them undead, haunting the contemporary imagination, and restaged in self-performances24.
C’est précisément cet exercice d’auto-évaluation, fondé sur un effort analytique et un regard rétrospectif, qui permet l’accès des personnages à une stature mythique, en raison de la prégnance d’une même et douloureuse interrogation sur le statut du féminin. Blanche-Neige, par son histoire, entre ainsi dans le panthéon de ces non-mortes qui sont autant de définitives parleuses.
Le texte, très bref (une quinzaine de pages dans notre édition de référence25), repose sur une performance vocale. La didascalie inaugurale annonce la présence de « deux mannequins géants, ressemblant à des épouvantails ». Ils représentent Blanche-Neige et un Chasseur. « Les voix-off sont légèrement distordues26 ». Il s’agit d’un dialogue ouvert par la jeune fille et clos par le Chasseur, qui la tue. Les tirades se répartissent de façon à peu près équivalentes entre les deux personnages. Ce premier dramuscule s’achève avec l’arrivée des Sept Nains et leur commentaire en forme de clausule assuré par le chœur qu’ils composent. La didascalie finale : « Ils posent Blanche-Neige dans le cercueil de verre et l’emportent avec eux », met en échec la parole de la Princesse et retourne le conte, qui s’éclipse au profit d’une nouvelle figuration.
La question qui se pose est dès lors celle de la raison d’être de ce choix : Blanche-Neige, en effet, fait partie des rares héroïnes de contes douées de cette forme de survie particulière qui fait qu’elles viennent hanter une époque. Pour Jack Zipes, ce conte est représentatif du combat instinctif et universel qui oppose les femmes entre elles depuis des millénaires. À la suite de Sandra Gilbert et de Susan Grubar27, il voit dans cette histoire la lutte de deux entités féminines, l’ange et le démon, lutte qu’impose la structure des sociétés patriarcales du monde occidental, et qui a pour objectif de gagner les faveurs du mâle afin d’assurer la descendance. Zipes souligne que ce principe est plus flagrant que jamais dans la société contemporaine et il voit dans l’ouverture de Blanche-Neige la dramatisation de cette compétition impitoyable qui est imposée à la Princesse. Selon lui l’héroïne, une adolescente, fait pressentir à la reine ce qui ne manquera pas de lui arriver dans cette société patriarcale lorsque, bientôt, elle sera moins belle et ne sera plus apte à enfanter28. Ce serait donc le désir de s’assurer la préférence d’un partenaire masculin qui légitimerait cette lutte pour ainsi dire « naturelle », et l’abondance des réécritures de Blanche-Neige depuis sa mise en texte par les frères Grimm serait la preuve que le dilemme ainsi engendré (lutter pour assurer sa victoire – et sa survie en tant que femme – indépendamment de tout précepte moral) ne peut guère être résolu dans l’environnement contemporain. Le critique considère que les refigurations actuelles, qui tendent à inverser le scénario en faisant au besoin de la belle-mère une victime, sont le signe d’une aggravation du conflit, qui pousse les très jeunes filles à anticiper et à mettre très tôt en œuvre une stratégie leur permettant d’éliminer toute rivalité.
S’interrogeant sur le « devenir-mythe » des œuvres de fiction, Véronique Gély propose, quant à elle, de s’intéresser au facteur déclenchant qui, dans l’histoire, explique son appropriation intime par le lecteur et fait naître en lui le désir urgent de la réécriture. À la suite d’Ismaïl Kadaré et de Per Olov Enquist, elle suggère que la perception d’un scandale dans l’œuvre serait à l’origine de cette appropriation définitive :
S’il est le moteur des réécritures qui font du texte un mythe, le scandale est en même temps la cause paradoxale de la “familiarité” et des “liens intimes” qui se nouent entre le héros de l’œuvre et chacun de ses lecteurs (ou spectateurs)29.
Blanche-Neige, de fait, fait scandale – à tel point que les frères Grimm ont estimé devoir modifier la trame initiale et évacuer le personnage de la mère biologique. En effet, si la belle-mère est toujours une instance maternelle, elle est aussi l’étrangère et rend plus acceptable l’existence de conflits familiaux. Pour autant, on ne peut qu’être scandalisé devant sa cruauté, ses pulsions anthropophages et son acharnement, qu’accompagne l’expression d’une satisfaction sarcastique. Cette conjonction scandaleuse rend le texte marquant, elle l’imprime dans la mémoire et permet au personnage de Blanche-Neige de s’incruster en nous, en nous la rendant familière et apte à porter la destinée des femmes dans les sociétés occidentales contemporaines, patriarcales et consuméristes.
Une parole contestataire
La première tirade qu’adresse Blanche-Neige à sa belle-mère dans la pièce de Walser est une diatribe en forme d’accusation : « vous n’avez que vœux de mort pour la trop belle » (p. 9). Le discours souligne le clivage entre les deux femmes et retourne l’apparente sollicitude de la Reine en hypocrisie :
La bonté qui sort toute aimante
de vos yeux n’est que faux-semblant.
Votre douceur de ton est feinte. (p. 9).
D’emblée, Blanche-Neige fait retour sur le passé pour dénoncer les intentions criminelles de sa rivale. Le scénario évoqué est celui du conte et correspond donc à une histoire singulière, présentée comme une expérience personnelle dévastatrice : « Malade, moi ? Non, je suis morte », conclut la princesse. Cette mort métaphorise la déréliction du sujet victime de l’oppression et de la vindicte de la Mère, mais aussi le pouvoir de cette dernière et son désir de destruction. Or le discours personnel prend une valeur plus générale et dénonce un processus plus largement à l’œuvre dans la société : par l’autodésignation à la troisième personne (« la trop belle »), par le recours à l’aphorisme (« La pomme empoisonnée fait mal »), on saisit la portée allégorique du conte et sa parfaite adéquation à une configuration à la fois psychique et sociale. Les exemples abondent dans la vie quotidienne de cette confrontation de la mère et de la fille (ou belle-fille), et des deux générations.
La réécriture de Robert Walser met ainsi au jour le fondement du conte et témoigne efficacement du processus de mythification qui fait de Blanche-Neige une figure efficace pour mettre en lumière le fonctionnement de la rivalité générationnelle dans les sociétés patriarcales. Blanche-Neige en effet accuse la Reine d’avoir séduit le Chasseur :
Par tes baisers tu enflammas
Le chasseur que voici à tuer (p. 15).
La suprématie de la beauté est le point névralgique du conte, mais le dramolet de 1901 en explique le soubassement social par le biais d’une prise de conscience de la jeune fille, désormais lucide et douée de facultés analytiques. Pour la mère, il s’agit bien de réprimer les virtualités de séduction de la fille pour assurer son propre pouvoir érotique, gage de survie. La métaphore de la flamme amoureuse renaît de ses cendres (la catachrèse se [re] vivifie) : en « enflammant » le Chasseur en l’absence du Roi, la Reine reste efficiente et perpétue son rôle sur la scène sociale. Dans ce nouveau contexte, la « flamme » désigne cette vitalité jalousement entretenue par la femme dominatrice. L’expression directe de l’érotisme (au rebours du conte, qui le tait) a pour objectif majeur de mettre en évidence ce scandale qui fait la force de cette histoire et lui confère un vrai rayonnement. La bouche de la Reine « baise », ment et « enflamme » ; elle stimule, « pousse » le Chasseur à « l’acte brutal » (p. 15) ; elle appelle30 et se fait le moteur des événements. Mais c’est la jeune fille qui assure le dévoilement de l’implicite du conte et qui met à nu les rouages anthropologiques et sociaux du drame à une époque fortement marquée par l’émancipation féminine31. D’ailleurs la Reine, qui tantôt reconnaît son crime et tantôt le réfute, convoque et dénonce la vigueur des stéréotypes pour s’innocenter :
Ne crois pas le conte aberrant
Qui verse à l’ouïe du monde avide
La nouvelle que je suis folle
D’envie, et naturellement
Mauvaise : rien que bavardages (p. 19).
Elle condamne ainsi le message univoque du conte, qui fixe et fige les rôles – ceux-là mêmes que Jack Zipes relève comme pertinents, dans un premier temps de son analyse32.
S’il importe que la passive Blanche-Neige se fasse dénonciatrice et devienne agissante grâce à la parole, il n’est pas moins intéressant de constater que le discours de la Reine dans la pièce de Walser s’enrichit de nuances considérables, quitte à osciller d’une palinodie à une autre. Le discours de la Princesse met en branle celui de la Reine, qui déborde du cadre tout aussi réducteur qui lui était assigné. Loin de se limiter à l’adresse au miroir, aux ordres donnés au chasseur et à l’expression de sa jubilation morbide lorsqu’elle essaie d’attenter à la vie de la princesse, la Reine a ici loisir de plaider sa propre cause et de rejeter les étiquettes qui simplifient à outrance un réseau de relations autrement plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’il devient précisément l’objet d’un débat contradictoire. Il n’y aurait donc pas d’essentialisme féminin (pas d’ange et de démon), mais des comportements dictés par les circonstances. La lutte des femmes entre elles est toujours d’actualité – elle a pour enjeu le confort social et une relative liberté sexuelle –, mais elle a peut-être changé de terrain.
C’est pourquoi Blanche-Neige s’autorise à fustiger le Prince, présenté comme petit et faible, lorsqu’il éprouve du désir pour la Reine. Le dialogue entre la princesse et le prince, dans la chambre du château, en changeant de décor (on passe de l’extérieur à l’intérieur) change de tonalité et de sujet. Plus que d’amour, il y est question du mariage, le point de départ de la discussion étant la représentation de l’amour idéal véhiculée par le conte mais ici présentée comme un ensemble de clichés : charme et douceur des paroles, « son de violon », « gracieux rossignol », « gazouillement d’amour », avec à l’horizon une furtive évocation du lac lamartinien (p. 25). Le discours du prince résonne donc comme une coquille vide, et il sollicite en vain une réponse de la part de Blanche-Neige malgré ses injonctions répétées33 : c’est que ses paroles, calquées sur l’implicite du conte, masquent la vérité du couple, ses doutes, ses fêlures. Le dramolet oppose la réalité sociale de la conjugalité à l’idéal aseptisé du conte (cette reconnaissance spontanée qui laisse la jeune fille sans voix dans le récit des Grimm). Blanche-Neige entreprend donc de dénoncer ce qu’elle estime être la mauvaise foi du prince34 avant de l’inciter à l’aveu, qui brise l’illusion d’amour :
Oh, je ne demande plus rien
Qu’être morte en souriant, morte. (p. 35)
Par son discours, qui n’hésite pas à recourir à l’ironie, la Princesse brosse le tableau réaliste du mariage que le prince, issu du conte, refusait de voir :
Fuis loin de moi vers le ruisseau
Où s’abreuver de meilleure eau.
Je demeure et souris, je tends
Une main pâle et te taquine ;
D’une voix gaie suivant ta fuite
Je crie : Blanche-Neige t’attend,
Viens frapper à la vieille porte ;
Et je ris. Puis tu tourneras
Vers moi ta tête aimée, fidèle,
Me priant de faire silence,
Puisque crier ne sert de rien (p. 41).
En révoquant en doute la conclusion du conte (l’union harmonieuse), Blanche-Neige s’avère apte à jouer le jeu social35. Mais la critique du mariage bourgeois n’interdira pas une tentative de conciliation familiale.
Un siècle plus tard, la Blanche-Neige d’Elfriede Jelinek – une voix plutôt qu’une silhouette – est surprise en pleine forêt à la recherche des nains. Dans son adresse au chasseur, elle accuse à son tour le piège tendu par la rivalité féminine : « Longtemps, j’ai remporté beaucoup de succès grâce à mon apparence, mais, cherchant ensuite ardemment un plus grand succès, je suis tombée dans le trou de ma belle-mère qui m’a saisie par le côté où je ne m’y attendais pas et m’a empoisonnée peu après avec un fruit. » (p. 11). Cette première qualité de la Princesse (sa beauté), fondée sur l’accord parfait de la trichromie inaugurale du conte, est en partie ce par quoi elle est inscrite dans nos mémoires. En cela, elle répond aux « attentes masculines, réelles ou supposées36 » et, en cela aussi, elle devient une rivale à éliminer. Cette dynamique de la rivalité féminine est directement soulignée dans le discours de la jeune fille : c’est l’« ardeur » de trouver « un plus grand succès », c’est-à-dire de surpasser les autres, qui fait d’elle une proie obligée pour la Reine menacée.
Une partie des propos de Blanche-Neige développe l’idée d’un encodage stérile du féminin. Victime mais consciente de cet encodage, la princesse tente de s’en défaire. Elle est capable d’objectiviser ce qui correspond à une image aliénante de la femme, prisonnière de ce qu’elle croit être le regard masculin, et des ukazes de la société de consommation. C’est pourquoi elle accuse la reine sans ménagement et la réduit à un objet de dérision :
C’est peut-être pour cela qu’elle a voulu me tuer, parce qu’elle devait s’attendre à ce que je me lève et sois aussitôt l’être le plus avide de pouvoir, c’est-à-dire que je lui dispute tout son fatras qu’elle aime amasser autour d’elle. Bagatelles ! Cette gonzesse, loin d’être aussi chic que moi, mais de loin plus âgée que moi, ce qui l’emmerde certainement jusque dans ses rêves, ose rappliquer pour tenter de me dépouiller pour de bon de ma nature ! Elle croit que la beauté passe alors de son côté parce qu’elle s’ennuie trop dans une morte. C’est que la beauté veut toujours rester au monde, au mieux dans les feuillets des magazines en couleur, qui tombent plus rapidement que des feuilles mortes ordinaires à force d’être perpétuellement feuilletés.
Dans la réécriture de Jelinek, la reine apparaît pour ce qu’elle est, une fois transposée dans la réalité de la société contemporaine. La désignation dégradante (« cette gonzesse ») joue dès lors un double rôle : d’une part, elle condamne le personnage féminin à une sorte de réification consumériste et le fige dans le code qu’il a accepté de faire sien ; d’autre part, elle permet de réévaluer la figure de Blanche-Neige qui, bien que déterminée par sa beauté, parvient à se dégager de l’emprise de la tradition et de celle de la société contemporaine, qui impose le règne de l’image. Si la beauté contribue fortement à fixer l’image du Féminin, elle peut en réduire et en fausser la nature : la belle-mère de Blanche-Neige est désignée sur le mode dévalorisant de la prédation car elle a accepté d’endosser les caractéristiques dont la tradition l’a dotée37, devenues indissociables d’une représentation genrée très réductrice : le féminin, au tournant du siècle, est le lieu d’investissements axiologiques potentiellement dépréciatifs. Birgit Tautz l’a bien expliqué : dans cette pièce, Jelinek révèle ce qu’est devenue la beauté romantique deux cents ans après sa popularisation : à savoir une image statique et univoque qui définit la Femme38. Les « magazines en couleurs » sont le signe de cette incrustation d’une image stéréotypée du genre. C’est pourquoi le miroir devient le lieu de fixation de la représentation genrée telle qu’induite par la société contemporaine : « Ma belle-mère voulait toujours être pour les autres, par sa beauté qu’elle miroitait sans cesse comme si elle avait été au moins deux. »
Le miroir s’ouvrait comme une armoire, il déployait ses grandes portes à vantaux et s’étonnait de ce qui venait par là. Toujours moi d’abord ! Si rayonnante qu’on ne voyait même plus les vieilles pages des journaux par terre. Dessus, effacés par le temps, d’autres comme moi. […] Pour le miroir et la maman bottée, cela faisait déjà toute une collection de questions, un catalogue de questions tout juste ouvert, avec des illustrations en couleur, toutes de moi, je peux vous dire que ça la mettait en rogne ! Un catalogue donc, qui portait en lui sa réponse et le prix qu’elle coûtait. […] Mais quelle femme vaniteuse, tellement convaincue d’elle-même qu’au fond elle n’a pas besoin de miroir, même si elle l’interroge tout le temps, parce qu’elle sait de toute façon qu’elle est la plus belle, quelle femme vaniteuse a besoin de pénétrer le mystère39 ? (p. 19-20)
Certes, l’inclusion de la jeune fille dans ce « catalogue » est de l’ordre du paradoxe et l’on pourrait penser avec Antje Johanning que cette séquence est révélatrice du statut de la Femme, tout à la fois victime et productrice des images qui lui sont imposées par le genre40. Mais, si Blanche-Neige a bien participé elle aussi à cette course à la séduction (ce qu’elle reconnaît dans sa première tirade), elle s’en est retirée grâce à la tentative d’assassinat de la Reine, qui a interrompu cet engrenage, l’a révoltée, et l’a rendue apte à discourir, à réfléchir, et à se forger un autre but, se dégageant ainsi de l’ornière fatale de la représentation figée du gender. La pseudo-mort de la princesse s’avère donc en définitive salvatrice et cathartique. La Reine a troqué « une pomme contre des pommettes ! » (p. 17) et, ce faisant, a libéré Blanche-Neige de sa servitude.
La parole du désir
Par la parole, Blanche-Neige fait donc retour sur sa propre histoire, dont elle explique la postérité : « Apparemment tout cela intéresse énormément la foule, car mon histoire existe depuis des siècles ! Aucune idée de ce qui peut être drôle et passionnant là-dedans. C’est comme si je devais sans cesse me ramasser, puis retomber, d’une main de femme. » (Jelinek, p. 11). Le théâtre d’Elfriede Jelinek ne procède donc pas seulement d’un processus de mythologisation, il explore les fondements et les principes de cette métamorphose par le truchement des personnages concernés. Cette autoréflexivité a donc une double portée : métapoétique, elle renvoie au laboratoire de l’œuvre ; intime, elle contribue à la construction d’une subjectivité absente du conte initial. Blanche-Neige, on l’a signalé, est représentée par une sorte d’« épouvantail », une poupée grotesque, et l’on peut interpréter ce choix scénique de plusieurs manières. Soit il s’agit de désigner la passivité du personnage du conte des frères Grimm, soit de dénoncer la ductilité du Féminin – toujours prêt à répondre à l’appel des représentations sociales –, soit enfin c’est une façon de donner forme (nouvelle) à cette apparence vaine. Blanche-Neige en effet ne cesse de déplorer ce à quoi semble l’avoir réduite sa propre histoire. Évoquant l’épisode de la pomme, elle déplore : « Ma corde en boyaux est désaccordée à cause de fruits moisis. Comme la note fondamentale de mon existence. » (p. 16). Mordre dans la pomme équivaut de fait à entrer dans la danse funèbre du féminin tel que le conçoit la Reine. L’existence s’en trouve « désaccordée » dans le sens où le personnage se réduit alors à une apparence et réagit en fonction de présupposés d’ordre social.
Mais c’est précisément par un retournement fondamental que Blanche-Neige accède au mythe dans nos sociétés contemporaines. Le statut d’objet de la Princesse est frappant dans le conte. Désirée par sa mère biologique en conformité avec une image préétablie41, elle est ensuite victime de la Reine, conduite dans la forêt par le Chasseur42, guidée par les nains, puis choisie par le Prince. En réaction au « phallogocentrisme43 » des sociétés occidentales, Blanche-Neige s’investit d’un haut degré de réactivité. Combative, elle s’insurge, dénonce et exprime ses choix et ses désirs. C’est ainsi que l’ingestion de la pomme a empoisonné le germe de féminité conventionnelle (cette féminité qui est conforme aux attentes supposées du masculin) en elle. On pourrait dire que dans cette optique, la pomme l’a libérée et lui a donné vie : « Telle ne fut pas prise, celle qui croyait prendre une autre. Depuis, je suis une chercheuse de vérité, et en affaire de langue également. » (p. 11). Blanche-Neige oppose dès lors « beauté » et « vérité », une vérité qui signifie un accès à la plénitude de l’être. La Princesse voit en sa survie la preuve d’une métamorphose essentielle :
Bon, alors dites-moi : pourquoi suis-je encore et ne suis-je pas rien, comme l’était à l’origine l’intention de ma belle-mère ? […] À mon avis, c’est parce que je n’avais pas d’autre possibilité que simplement être, être pour moi seule (p. 19).
L’« être pour [soi] seul » s’oppose à l’« être pour les autres » (p. 19) qui caractérise le personnage de la reine, conforme, quant à lui, à l’« ordre social » dont Pierre Bourdieu a montré qu’il fonctionnait « comme une immense machine symbolique à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé44 ». Dans ce contexte, le crime par empoisonnement est fondateur : « Il y a des manières de mourir plus agréables, je vous assure, mais il n’y en a guère de plus originelles » (p. 21). Prenant ses distances avec le langage, Blanche-Neige procède à une auto-reconfiguration et à une réévaluation de sa propre personne. Ce crime original est originel en ce que, loin de donner la mort, il inaugure la vérité du sujet. Et cette vérité s’oppose en tout point à la vision du Chasseur, qui figure la mort, c’est-à-dire la « domination masculine » en tant qu’elle forge une représentation figée du Féminin. Ainsi s’expliquent ses réponses aux propos de Blanche-Neige : « Votre version de l’histoire, je n’y crois simplement pas, Mademoiselle » (p. 12), et sa présomption à détenir la seule vérité qui soit.
Au tout début du xxe siècle, le désir de Blanche-Neige ne s’exprimait pas dans les mêmes termes chez Robert Walser, mais la Princesse revenait déjà sur son histoire et sur le crime qui en constitue le point nodal. Dans le dramolet, comme plus tard chez Jelinek, la mort de Blanche-Neige n’interdit pas sa survie. « La pomme empoisonnée fait mal,/oh, oh, si mal, et de vous, Mère,/c’est de vous que je l’ai reçue » (p. 10-11) (Der gift’ge Apfel tat so weh, / o, o, so weh, und, Mutter, Ihr, / Ihr seid es, die ihn mir gebracht) se souvient-elle, tandis que le Prince confirme : « Du poison, comme à un chien, fut/donné à cette douce enfant » (p. 22-23) (Gift wurde diesem süßen Kind vorgestreut). Mais Blanche-Neige, devenue narratrice, conte et remanie cette histoire de référence, qui fait scandale, pour la dynamiser et la convertir en de nouvelles versions. Ainsi en va-t-il du « devenir-mythe » des fictions. Dans ce cas précis, l’héroïne a pour objectif de dénoncer les realia de la vie familiale, sociale et conjugale, comme on l’a vu, mais aussi d’évacuer toute idée de Faute et de péché. Le conte, structuré par un net antagonisme axiologique45, est « un mensonge noir et fou » (p. 94) dans la mesure où il fige les représentations. La pièce de Walser donne à voir un échiquier instable, où les rôles des personnages et leurs forces respectives se fragilisent, voire se retournent. Elle propose par la voix de Blanche-Neige une vision plus relative des relations intergénérationnelles, ce qui est une façon de refuser les données absolues qui gouvernent l’existence – qu’elles soient d’ordre moral ou même religieux46, mais aussi la preuve d’un refus de l’indispensable maturation psychologique à laquelle la jeune fille est confrontée lors de cette forme de socialisation qu’est le mariage. Dans la circulation du Bien et du Mal, de la Faute et du Pardon que le dramolet met en scène, la Princesse opère un choix. Mais il ne s’agit pas de promouvoir une valeur (ou une vertu) plutôt qu’une autre. On pourrait dire que son choix est de ne pas choisir – c’est pourquoi elle révoque en doute la forme du conte avec ses leçons. Toutefois il est plus juste de souligner l’opposition du « penser » au « sentir » qui est au fondement de ses réflexions. Penser conduit à juger en fixant une fois pour toutes les faits. À l’inverse, sentir est un gage de souplesse et d’ouverture ; le sentiment permet, au besoin, de convertir la noire réalité. On peut ne pas se satisfaire de la poétique de l’aporie qui définit le petit drame de Walser (Blanche-Neige ne peut choisir entre le « oui » et le « non »47), mais il est intéressant de saisir le mélange de critique sociale et de sublimation par la poésie qui le caractérise.
À un siècle de distance, ces deux opus mettent en scène une Blanche-Neige qui s’affranchit du conte et s’impose comme figure contemporaine, porteuse d’un discours complexe sur les relations familiales et amoureuses vues au filtre des représentations sociales. Ce discours reste efficient malgré son inachèvement (au nom de la Poésie) dans le cas de Walser, et malgré sa réfutation par le Chasseur dans la courte pièce d’Elfriede Jelinek. En effet, ce dernier tue Blanche-Neige et fait triompher une force de négation, ce qui est une façon de refuser l’idée d’un être féminin fondé en droit :
Je supprime tout ce qui existe, avec mon programme détaillé de suppression. Mais j’ai achevé mon apprentissage chez la vérité, et le cas échéant, je peux donc aussi la représenter, elle. Si bien que nous croyons vous et même moi que je suis la vérité et à savoir la dernière qui soit disponible sur le marché. (p. 18).
C’est la représentation masculine qui l’emporte, dénoncée comme mensonge, mais triomphant comme vérité sociale. L’intervention finale des nains est tout aussi ambiguë. Tout en déplorant l’échec de la tentative de Blanche-Neige, ils semblent mettre en doute sa conversion intellectuelle et sensible (ils parlent d’elles comme de « la beauté », une beauté égarée et inapte à lire les signes qui la conduiraient à la vérité). Ils la réduisent définitivement au statut d’objet esthétique48 et muet en la déposant dans « le cercueil de verre » (p. 26). Notons que le choix du déterminant défini : « le cercueil de verre », en convoquant in fine le conte des frères Grimm, suggère un repli du personnage sur son modèle, ce qui est une façon de souligner la difficulté que peut avoir la voix de Blanche-Neige à se faire entendre.